Le fait que le facteur soit venu comme à chaque fois, qu’il ait bu le café en discutant du temps, des gens, des choses autour a rendu la lecture de ce que disait cette lettre, encore bien plus violent. Pourtant ouvrir une lettre a toujours un côté violent, déchirer l’enveloppe, le papier qui s’arrache, les morceaux de chaque côté avec la déchirure, un peu comme une blessure, j’aurai dû m’en douter, mais ça m’a prise de court quand j’ai lu ce qui était écrit, puis quand j’ai compris ce qui était écrit. Quand c’est toi qui décides de partir c’est encore autre chose, c’est toi qui a choisi, tu y as réfléchi ou c’était un besoin, mais ça vient bien de toi, c’est un choix que tu fais, même si à chaque fois, il y a des mauvais côtés, tu as fait deux colonnes et l’une est quand même beaucoup plus remplie que l’autre. Le fait que cette fois, je ne décide pas, que ce soit imposé, que je savais quand même bien, que j’y avais pensé mais avais oublié avec le temps passé sans rien pour me le rappeler qui ne se soit passé. Le fait que je doive partir alors que pour une fois j’avais bien l’impression d’avoir trouvé ma place, d’avoir trouvé mon île et puis des gens autour pour avancer comme moi un peu le nez au vent suivant ce qui nous guide de ce qu’on voit de ce qu’on sent. Le fait que ce soit moi aussi un peu quand même qui les ait entrainés dans ce lieu, dans cette vie et qu’eux aussi comme moi vont devoir tout changer, tout laisser comme c’était et tout refaire ailleurs. Le fait que tout ce qu’on a construit ensemble c’est juste des morceaux de bois, et qu’on va leur laisser, mais ce qu’on doit leur laisser c’est les heures de travail, tous les coups de rabot, les kilos de sciure qu’on a fait à la scie et puis tous les souvenirs, on les garde les souvenirs, mais c’est quand même plus simple de les faire revenir quand on passe à côté du banc où on était quand on a décidé ou ceci ou cela, quand on s’est disputés et qu’il fallait vraiment être assis côte à côte et que le jour soit tombé et ne pas se regarder pour pouvoir dire les choses sans en changer le sens à cause d’un nez qui se fronce, d’une larme ou bien d’un geste et qui aurait terni, amputé nos propos de ce qu’ils contenaient de gênant, de violent autant que d’indispensable pour qu’on puisse avancer. Le fait que moi aussi, je vais avoir du mal à me passer de cette vie dans laquelle j’étais bien, où j’avais l’impression d’avoir enfin trouvé le moyen de me détendre, de ne plus être crispée, de pouvoir me relâcher, me déraidir vraiment jusqu’aux muscles du cou, ceux que j’oublie toujours et ceux qui me font les crampes, qui m’empêchent trop souvent de regarder de côté. Le fait que je n’étais pas du tout prête à tout recommencer encore une fois de plus, me lancer dans le vide, trouver un autre endroit pour poser mes affaires, pour avoir tout l’autour calé presque en réflexe, pouvoir me concentrer sur mes photos à moi, celles que j’ai envie de faire, pas juste celles qui s’achètent, celles qu’on m’a commandées et puis peut-être aussi, la bascule vers les mots moi qui ai toujours vécu au milieu des images.
Le fait que j’ai souvent changé d’endroit a peut-être encore un peu rendu plus compliquée cette idée de quitter mon île de Lavrec où je me voyais rester pour toujours, pour de vrai, sans l’idée de partir, encore moins de me voir être obligée de partir. Le fait que ça me renvoie à chacun de mes départs, de mes cartons, mes sacs, les choses que je jetais en étant bien bien sûre de ne plus en vouloir, ne plus en avoir besoin, que ça ne me manquerait jamais, j’en étais sûre. Le fait que quand je suis partie de chez mon père pour aller au lycée en pension sur une autre île plus grande, j’ai laissé ma poupée avec tous mes jouets et mes livres d’enfant en étant fière de moi comme mes ancêtres vikings qui brûlaient leurs vaisseaux. Le fait que je sois née sur cette île posée juste au milieu entre Norvège et Écosse, et que parfois je me sois trompée sur ma part d’héritage et que j’ai regretté, et que je regrette encore d’avoir abandonné tous mes souvenirs d’enfance. Le fait que je ne sache toujours pas aujourd’hui répondre à la question de savoir d’où je viens, encore plus maintenant que j’ai changé de langue pour la troisième fois, après le patois des îles, le gaélique d’Ecosse, l’anglais plissé de Londres et le français de Bretagne. Le fait que des racines j’ai toujours crié haut que ça ne servait à rien moi dont le métier est de faire des photos, de fabriquer des souvenirs, de rappeler au temps comment c’était avant. Le fait que ce soit des ruines et des souvenirs qui me chassent de cette île parce qu’il faut les montrer, les raconter à tous, leur dire le passé de ce coin de cailloux. Le fait que ce soit compliqué dans ma tête entre ces deux fiertés de ne pas avoir de racines et d’en construire pour d’autres. Le fait que de partir, de trier mes affaires, de ne garder que ce qui compte et ça une fois de plus, ça me fasse me souvenir de tous mes autres départs, de tous mes lieux quittés, de tous ces gens qui m’aveint portant dit qu’on resterait amis et qu’on se quittait un peu mais pas complètement et que je ne revois plus, dont je ne sais plus rien, dont je n’ai plus de nouvelles. Le fait que quitter un endroit même quand je le voulais je n’ai jamais su le faire sans verser une larme, au moins à l’intérieur. Le fait que pour ne plus avoir à quitter un endroit j’ai maintenant décidé de me faire une vie nomade, une vie sur la mer sur une île flottante qu’on appelle un bateau.
Codicille :
Quitter un endroit, choisir ce qu’on emporte, ce qu’on laisse, trier, jeter et penser à tous les autres départs. Pour Mow, ce n’est pas le premier départ, mais encore jamais aucun dans ces conditions-là, obligation de partir à cause d’une DUP (Déclaration d’Utilité Publique, expropriation. Choix, pas choix, ça change tout, même quand dans les deux cas il s’agit d’un départ. Aller creuser par là avec les mots grâce au recto verso, un peu ce départ-là et puis les autres départs, ceux d'il y a longtemps. Au moins essayer
Merci pour votre magnifique texte, pour la pudeur de vos mots, votre écriture me touche. les images défilent, deviennent peinture de ces instants entre violence et apaisement.
J’aimerais aussi ne plus avoir à quitter un endroit, être nomade et vivre sur une ile flottante.
Bonne journée.
Merci, touchée que ce texte touche. Au départ, juste une petite phrase, un « il est pas d’ici », et puis, creuser tout autour pour me rendre compte de la richesse et de le force des liens qui nous lient à ces lieux où l’on vit, qu’on habite et qui nous hantent quand on ne les habite plus. Alors flotter, l’île ultime ?
Merci Juliette pour ces textes. Beaucoup aimé la lettre, on oublie que c’est violent une lettre et je suis heureuse de la voir réintroduite dans ton texte. Et beaucoup aimé ces arrachements aux lieux, devoir tout défaire, tout refaire. Bravo et à bientôt.
Merci Clarence, et merci pour les lettres, parfois envie d’y revenir à ce genre de courier, même si bien l’impression que la boite aux lettre va finir un jour au rayon collector, avec les téléphones à touches. Quant à quitter un endroit, je me rends compte de plus en plus de la profondeur de ces changements.
Et oui, à bientôt, bien mauvaise lectrice en ce moment, faut que je vienne te lire !