#40 jours #32 | Jumelages

Figure 70 – On n’est pas sérieux au Café de la Paix – Google Maps, juillet 2016 – copie d’écran 08/08/2022

Sauveterre n’est jumelée à aucune ville, et elle ne le sera pas parce c’est impossible. C’est qu’il ne s’agit pas vraiment d’une ville locale. Il y a en elle quelque chose qui fait que même les natifs sont toujours dépaysés. C’est comme s’il gardaient toujours au fond d’eux ce sentiment d’être chez soi en terre étrangère. Oui, ici, il y aurait bien comme un air connu, malgré ceci et cela, qui dénotent un peu, et qui vont bientôt reprendre le dessus. À quoi tient ce sentiment ?

Au château. Pas en lui-même, en fait. Mais cette impression que laissent certains endroits dans la ville, que le château se tient là, sur son promontoire, assis largement sur le village à ses pieds. Et qu’on se trouve là, dans le village, dans une ruelle, un passage, et le château au-dessus demeure invisible. Mais sous son ombre, on sent constamment sa présence. Et que sans lui, le village ne s’appuierait sur rien, il n’existerait pas. D’ailleurs, quand on arrive, quand on s’approche, lui-même semble se dérober sous un voile blanc comme neige.

La Seüle, le déversoir et la passerelle, les biefs et leurs petites écluses ici, l’espèce de quai désert là. Et là-bas, le moulin de chez Bret. C’est un peu le quai du Rosaire et ses eaux sombres duquel se mire les façades troubles. Ou le quai du Miroir, ou le Pont du Moulin. Et derrière les fenêtres aux rideaux de mousseline, dans les rues alentour, en circuits et en méandres, ce visage qui se dérobe.

La rocade. La montée par le viaduc surtout, au-dessus des champs, de la Seüle, la voie ferrée, le prolongement entre les deux levées de terre, le bois à droite et rien en face, quand on débouche sur un rond-point et le paysage se dégage, et la route poursuit sa trace, en ligne creuse et courbe au milieu de rien. Le passage le plus étrange du Rallye des Ronds-points, où certains, désorientés, foudroyés même, perdent le sens de la voie, sortent au mauvais endroit et se retrouvent nulle part sur cette N10 qui termine sa route dans des marais sud-américains, ni au Brésil ni au Paraguay ni en Argentine, mais dans un no man’s land frontalier. Nulle part, c’est-à-dire garé à la vieille pompe à essence surmontée d’une croix dans les marais de l’estuaire non loin de Sauveterre, et même tout près mais on n’en sait rien, à cause du vieux Noir unijambiste à l’accent espagnol impossible, Manolo, un faux air de Cecca, qui vous attendait en taillant des statues dans des billes de bois noires ou blanches.

Le Café de la Paix. Le petit café tout en longueur derrière l’église, les Halles en face. Le lieu d’entraînement de l’équipe du Bochum, les samedis soir, avant la boîte de nuit et un match de foot le lendemain au réveil, en début d’après-midi, avec maux de cheveux et pieds carrés. Il y a deux arbres près de l’entrée. Deux arbres d’un vert tendre, d’un vert de tilleul. Des chiffons d’azur accrochés aux branches. Le réverbère fiché dans le mur de l’église éclaire le parvis du café, le banc sur lequel on s’assoit. L’air frais d’un bon soir de juin sur le visage, chargé de la chaleur du tapage et des pintes derrière.

Et au loin, quelque part en dehors de la ville. Cette moto vrombissante qu’on imagine rouler sur une autoroute tant ça rugit, avec des traînées de feux dans tous les sens, devant, derrière. On la suit à la trace de son hurlement, de ses syncopes, et on se retrouve même sur la moto, bien accroché aux hanches, plaqué contre le corps du pilote couché sur sa machine. Et les lumières défilent, des taches de rouge, de bleu, des lignes en pointillé, des zébrures, les silhouettes des bâtiments, les ombres des arbres, la ligne grise de la glissière de sécurité si proche dans cette voie rapide, dans cette ceinture de périphérique circulaire d’un vaste réseau autoroutier d’on ne sait quelle ville champignon de Chine intérieure dans laquelle on croit entrer alors qu’on n’en est peut-être jamais sorti.

Même les accidents ont des accents d’ailleurs. Le virage à angle droit, et peut-être un peu plus serré, qui a fini en tête à queue. C’était la nuit, tu ne l’avais pas vu surgir. Par une petite rue, au détour d’un coin de mur, le pote qui veut s’amuser et tire sur le frein à main. La voiture dérape, part à gauche sur une murette, le phare de droite éclate. À l’époque la voiture, une R12, avait des phares encore jaunes. Éborgnée, on était quasiment aveugle dans la nuit. Eh oui, c’était encore la nuit et ça l’est toujours à Sauveterre, les accidents. La fois où tu t’es endormi quelque part sur la N10 transcontinentale. Quelque part, mais pas n’importe où, exactement sur la portion de ligne droite avec glissières de sécurité. Impossible de résister tu t’es endormi, la Fiat s’est déportée doucement, quelque chose a claqué, ça t’a réveillé, file de gauche, pour méchant un coup de volant à droite, la glissière a surgi, le pare-chocs a mordu la poussière. Tu t’en es aperçu après, dans la cabine téléphonique avec une carte à puce et presque plus de crédits, éclairé par les phares, qu’il lui manquait une mâchoire à la Fiat. Tu rentrais d’une soirée chez qui déjà ? Et la fois où tu rentrais de la Pitch. Pour une fois, t’étais resté assez sobre. Et il vaut mieux sur les routes tortueuses de la boîte de nuit à Sauveterre. Oui mais voilà que tu veux changer la cassette, arrivée à sa fin, tu veux juste la retourner, et ça coince, et tu insistes, les yeux sur l’autoradio par sur le virage que tu ne vois qu’au dernier moment. La berne, un grand coup de volant, la berne de l’autre côté, et se serait passé s’il n’y avait pas eu ce poteau téléphonique, qui s’est jeté sur le toit, la Uno stoppée nette et c’en était fini pour elle. Rien de grave, rien de grave chaque fois. Sauf une fois mais tu n’y étais pas. Ou plutôt si, mais juste après, parce que tu avais entendu un choc mat depuis la maison, et puis un vague son ininterrompu, le klaxon du Partner qui venait de rater le virage, prenant sur le flanc gauche un pylône en béton qui a tout arraché, ce klaxon qui ne s’arrêtait plus, qui appelait, hurlait de tous ses pleins phares comme pour retourner la terre du champ dans lequel tu as retrouvé un homme debout, bras ballant, qui ne savait plus, un homme qui aurait pu venir soudain d’ailleurs, comme téléporté de quelque part aux antipodes, du jour à la nuit. Ça va aller… ça va aller… tu disais. Et c’était plus pour toi que pour lui, déjà couché dans la terre, en PLS. Ça a été. Rien de grave au final. Oui mais, les uns dans les autres, quel Accident ! Dans une dimension insoupçonnée, quelle machine ! quel souffle cette espèce de train qui se cabre sous le frein, les voitures montées les unes sur les autres avant de retomber dans un énorme craquement de toitures enchevêtrées, retournées, les tôles embouties, les roues en l’air, les vitres brisées. Et cette femme qui sortait à quatre pattes, carrefour de la Croix Rouge… Combien de chances pour qu’elle s’appelât Lison ?

Et la gendarmerie. Quand tu te retrouves au poste avec le grand frère de Merlet. On l’a embarqué pour alcoolémie, mais surtout par malchance parce que, de retour de boîte, au moment où il est allé voir s’il n’y avait pas de mal dans une Fiat accidentée, vide, les gendarmes arrivaient. Il se trouvait dans un autre bureau, à côté. Seul. Je l’entendais jouer du clavier. Lui, l’informaticien, Dieu sait quel roman il essayait d’écrire. Un polar sans doute, puisqu’il s’est fait gauler et on l’a menotté.

Figure 71 – Foudroyé sur la N10 – photoperso – 20170327_203410

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).