#Boost #11-bis | Selkies

Ullapool © Juliette Derimay

Avant : 
Pendant une fin d’après-midi d’hiver autour du feu de tourbe, Emily, la voisine la plus proche était venue mettre un peu d’ordre dans la maison, toujours ouverte aux désordres et aux hurlements du vent. Elle s’occupait du linge, du ménage et aussi un peu de moi. Ce jour-là, elle avait fini plus tôt et s’était assise un moment avec nous. En hiver, surtout aux Shetlands qui sont les îles les plus au nord de l’Écosse, les journées sont courtes et le vent, la pluie, le froid nous rassemblaient souvent pour de longues soirées devant le feu de tourbe. C’est ce jour-là qu’elle me confiât Alba. Un corps de torchon et de laine avec une peau hâlée de jupon teinté au jus d’oignons, des yeux en boutons, des cheveux en laine de mouton, tressés, une jolie jupe à carreaux et un coquet pull à motifs fair isle. Emily qui n’avait pas d’enfant, profitait souvent de ma fatigue de la fin du jour pour me cajoler, me chanter des chansons et me raconter des histoires que je racontais ensuite à Alba. Je contais ces histoires à Alba plus tard, quand un cauchemar ou un mauvais rêve me réveillait la nuit et m’empêchait de me rendormir, ou bien le lendemain pendant nos longues balades ou parfois des jours plus tard. Je lui parlais au creux de l’oreille. Même si elle n’avait pas d’oreilles, Alba m’écoutait, toujours attentivement. Elle avait ma version de l’histoire, une fois les mots, les péripéties et les idées remises dans mon ordre à moi, toutes ces paroles que j’avais entendues et retenues entre deux rêveries plus ou moins éveillées. Parfois j’en rajoutais, parfois j’en oubliais, et toujours j’arrangeais, mais ça n’avait aucune importance, ces histoires n’étaient que pour nous deux, pour Alba et pour moi. Pour nous, trows et selkies s’étaient mélangés pour devenir une nouvelle sorte de créatures que nous appelions selkies puisque je n’avais jamais vu de trows, mais que je voyais des phoques chaque fois que je m’approchais de la mer sans faire trop de bruit. Nos selkies n’étaient pas vraiment méchants, enfin pas toujours, pas tant qu’on respectait leur secret. Ils étaient phoques le jour et pouvaient se transformer en humains la nuit, ils enlevaient leur peau de mer sur les plages à la tombée du jour et venaient s’en revêtir à nouveau avant le lever du soleil pour plonger dans la mer. Si jamais ils étaient dérangés au moment de se changer en l’un ou en l’autre, ils pouvaient en mourir et se transformer en rocher. Alors, ceux de leur clan venaient et retrouvaient l’humain responsable du dérangement pour le jeter dans la folie, parfois une folie telle qu’ils allaient dans la mer et nageaient vers le large sans jamais se retourner. Et ils se noyaient. Et même si les grands n’en parlaient jamais, préféraient me parler du ciel et que je devais être bien sage, Alba et moi on sait, c’est à cause d’un selky que maman s’est noyée, elle ne s’est pas juste noyée comme le racontent les grands en disant qu’elle est au ciel alors qu’elle est dans la mer. 

Maintenant :
Nous avions froid. Le rocher derrière nous était glacé, sec, rugueux et couvert de taches plus rugueuses encore sous nos doigts écorchés qui devait être des lichens. Heureusement, pas la fourrure humide d’un phoque. Ce n’était pas un selky. Nous nous détendîmes un peu. Le vent se mit à souffler plus fort, je serrais Alba contre moi, le vent nous refroidissait, mais il chassait aussi les nuages et laissait parfois passer quelques rayons de lune. Les gens qui nous cherchaient étaient rentrés chez eux, nous n’entendions plus leurs cris et leurs appels. Qu’ils rentrent, nous, nous n’allions pas rentrer, nous n’allions jamais rentrer, jamais plus vivre avec mon père qui avait tué Bobine pour le repas de Pâques. Je ne suis qu’une petite fille mais je ne suis pas bête, tu sais Alba, je sais bien que mon père doit tuer des agneaux pour les vendre et pour les manger. Même si je n’aime pas ça, je sais bien que c’est comme ça. Mais pas Bobine, il n’avait pas le droit de tuer Bobine.

Après :
Quand j’ai eu mon appareil photo, j’ai commencé par m’en servir comme d’un bloc note, un album souvenir pour garder en image des visages, des objets, les lieux, des moments, des instants. Faire échec à l’oubli, pouvoir se rappeler, pouvoir rembobiner, pour revoir les personnes, les choses, même si je ne le faisais pas, savoir que je pouvais le faire, pouvoir mettre à nouveau, là, devant mes yeux, les détails, les couleurs, même un peu les odeurs, le froid sans avoir froid, la pluie sans être mouillée. Le pouvoir d’oublier l’oubli. La photo avait fait grandir ma vie d’une dimension en plus, sur mon axe du temps, une branche nouvelle poussait, celle qui me permettait de revenir en arrière, de revoir le passé. Si je l’avais eu plus tôt, cet appareil photo, je pourrais aujourd’hui encore revoir Alba, Emily, même Bobine, aussi les endroits et les animaux, les phoques en particulier qui me faisaient peur autant qu’ils m’attiraient lorsque j’étais petite. Et je pourrais peut-être même revoir ma mère, si quelqu’un avait fait quelques photos d’elle pour moi.

Codicille :
Toujours Mow et sa poupée Alba, et aussi les légendes des Shetland qui mélangent celles du Nord et celles d’Écosse du fait de l’histoire de ces îles et de leur position géographique en trait d’union entre deux mondes.
Un peu la photo aussi, pour faire le lien avec la personnage de Mow, née dans le cycle LVME. Parfaites les propositions Boost pour mieux la connaitre et lui donner une enfance.


Et pour la photo, Ullapool est en Écosse, mais pas aux Shetland, c'est juste pour faire joli, en rien illustratif

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.