#L7 | Je ne veux plus être seul

Je ne veux plus être seul.

En ce moment je reprends Word. L’écriture manuscrite me fatigue. Mes capacités de concentration face à l’ordinateur sont moins grandes que stylo en main mais, en ce moment, je préfère Word aux patients ajouts et ratures du carnet.

J’étais à Paris, je suis dans le Sundgau, à deux pas de la Suisse et de l’Allemagne. J’écris sur Asnières, sur un morceau d’Asnières collé à Gennevilliers arpenté en 2011. Il y avait cette barre nommée « Les Gentianes ». En janvier 2011 les deux tiers étaient encore habités. En mars la moitié a été murée. Fin mai un seul escalier sur les quatre était occupé. Les lumières provisoires des cuisines et des chambres répondaient au silence, à l’inoccupé, au condamné.

6 juillet 2011 – jour de la démolition

Les gens sont partis ailleurs. Par familles entières. Mais où sont-ils allés ? Où reloge-t-on et sur quels critères ? Les gens ont-ils leur mot à dire ? Leur salaire détermine-t-il un type de logement, de quartier ? L’origine ethnique entre-t-elle en compte ?

Des gens ont disparu. Des gens dont les noms figuraient sur les interphones. Des gens perdus en chemin. Déplacés devenus errants. Que sont-ils devenus dans les mois qui ont suivi la destruction des Gentianes ?

Le plus étrange le voici : ce n’est pas la première fois que des habitants des Gentianes disparaissent. J’ai découvert ça en creusant un peu l’histoire du coin. La « première vague » a eu lieu en 1982. À l’heure actuelle aucune archive, aucune « preuve » n’a fait surface. Seule la rumeur parle. Elle parle, elle parle et articule le nom d’un lieu : Mallorbe. Mallorbe se trouve quelque part entre les frontières belge et luxembourgeoise, pas loin de l’Allemagne, disons en Lorraine. Disons quelque part par là.

Mallorbe. Il y a des noms comme ça qui traînent. Noms de lieux murmurés, prononcés à mi-voix, avec réticence, aux oreilles de ceux qu’on s’imagine pouvoir les recevoir.

Mais ça n’en est pas resté là.

En 2011, autour des Gentianes, traînaient des véhicules. Des Combi VW qui n’avaient rien à faire là. Ce n’était pas toujours les mêmes. Certains étaient immatriculés en Suisse, d’autres en Belgique ou en France (plaques du 49, du 66, du 11, du 57). Personne ne les voyait se garer. Personne n’a jamais aperçu de conducteur. Comme si ces engins pouvaient apparaître puis être remplacés sur un claquement de doigts. Tous ces véhicules étaient en mauvais état, bons pour la casse. Et ils puaient. Ils puaient quelque chose d’indéfinissable où se mêlaient des odeurs :

  • de white-spirit
  • de goudron
  • de plastique fondu
  • de cheveu brûlé

J’ai fouillé cette histoire de Combi VW. J’en ai sorti beaucoup de choses difficiles à ordonner. Je me suis noyé dans la masse des faits. C’est ici : https://xaviergeorgin.fr/2020/09/15/we-are-the-chemicals/

Je n’aurais jamais pensé que pouvaient/pourraient être liés :

  • Première vague de disparitions aux Gentianes (1982)
  • Apparition des Combi VW (2010)
  • Démolition des Gentianes (2011)

Et que Mallorbe reviendrait encore et encore – Mallorbe dont on sait si peu de choses encore sinon qu’elle se trouve entre les frontières belge et luxembourgeoise, pas loin de l’Allemagne. Terre de sapins, de mines à ciel ouvert, de tranchées, de hauts-fourneaux rouillés et silencieux, de circulations transfrontalières.

Je suis mal à l’aise avec le réel. Je préfèrerais m’en tenir à la fiction ou, si elle déborde, au vraisemblable. Je ne sais pas « traiter des informations », « analyser les données », « interpréter les documents ». Je n’ai pas fait d’études et je n’ai pas l’argent nécessaire à l’embauche de quelqu’un de compétent. Résultat je pose les éléments devant moi et je les observe de loin, de haut, de près, allongé sur le tapis, sous des lumières différentes. Mais le réel n’est pas un puzzle. Ses parties s’assemblent rarement. C’est le hasard et les individus à moitié conscients qui le gouvernent. Le voir autrement revient à se manger un mur dans la figure. Ou prendre ses rêves pour des réalités.

J’ai passé dix ans loin d’Asnières. À mon retour, en juin 2021, tout avait été bouleversé. La rue qui longeait la barre a été rayée de la carte. À la place des Gentianes se dressent des immeubles de cinq étages aux toits végétalisés. Aux rez-de-chaussée on trouve une Biocoop, une boulangerie Paul, un réparateur de vélos, une crèche Babilou.

Voici le sens de ma mélancolie.

Ce qui était, ce qui n’est plus. Ce qui a disparu sans laisser de trace. Je voudrais mettre de l’ordre là-dedans. Être suffisamment clair pour que chacun puisse se faire une idée. Les gens ne disparaissent pas comme ça, si ? Je veux dire : si 56 familles sont relogées suite à la démolition de leur immeuble peut-on accepter que 9 (au moins) disparaissent sans laisser de trace, comme si elles avaient tout simplement été rayées de la carte de notre société ? La perte est-elle acceptable, nécessaire ? Si c’est le cas j’aimerais qu’on m’explique comment ce pays tient encore debout.

Et ces Combi VW qui sont toujours là quand le monde s’effrite. Asnières en 2011 mais aussi Port-Leucate, Anglet, Bretignolles-sur-Mer, Middelkerke en Belgique, Folkestone et Margate en Angleterre, Bienne en Suisse (la liste incomplète est ici : https://xaviergeorgin.fr/2020/09/15/we-are-the-chemicals/)

Mon texte est un appel. Je ne veux plus être seul face à ça.

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

12 commentaires à propos de “#L7 | Je ne veux plus être seul”

  1. Je rajoute, tu n’es pas seul, moi aussi j’ai des problèmes avec la documentation dont je me rends pourtant compte qu’elle est consubstantielle à mon écriture (j’ avais du mal à l’accepter et j’en ressentais même une sorte de honte)

  2. Vraiment troublé par ce texte-appel Xavier. Nous traquons des fantômes : à quel point cela est vrai à la lecture de ton texte et des informations sur le blog  » we are the chemicals « . Troublé donc par la disparition de ces familles qui ont eu leur nom sur l’interphone. Par ces faits que tu relates. Le tout laisse penser à quelque secte, à quelque organisation malveillante. Cadavres, lieux éclatés, Kombis qui suppurent. Présence du mal évidente, silence des autorités, disparitions. C’est tout bonnement incroyable. Tu te lances dans une drôle d’entreprise…Je t’envoie tout mon courage, je vais suivre cette entreprise.

  3. …et je découvre au passage le groupe BlancMange, tout à fait dans mes goûts. Double merci donc.

    • Merci pour cette lecture et ces encouragements, Bruno ! Ca m’aide beaucoup pour avancer dans cette histoire où je progresse dans le brouillard. Je porte cette histoire (ou cette ébauche d’histoire) depuis longtemps maintenant ; l’atelier me donne l’occasion, le prétexte, pour me pencher dessus sérieusement (je commençais à m’en vouloir de laisser tout ça en plan) Merci encore d’avoir pris le temps de me lire !

  4. Je garde un souvenir très puissant de WE ARE THE CHEMICALS (ton texte) : de déflagration au ralenti, ou contenue. C’est la force des faits, comme une hypnose de la documentation, que je retrouve dans certains textes de Fiat et de Chaton — et surtout chez Reznikoff (Témoignage). Contenue n’est pas le mot juste, je dirais : comprimée. La lecture de la succession des faits s’assimile à la prise, de dose en dose, d’une substance. Ça y est, je tiens le mot : cocotte-minute. On y monte de degré en degré en pression. Avais-tu écris ce texte pour un atelier ?

    • Merci, Christophe ! J’avance lentement, sans savoir encore quel sera précisément le « périmètre », le territoire thématique et géographique de tout ça. J’avais écrit « We Are The Chemicals » (clairement inspiré de la chanson de Blancmange du même nom) pour l’atelier de l’été dernier, suite à la proposition de François « Le fait que… » J’ai gardé en tête cette histoire que j’y avais ébauché et, depuis, je m’en voulais de ne pas la reprendre. L’atelier de cet été est l’occasion parfaite pour ça. J’ai aussi commencé à développer tout ça hors propositions de François. On verra si ça donne quelque chose ! Merci pour ta lecture, ça m’encourage vraiment !

  5. « Je suis mal à l’aise avec le réel. Je préfèrerais m’en tenir à la fiction ou, si elle déborde, au vraisemblable. Je ne sais pas « traiter des informations », « analyser les données », « interpréter les documents ».  » partage ce même questionnement

  6. Rétroliens : #L9 | Le contenu des disquettes – Tiers Livre, explorations écriture

  7. J’arrive ici grâce au contenu des disquettes. Comme je le signalerai à ton compagnon de fortune, je peux au moins essayer de me pencher sur le cas des VW gantois. Bien amicalement, cela va de soi.