#40jours #05 | vitres dépolies sur garage

Deux fenêtres donnant sur la place, et une ancienne cheminée au milieu, on ne l’utilise pas mais c’est là qu’on posera le premier poste de télévision, avec ses gros boutons dorés et de chaîne il n’y en avait qu’une, ça le mettait un peu trop haut mais on le voyait de la cuisine et deux fenêtres la place et qui vous regarde le poilu du monument aux morts : les images qui restent de la place sont les platanes nus et gluants de l’hiver les platanes occultant même le poilu l’été, puis les mardis la place qui se couvrent de tentes aux couleurs dépareillées un mardi c’est marché un mardi c’est foire avec cette vieille façon rurale qui persistait de tourner dans le même sens autour du grand carré et comme c’est à des vitesses différentes en deux heures on a vu qui on devait voir plus un salut au café de la Paix ou son concurrent du Commerce et puis comme si ça remontait à des siècles un peu avant la reprise de l’après-midi l’archiprêtre l’église est en diagonale en face, le pharmacien Guinot et le marchand de vêtements Gardès arpentant invariablement sans varier de la même ligne avec aller-retours et parfois en accueillant un quatrième pour consultation mais autour de la place le grand enfoncement avec les lustres et suspension au-dessus les machines à laver et réfrigérateurs dans le fond et le nouveau culte de la radio et télévision sur le devant c’était l’électroménager Chauveau puis épicerie puis bijouterie puis librairie-papèterie tabac-presse plus dans la rue adjacente Gazonneau droguerie peinture Chandernagor quincaillerie, la boulangerie et le marchand d’armes et pêches c’était une vie complète, il faudra encore deux décennies pour que sur la déviation de la route de Ruffec s’installe un Intermarché qui les mangerait tous,  mais déjà Civray se serait vidé de plus de la moitié de ses habitants et même le garage avalé par celui de Poitiers lui-même avalé par un groupement régional. La vieille dame qui vivait avant nous dans la grande pièce (nous avant c’était une maison petite et de plain-pied et maintenant on était en ville puisque appartement premier étage) avait sa chaise contre la fenêtre de droite et paraît-il qu’elle y passait ses heures du matin au soir qu’il y ait à voir ou pas, on entre de l’escalier en spirale dans la vieille tour XII° siècle par un vestibule tout sombre où on a mis un porte-manteau et une étagère à chaussure, une porte vitrée dépolie mais qu’on ne ferme pas puisqu’en bas c’est le garage, la cuisine donne aussi sur le séjour par deux portes à vitres dépolies qu’on a fini par sortir de leurs charnières, les gonds restent là tout droit il n’y a pas sinon de lumière et l’ampoule sous abat-jour est souvent allumée, comme il n’y a pas d’arrière-cuisine on a poussé de quelques dizaines de centimètres le buffet pour laisser un dégagement qui permet une étagère de stockage. Le curieux de cette pièce c’est le WC à peine plus grand que la personne assise et qui est aussi clos de vitres dépolies, puisque la porte en donne sur la cuisine mais une autre porte, elle en bois plein puisque probablement les toilettes ont été ajoutées du temps de la vieille dame et qu’avant les WC dans le porche du garage pour les gars et les clients aussi maintenant suffisait à tout le monde, donne sur une chambre dont je revois la tapisserie bleue, une autre porte condamnée au fond parce qu’un logement ici donnant aussi sur le garage mais par un autre escalier était à la disposition du chef d’atelier, dans la chambre on avait fait placer un lavabo et la fenêtre donnait, par-delà le toit de zinc du garage et le pan au carré du cinéma Le Paris, sur l’arrière de la rue Louis XIII et le jardin très secret du médecin qui s’appelait Pierron, on ne se servait de cette chambre dite bleue que pour les venues régulières des grands-parents, émergeant alors de leur chez eux depuis la porte en verre dépolie des toilettes. Je revois un frigo plus haut que moi, une gazinière à ma hauteur et le tuyau de caoutchouc qui la raccorde à la bouteille de gaz, un évier deux bacs de porcelaine blanche à format double cube et un tissu à petit carreau pour planquer dessous les produits ménagers. Ouvrant aussi sur la grand-pièce et donc entre la cuisine et l’autre chambre on nomme ça l’alcôve j’y ai un lit une place avec l’achat un peu fou mais à l’époque ça se faisait beaucoup d’une étagère en angle avec sur le long côté deux casiers qui ferment avec le petit clic du loquet j’ai donc ici un espace privé, un lavabo encore et le passage qui rejoignait l’autre appartement fermé par du bois plein avec un rideau devant et transformé en étagères à vêtements pour tout le monde, là on a gardé les deux portes dépolies, l’une reste ouverte sauf la nuit et l’autre coincée par le petit bureau à un tiroir sur le dessus et trois sur les côtés dont on m’a équipé pour le collège puisque. Puisque la grande chambre qui prolonge le séjour a aussi une fenêtre sur la place et la couleur change : en emménageant on a tout faire repeindre et refaire, ou bien juste d’abord les sols, le mot linoléum encore tout chargé d’odeur et d’un modernisme aussi provoquant que la vitre arrière à tonture inversée de l’Ami 6 ou son double phare ovale à l’avant, c’est Pantaléon au bout de la rue du Commerce qui derrière sa vitrine en expose de lourds rouleaux d’au moins douze motifs et couleurs, celui du séjour est dans les bleus, celui de la cuisine d’un gris probablement plus fruste et solide et pour la chambre un moucheté jaune à irréguliers points noirs et donc la première année nos deux lits d’enfant à mon premier frère et moi là aussi de part et d’autre d’une cheminée condamnée mais elle perpendiculaire à la façade, je ne la revois pas mais les objets qu’on y pose oui, le Telefunken à tourne-disque sous le couvercle du dessus évincé par le téléviseur à côté et qui finirait comme ampli bricolé de guitare, donc quand j’accède à l’alcôve le premier de mes frères ne déménage pas mais le deuxième passe du petit lit à barreaux (dont on fera probablement cadeau à un des gars) pour prendre celui que j’occupais, il y a aussi une armoire à trois portes coulissantes qui déglinguée un demi-siècle plus tard me sert toujours ici dans le garage de stockage d’archives dont le plus gros serait à benner), la porte dépolie encore ce mot dépoli et ce sentiment sous la main de ces irrégularités lisses et grises donne sur la salle de bain, un recoin à droite avec baignoire sabot et l’obligatoire lavabo, ce qui est étrange c’est que mes parents ont placé ici, touchant le mur quasiment des deux côtés, et le pied du lit à peine cinquante centimètres du lavabo, son miroir et la petite baignoire haute et étroite (je revois seulement maintenant le gros chauffe-eau qui alimentait tout ça, depuis ce WC installé en pleine cuisine avec sa double porte), ici oui que les parents dorment et ça durera bien cinq ans, largement cinq ans, la caméra mémoire s’éloigne par en même temps le passage de pierre humide et voûté qui au pied de la vieille tour derrière la porte condamnée aux clous d’époque sert de stockage aux bidons d’huile et aux pneus, en même temps par le grenier au plancher craquant et aux lucarnes rares sur la haute charpente de bois où sont nos livres (on a déployé là une haute étagère avec tous nos livres) et les empilements de capots pare-chocs pare-brise plus autres pièces détachées, enfin tout en haut de la tour avec ce bout d’escalier si étroit qu’elle est toujours restée ensuite dans les rêves avec l’idée que le corps du père n’y passe pas, cette odeur si spécifique qui mêle poussière, soleil sur la vitre de la petite enclavure dans l’épaisseur du mur, temps ralenti au-dessus des platanes avec l’église de l’autre côté de la place qui semble bien plus proche et curieux effet acoustique qui fait que le mardi, aux vacances, tu entends toutes les conversations du marché, là où sur les vieux registres de comptabilité à reliure toilée en commençant par l’arrière c’étaient les premières dérives écrites tu connais l’histoire.

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3 commentaires à propos de “#40jours #05 | vitres dépolies sur garage”

  1. ah ben enfin je tombe sur un texte de François Bon, je te trouvais pas dans la liste d’auteurs te serais-tu oublié? je n’ai pas lu la proposition (pas encore trouvée non plus) je vois venir une histoire de caméra et découvre ces lieux comme déjà connus: l’Ami 6, le linoléum, le confort telle qu’une autre époque le concevait et ça m’y replonge avec nostalgie…

  2. Alors Camera tournante et évocation du linoléum, vais de ce pas composer le mien tien ! En espérant que mon intuition soit la bonne, on verra bien. En tout cas c’est chouette que tu fasses l’atelier avec nous ça donne encore plus d’élan. Après j’imagine que ça doit être très très lourd cette double écriture (je considère aussi tes videos d’atelier comme un autre cheminement d’écriture)… Super texte au passage !