#40jours #34 | lueurs

Démolition des Gentianes, 6 juillet 2011

« J’ai passé des nuits à photographier la barre des Gentianes avant sa démolition. Les images transférées sur l’ordinateur ont le flou et le ridicule des photos d’ovnis qu’on voyait dans les journaux quand on était gosses. Une tache plus claire. Un zigouigoui. Une larmichette. Ce dont j’ai été témoin huit semaines durant était insaisissable. Pourtant quelque chose s’est passé. Chaque soir à partir de 0h30 (des fois 0h35). J’y ai assisté. J’ai « vu de mes yeux vu ». J’ai été témoin. Nommer les choses est nécessaire. Les choses non nommées flottent sans but, sans explication et, partant, sans réconfort possible. Il faut nommer les choses, qu’elles le veuillent ou pas, qu’elles s’y reconnaissent ou pas. Les nommer et en les nommant, les attirer à soi. J’ai noté les choses dans un carnet. Ce carnet est resté à portée de main huit semaines durant. J’y ai consigné nuit après nuit ce que j’ai pu observer de l’autre côté du cimetière, dans les Gentianes qui, peu à peu, se vidaient de leurs habitants. Ce carnet se nomme Lueurs. Parce que, voilà, le mot le plus proche de l’innommable est celui-ci : Lueurs. Du 8 janvier 2011 au 10 février 2011 des Lueurs sont apparues chaque nuit dans les appartements vides. Lueurs flottantes, lentes et épaisses. Rouge tirant vers l’ocre. Lueurs se déplaçant sans bruit. Chaque nuit derrière les vitres sales, visibles même à distance par les interstices entre les plaques de métal que les ouvriers de l’OPHLM fixaient aux fenêtres des cuisines. Lueurs. Lueurs flottantes, lentes et épaisses. Noté ainsi la troisième nuit de veille. Et cette description n’a jamais évolué. Ce qui chaque soir vers minuit dansait dans les Gentianes vides avait cette apparence-là. Huit semaines durant des lueurs flottantes, lentes et épaisses ont dansé dans les appartements vides. Et la journée des camionnettes Volkswagen, des « Combi », sont apparues dans le quartier. Elles étaient immatriculées à l’étranger, en Belgique, en Espagne, en Suisse. Elles étaient sales et cabossées. À première vue elles avaient l’air abandonné. On aurait dit des refuges de clochards. Elles étaient là, garées aux abords des Gentianes, trois, quatre jours, et puis elles disparaissaient pendant la nuit. Ne me demandez pas. Ne me demandez rien. Ces camionnettes étaient garées sur les places réservées aux habitants qui venaient de quitter les Gentianes, seuls espaces libres sur le long parking. Leurs parebrises étaient couverts de crasse et de boue séchée. Leur moteur était toujours chaud. Ne me demandez pas. Ne me demandez rien. Je n’ai jamais vu quiconque les manœuvrer. Par leurs vitres sales on devinait l’intérieur rempli de sacs plastiques, des sacs du Prisunic, jaunes avec la cible dessinée en rouge et le slogan « Et hop Prisunic ! »

Quand j’étais petit je passais l’été en Yougoslavie, les deux mois, pas moins. On voyageait en train, à travers l’Europe. France, Suisse, Italie. Trente heures de trajet. La nuit, le jour, l’Europe au dehors, indistincte. Au bout de trente heures on arrivait à Belgrade, pas beaux à voir. L’oncle nous attendait à la gare centrale, de la capitale nous n’apercevions que les faubourgs. Deux heures de route et nous étions chez nous. Une petite ville sans charme ni distractions. L’été à se baigner dans la rivière, à bouffer des pastèques dans la cour de la maison et cracher les pépins sur les poules. Le dernier été en Yougoslavie soufflait un vent qui donnait la migraine. Les gens racontaient tout et n’importe quoi. Les discussions finissaient en haussements d’épaules mais certains astiquaient les fusils cachés depuis 44. Amis de toujours. Voisins. Ennemis. Incendiaires. Catholiques. Aujourd’hui j’y repense parce que. Parce que dans ma petite ville des Balkans j’ai. J’ai vu quelque chose qui, alors, n’avait aucune importance mais qui. Voilà. 1990, l’été. Il y avait un camping. Un camping de transit, tout moche, au bord d’un étang, pour ceux qui voulaient faire une pause sur la route du sud. Un soir d’août où l’orage menaçait. Il faisait presque nuit à 19h. J’ai traversé le camping (raccourci entre la rivière et la maison) et je les ai vus, parqués loin de l’accueil, tout au bout du terrain. Ces Combi Volkswagen. Dix, pas moins. Personne autour. Pas de glacières, de chaises pliantes, de gosses qui jouent au ballon, rien. Personne. Juste ces camionnettes tous feux éteints, rangées façon parking de concessionnaire. Cette image. Cette image m’est revenue il y a quelques semaines en découvrant les mêmes engins devant les Gentianes. Je me souviens parfaitement de ce soir d’été parce que. Parce que dans notre ville où soufflait un vent mauvais quelqu’un a. Ce soir-là. Mis le feu. À une maison. Pas n’importe laquelle : celle du plus bruyant des nôtres. L’orage a éclaté un peu avant 21h, si fort qu’en quelques minutes il a éteint l’incendie. Mais le mal était fait. Le signal était donné. Nos jours sur ces terres étaient comptés. Ce soir-là les Combi Volkswagen étaient présents. Garés, tous feux éteints, à 500 mètres de l’incendie. Dans la marche du monde 1+1 ne fait pas toujours 2 mais le résultat ici tombe juste : leur présence annonçait l’imminente destruction du monde connu. Moi qui m’en tiens aux faits, moi qui refuse d’extrapoler, moi qui, jusqu’au retour de cette image ancienne, refusais toute interprétation, je ne saurais le dire autrement : ces camionnettes sans chauffeur annonçaient cela. Et vingt ans plus tard, sur le parking des Gentianes, loin de cette Yougoslavie qui n’existe plus, qu’annonçaient-elles d’autre ? Rappelez-moi combien font 1+1. »

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

5 commentaires à propos de “#40jours #34 | lueurs”

  1. Terrible ces deux histoires de combi VW !
    D’étranges lueurs, un incendie…
    De quoi frissonner !
    Merci !

  2. Ce lien ténu entre les choses, les gens, les événements qui tissent mystérieusement entre eux leurs liens secrets et nous disent, dans une langue que nous seuls comprenons, le sens et la beauté du monde. Quel beau texte Xavier !

  3. très très impressionnant de visionner l’effondrement après la lecture de tes deux textes conjugués
    et hop la vie qui s’arrête et qui pourtant continue dans les galeries secrètes…