#40jours #11 | Perdu éperdu

C’est un moment de basculement, de renversement inattendu, tu as l’impression qu’il s’éternise alors qu’il ne ne devrait durer qu’un instant, un instant suspendu où tu te retrouves perdu, dans la ville, dans ce jardin que tu traverses où tout semble soudain si différent du paysage que tu connais, que tu as l’habitude de parcourir, les allées qui traversent le parc en diagonale ne sont plus les mêmes, tu as l’impression d’être ailleurs, transporté tout à coup dans un autre jardin, où les allées sont plus sombres que dans ton souvenir, les bois plus fournis, les troncs noueux des arbres plus rugueux et sombres, les branchages s’entremêlant au sommet comme au sol les arbustes et les ronciers qui en interdisent l’accès, une barrière inédite que tu ne sais pas comment franchir, tu ne sais pas comment t’en sortir, c’est déconcertant cette incertitude qui soudain t’assaille, se hisse en toi pour te dépasser, te submerger et t’engloutir dans une indécision déstabilisante. Tu as besoin d’aide, c’est dur à reconnaître mais il faut sortir de là au plus vite, de cet état d’inquiétude, cette appréhension qui t’envahit, au moment de trouver de l’aide, un appui, un conseil, le chemin à suivre pour retrouver ta direction, sortir de cette impasse imprévisible, tu t’approches d’une jeune femme qui te sourit et ce sourire, tu ne t’y attendais pas, ce sourire te fait perdre tous tes moyens, tu te mets à bredouiller quelques mots, et plus tu tentes de parler plus tu te rends compte que cela n’a aucun sens, pas même de forme, c’est une bouillie de phonèmes incompréhensibles, malgré tout la jeune femme continue à te sourire, elle se tient là devant toi, sans bouger, elle attend la suite de tes propos inconséquents, elle patiente pour pouvoir répondre à ton attente, mais rien ne vient, impossible de continuer à parler, les mots que tu prononces t’empêchent d’aller plus loin, pétrifié que cela continue et qu’elle te prenne pour un fou, même le sourire qu’elle garde sur son visage semble une provocation, on dirait presque une insulte, c’est ainsi que tu la perçois, bien sûr qu’elle a raison, sans doute réagirais-tu de la même manière si un énergumène comme toi s’approchait pour te demander son chemin, et que rien de ce qui sortait de sa bouche n’avait de sens, même un étranger, dans sa propre langue, s’il s’adressait à toi, tu pourrais lui répondre, sans même comprendre sa langue, même si tu ne la parles pas, que tu ne l’as pas appris à l’école, mais tu lui signifierais au moins tes regrets sous forme d’excuses polies, ou même ta gêne, ton embarras, et le message finirait par passer entre vous faute d’être totalement compris, car tu ne saisirais pas avec précision ce qu’il attendait de toi ce qu’il te demandait mais tu capterais la nature d’une demande, et d’une certaine manière tu y répondrais. Mais cette jeune femme, pourquoi continue-t-elle à te sourire alors ce que tu lui dis n’a aucun sens ? Tu es perdu, tu tournes la tête comme une girouette par grands vents, d’un côté de l’autre, décontenancé, égaré. Rien dans ce que tu vois autour de toi ne t’es d’aucune aide, les bâtiments au loin, les lumières changeantes, les perspectives inédites, les passants évasifs, tout renforce ce trouble initial, tournoyant dans ta tête, tes yeux cherchent un point de repère, un endroit à fixer, à partir duquel construire quelque chose qui puisse s’apparenter à une pensée, à une décision. Mais la sensation qui s’intensifie en toi et s’impose inexorablement est le vertige, la tête qui tourne, tout devient flou, tu blêmis, manque soudain d’afflux de sang, baisse de tension fulgurante et c’est le malaise. Tu luttes comme tu peux, tu ne veux pas tomber aux pieds de cette jeune femme qui, imperturbable, continue à te sourire. Quelle cruauté de poursuivre ainsi son petit manège avec toi, elle pourrait cesser ce jeu pernicieux, que cherche-t-elle au fond ? Veut-elle à tout prix te faire souffrir, sans autre réaction que son sourire qu’elle continue de t’infliger, pire qu’une gifle, quoi qu’à l’instant une gifle tu ne dirais pas non, car tu sens ta tête se vider vivement, tes jambes flageoler, une gifle viendrait peut-être enfin te faire retrouver tes esprits et reprendre le dessus. Tu ne te sens pas bien. Tu vas tomber, elle ne fera donc aucun mouvement pour t’aider, te soutenir, t’empêcher de chuter lourdement sur le sol, inanimé ? Une fois par terre, elle n’aura même sans doute aucun regard pour toi, dédaigneuse, mais tu supposes qu’elle continuera à sourire et perdu, tu sais que la violence de cette pointe d’ironie te fera encore plus souffrir que son mépris ou son indifférence, sans savoir ce que tu fais là, allongé au sol, immobile sans savoir où tu es avec précision, sentant la fraîcheur de la terre humide sur ta joue. Et quand ce jeune homme vient finalement t’aider à te relever, une fois tes esprits retrouvés, bien qu’encore un peu faible et chancelant, te concentrant sur le grave de sa voix chaleureuse, ne parvenant pas encore à bien percevoir les traits de son visage, sentant juste son souffle chaud sur ta joue sale, proche, tout proche de toi, prévenant, attentionné, t’expliquant qu’il t’a vu t’approcher de cette statue, dans la jardin, tu lui parlais à voix haute, il ne pouvait pas réussir à comprendre ce que tu disais d’où il était, il s’est approché et c’est là que tu es tombé sur toi-même, tu comprends enfin ce qui vient de se passer, et tu souris à ton tour à ce mot de statue.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire