#rectoverso #06 | Toute une vie.

«l»                                  RECTO.

J’ai mis du temps à me faire. Le certificat et basta, après c’était la ferme. Comme les parents et comme mes frères et sœurs et puis l’armée où j’ai connu ce premier et seul copain. On ne parlait pas beaucoup à la maison, ça m’est resté. Par contre, je ne suis pas resté paysan, je sentais que c’était trop bouché que je serais enfermé et empêché, je voulais plus. Ca n’a pas été tout de suite, quelques années j’ai pu être pion, comme on disait à ce moment là, et puis j’ai connu Evelyne et ma vie a changé, sa fantaisie sa générosité complétait pas mal mon sérieux pas cherché mais réel, presque je ne parlais pas assez, pas renfermé, plutôt élevé comme ça par des parents trop sérieux aussi et pourtant si ouverts, mon père surtout sévère mais très attentif. D’être marié m’a donné des ailes, mais sans formation, je me suis retrouvé représentant, pas ce que j’aurais vraiment choisi, mais j’ai eu la chance d’avoir un patron attentif lui aussi, il a bien senti mon côté rustre, mais a vu aussi mon parlé franc, efficace, qui n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait, même au patron. Il n’y a pas eu que le travail au début, tant de soirées où on lisait tous les deux, assis à la table de la cuisine, tant de marches le dimanche et tant d’enfants avec bonheur. Les matins, je me levais vers cinq heures, Evelyne se levait en même temps et le déjeuner se passait en discussions animées sur la veille, la journée à venir et surtout échanges sur le monde comme il allait. Tout à coup je me levais prenait ma serviette et filait. Elle riait.

                                        VERSO.

Et puis la vie a continué, avec ses joies ses embrouilles ses coups du sort, et je me suis mis à lire de plus en plus, très vite j’ai trouvé la collection des « vies après la mort » quand ma mère est décédée, puis mon père très vite derrière. Je ne dirai pas que je leur parlais, plutôt que je pensais à eux avec affection. Quand on était en famille, on parlait d’eux d’une façon très naturelle et on allait souvent au cimetière, nettoyer, arroser et penser à leur vie. Par contre le décès de mon neveux puis de sa femme à la cinquantaine fut moins facile, très douloureux. Avec Evelyne on pouvait en parler, combien de fois on relisait ensemble leur vie, parlait avec leurs enfants devenus adultes. J’ai tellement lu sur la mort, des témoignages forts, de pères parlant à leur fils, de communications avec les disparus, elle m’est devenue si présente et imminente, que ces temps-ci, avec ce cancer qui traîne et m’affaiblit depuis des mois, j’ai choqué Evelyne en lui disant « Mais on vient de s’attraper et je vais mourir ». Mes frères et une sœur sont venus me voir et Robert surtout a été estomaqué de m’entendre parler aussi tranquillement de ma mort, et des démarches déjà faites et le choix du cimetière et même de ma tombe. Ma femme et les enfants j’essaie de les préparer, on arrive à passer des moments très intenses et bouleversants pour eux, je le vois bien.

7 commentaires à propos de “#rectoverso #06 | Toute une vie.”

  1. Tendresse pour ce couple, les soirées à lire, les marches du dimanche, les discussions sur le monde… et comment ça fait grandir l’homme… puis ce basculement dans la mort, difficile, mais doux comme vous l’écrivez, ou disons, serein, presque. Merci pour ce beau texte.

      • Nathalie, très contente de te retrouver. Et merci pour ton commentaire. Tes textes me surprennent toujours, une grande densité, une poésie et souvent une douleur.

  2. Oui en effet ce texte est empreint de douceur et d’attention. On se prend à aimer cet homme si tranquille malgré les épreuves. Merci pour ce beau personnage Simone !