#rectoverso #PS | dans la lumière des cuisines

Ça m’a saisie en entrant dans la salle du musée du Jeu de paume, j’ai vu la faïence jaune pâle des murs de la cuisine de Jeanne Dielman, j’ai vu Delphine Seyrig, la bassine d’eau, les pommes de terre. Me revenaient les meubles, les motifs du papier peint, des rideaux et du fauteuil, les couleurs familières. Me revenaient les visages, de ma grand-mère, de ma tante, de ma mère. Les gestes encore. Le corps penché sur l’évier, sur la cuisinière, sur la table de la cuisine. Quand Jeanne boit un verre de lait, quand Jeanne dans la baignoire, quand Jeanne se maquille, quand la banalité belle, quand à peine la voix de Delphine Seyrig, quand toujours le corps, quand les détails, la lumière, tout me fait revenir à Corbera. Pauline se lève, mille fois se lève. Pour aller chercher encore une assiette, une cuillère. Pour couper, servir, remplir, ramasser. Elle se déplace comme une force invisible qui tient tout debout, sans jamais s’asseoir vraiment. Elle découpe les frappes. Un geste sûr, qui a l’élégance d’un rite. Un geste simple qui fait exister tout un monde. Il faudrait écrire les gestes minuscules. Les gestes répétés, obstinés. C’est peut-être ça, la mémoire, le mouvement obstiné de Pauline dans la cuisine. Et d’Annie. Et de ma mère. La mémoire ce sont leurs gestes qui se chevauchent, se répondent, se répètent. 

La mémoire
c’est toujours 
le même geste
le même geste
le même geste qui recommence

J’y pense souvent. J’y ai pensé devant Jeanne Dielman. Delphine Seyrig épluche des pommes de terre, et je me suis souvenue de la comptine chantée avec ma tante. J’en ai retrouvé les paroles complètes et je découvre que c’est une chanson sordide. Marie se prend trois coups de couteau, c’est son frère qui les lui donne. Je me suis demandé comment on pouvait chanter de tels mots sur un ton aussi enjoué. 

et les mots
tombent dans la bassine
ils glissent dans l’eau trouble
où la voix rit encore
on aurait pu nous aussi disparaître
dans un geste trop vif
on aurait pu 
rire seuls devant les murs
mais les gestes nous tenaient
pendant que les mots tombaient dans la bassine
on aurait pu parler seuls
ou ne plus parler du tout
s’asseoir dans la folie 
on aurait pu 
mais un geste puis un autre

Je crois que les gestes domestiques sont plus résistants que les pierres. Peut-être que les épopées familiales tiennent à ces gestes répétitifs, obstinés, presque dérisoires. À ces mains qui lavent, qui rangent, qui coupent, qui nous portent. Et nous sommes là, dans la lumière des cuisines, à répéter sans fin ce qui nous empêche de tomber.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

3 commentaires à propos de “#rectoverso #PS | dans la lumière des cuisines”

  1. Je n’ai pas ce genre de souvenirs. Pour moi, de l’exotisme.
    D’autant plus touchant donc. Merci

  2. « Il faudrait écrire les gestes minuscules. Les gestes répétés, obstinés. » et les mots tombent dans la bassine ils ne se noient pas ( tu les fais vivre) ( les gestes domestiques ont des racines profondes comme les silences )