Sur une chaise à jardin il y a cette fille avec sa lampe frontale, un grand cahier sur les genoux . Vingt-trois heures, j’arrive pour les raccords peinture; j’ai décroché ce travail dans un théâtre, ça me permet de couvrir mes frais d’atelier. Je travaille le matin ou la nuit. On approche des représentations, tout se fait à présent après les répétitions, d’ultimes retouches, au plateau. Une nuit blanche m’attend. Je suis arrivé en avance pour croiser les occupants des lieux– sinon tu n’as plus affaire qu’à des natures mortes : des traces, des lambeaux, des objets perdus et des architectures vides. Trois étés de suite j’avais travaillé dans un hôtel, à l’entretien : des restes de nourriture dans une poubelle, des valises fermées–ouvertes, des cheveux, des taches, sur une serviette, sur un drap; un livre; des vêtements pendus–en vrac; un rideau entrouvert–fermé : je voulais du vivant, je voulais des corps… Dans une heure j’entrerai dans le décor; mes seaux, mes pinceaux, mes poudres sont prêts sur le chariot dans la monte-charge, il y a la bâche de protection, les éponges, les chiffons ; la préparation c’est ce qu’il y a de plus long, les outils à déplacer et, tout protéger autour. J’ai endossé ma tenue de travail, la veste en toile et le vieux jogging, toujours les mêmes, la cotte je n’ai jamais aimé : mon costume de scène si tu veux, des années de taches, la peinture ça s’accroche, surtout l’acrylique elle durcit dans les fibres; ton habit est comme un suaire, disons le suaire de ta peinture ( tu crois vraiment que Mondrian peignait en costume de ville avec des gants?) Je suis arrivé avec une heure d’avance pour regarder et écouter les répétitions de la coulisse et je la vois sur sa chaise à jardin – jardin ils disent dans leur jargon : on dit bien camion pour seau –, je pense aussitôt que c’est ce visage que je veux peindre, c’est immédiat : une évidence – comme tomber en amour si tu veux, même si. Tant que je ne l’aurais pas peinte, du moins son visage, je ne saurais pas quoi, ni même après c’est sur : je l’aurais peint, ce sera beaucoup : peint quoi… Je la regarde en attendant la fin de le répétition, c’est un filage on joue comme si, en condition, sans s’arrêter; je ne vois et ne regarde qu’elle dans cette coulisse à jardin, je ne regarde même plus la scène, en arrière c’est comme un brouillard de voix, je ne peux pas détacher mon regard : elle immobile si entièrement vivante dans ses noirs-clairs; la lampe frontale accentue ses traits, les orbites sont profondes, les pommettes saillent: elle a quelque chose de penché qui ne tient pas seulement à sa posture – elle doit suivre un texte posé sur ses genoux ; elle a quelque chose de doux et d’abrupt: je pense a des couleurs chaudes puis les couleurs se fondent et je ne vois plus que des ombres et des lumières ; c’est aussi à la fois, un visage et un crâne ; je pense à Marthe à la veilleuse… et tout se rallume au plateau
Ça a duré six mois à venir tous les jours ; j’arrivais le matin vers onze heures, au théâtre je ne commence en général à travailler qu’au milieu de l’après midi, jusqu’à minuit. J’avais dis oui sans réfléchir. Il me servait un café c’était rituel, du soluble, on fumait une cigarette ; je dirais que c’est plutôt à cause de sa voix et de son léger accent – je suis très sensible aux voix–, sa voix d’une couleur, chaude, grave : est-ce que ça s’explique? si j’avais réfléchi j’aurais sans doute dit non : des heures sur une chaise, sur cette chaise d’atelier, des heures qui s’ajoutaient aux heures sur ma chaise de coulisse ; sa chaise escabeau en bois, austère et froide, comme un temple; sa chaise sous cette verrière, dans cette lumière étale un peu grise. Si tu veux lire c’est possible mais il ne faudra pas changer de position, tu comprends, bouger le moins possible … Parfois il braquait une lampe sur moi : ce sont des tentatives… tu comprends. Il parlait peu : des tentatives. J’aimais qu’il parle, juste l’entendre. Une fois il m’a demandé de venir avec ma lampe de travail, la frontale, et de faire des séances de nuit, je suis venue trois fois, je m’endormais. On faisait habituellement des séances de quatre heures, toutes les heures une pause, quelques pas, j’allais dans la cour sous l’arbre. Je ne franchissais pas la barrière invisible qui nous séparait. Je ne m’approchais pas pour voir de l’autre côté ce visage qu’il peignait. Il peignait sur différents supports. Je les voyais à l’envers, parfois un peu de matière affleurait, de l’huile suintait. Lui je le voyais en plein; son visage, son regard et ses mains qui vivaient. Dans la main gauche une cigarette se consumait. II peignait aussi avec ses doigts. Je crois que j’ai appris à lire dans ses mains et dans son regard : il traversait des plaines, il pouvait tomber dans des gouffres, il lui arrivait d’émettre des sons étranges, comme un animal ou bien c’était un froissement de feuilles… Et puis, un jour, il a dit: je crois que c’est fini
Deux êtres se croisent, s’observent, quelque chose pourrait advenir, mais rien, sinon une représentation (deux, finalement : la toile, la scène). La dernière phrase est très belle, pleine de mélancolie, je trouve. Merci pour ce beau texte.
Merci Philippe, la mélancolie… oui à présent je comprends
ah le surgissement de l’interlocuteur qui donne une ampleur soudaine au texte : » une évidence – comme tomber en amour si tu veux, même si. »
et puis ces contrastes « doux et abrupt » sur ce visage que tu racontes comme une peinture
en verso, l’autre côté du tableau en train de se faire…
j’ai trouvé superbe ce lien entre un peintre et son modèle, on le vit du dedans parce que c’est raconté depuis le dedans et il y a beaucoup de silence…
Merci pour les silences et le commentaire Françoise
Merci Nathalie pour cette rencontre subtile, fragile dont les couleurs chaudes se fondent.
« Je crois que j’ai appris à lire dans ses mains et dans son regard : il traversait des plaines, il pouvait tomber dans des gouffres, il lui arrivait d’émettre des sons étranges, comme un animal ou bien c’était un froissement de feuilles… »
Très beau. Merci.
Merci beaucoup Ugo ( c’est un passage que j’aime bien même s’il ne faut pas trop aimer les passages qui nous arrivent en travaillant et qui nous reviennent après dans la figure en plein milieu)
Merci pour ce beau texte, magnifique de parler du modèle et son peintre que l ‘on découvre en second , comme si ,en fait, on remontait le temps de la création…
Tellement belle cette rencontre toute en retenue, si prégnante pourtant. J’ai l’impression, en lisant, de toucher des peaux délicates. Merci beaucoup
« je voulais du vivant, je voulais des corps »….on est traverse cet univers corporel, esthétique tout au long des deux textes qui laissent une empreinte… picturale. Merci!
Magnifique, un tableau vivant de justesses loin des clichés du monde artistique… et même la chute « Je crois que c’est fini »…
Merci Nathalie
Merci beaucoup pour cette scène de pose et de peinture et de théâtre. Merci pour ces images qui me renvoient à tellement d’autres, merci à toi.
Merci de ton retour Clarence ( il me semble avoir lu un texte de toi où, « tu » du moins la narratrice pose)
Carole, Louise, Eve, Michael, merci de vos passages et retours.
Incertain voyage dans un univers de peinture où j’ai eu tantôt le sentiment de retrouver un tableau déjà rencontré ailleurs, tantôt de découvrir un tableau en train de se faire…