Nous avons fermé les yeux. Juste un instant. Pour espérer, pour ne plus voir. C’est là que le rêve s’est déplié en nous. C’était un espace sans bords, sans murs. Un lieu tapi dans l’interstice. Le déclenchement secret entre deux pensées, deux alternatives, dans une ville qu’on croyait connaître. Ce n’était pas l’espace qui se dilatait, mais le lien entre les choses qui se relâchait. Ce fil invisible qui assemble un geste à un autre, une voix à un souvenir, une douleur à un mouvement. Il tressaillait là, sous la peau, entre deux pulsations, dans le silence qui suit une phrase inachevée. Et soudain, ce fil s’est rompu. On restait là, sans attaches. Tout s’est vidé d’un coup autour de nous, plus de ciel, plus de sol, plus de gravats ni de ruines. Rien. Un voile sans lumière. Un voile blanc dense, étouffant. J’ai cru flotter au début. Mais non, mon corps était là, absent, aspiré par cette matière instable. Il n’y avait pas d’air. Tout était blanc et sec. Un blanc de sable et de poussière. Et dans ce blanc, une ligne apparaissait malgré tout. Un fil tendu sans bord ni limite. Je marchais, sans m’arrêter. Et plus j’avançais, plus l’horizon reculait. Il s’éloignait en même temps que moi. J’ai crié. Aucune réponse. Pas d’écho. Alors j’ai compris ce qui se passait. J’étais déjà passé par là plusieurs fois. J’étais revenu sur mes propres traces. Dans ce paysage fermé, sans horizon. Pris au piège. L’espace lui-même figé sous l’épais voile de poussière. Un temps épaissi qui ne s’écoulait plus. Dans une torpeur étouffante. Il n’y avait pas de murs. Aucune serrure. Rien à forcer. Un espace où rien ne s’opposait, où rien ne cédait, où rien ne répondait. C’était l’absence de fin qui faisait obstacle. L’absence de portes, de murs, de chaînes. On ne s’évade pas de ce qui n’est pas fermé. Chaque ruelle, chaque porche, chaque escalier n’était qu’un prolongement instable. Nous marchions, mais nos pas n’étaient que des répliques aux soubresauts du sol. La ville choisissait nos directions, favorisait nos raccourcis. Elle maîtrisait nos hésitations, orientait le moindre de nos regards. Parfois, un mur s’ouvrait là où il n’y avait rien. Ailleurs, une rue familière se repliait sur elle-même, avalée dans ce brouillard diffus. Nous croyions nous déplacer. Nous croyions agir. Mais nous étions déjà dans la répétition des mêmes gestes. Il y avait dans l’air une fatigue ancienne. Une lassitude tenace. Celle qu’on ressent quand un souvenir revient sans qu’on puisse le nommer avec exactitude. Chaque carrefour nous tendait un piège. Chaque façade vacillante, chaque vitre brisée, agissait comme un miroir fendu. Non pour refléter nos visages, mais pour répéter ce que la ville savait déjà de nous. Comme si nous n’étions que des répliques. Des échos d’habitants disparus. Des passants d’un rêve antérieur. J’ai voulu hurler. Mais je n’avais plus de souffle. Alors j’ai avancé quand même, jusqu’à sentir mes jambes trembler, mes muscles se raidir, mes genoux céder. Je suis tombé sur le sol instable, et je me suis effondré. J’ai pleuré sans larmes. Supplié sans voix. Le blanc est devenu gris. Le gris s’est noirci. Le rêve s’est effondré, comme les immeubles autour de nous. Je me suis réveillé dans les gravats. Le souffle court. Le cœur serré. Le soir était tombé pour de bon. Je m’étais évanoui. Je me suis dit qu’il n’y aurait pas de rive à atteindre. Pas d’issue en vue. Nous étions condamnés à errer dans les cendres. À rejouer sans cesse la traversée de ce labyrinthe. Encore et encore. Jusqu’à l’effacement. Comme si la ville rêvait de nous et nous retenait en elle. Chaque escalier descendu ressemblait au précédent. Chaque étage effondré ouvrait sur la même trouée béante. La ville ne nous laissait pas avancer. Elle avançait en nous. Elle nous rêvait. Ce n’était pas une ville détruite. C’était une ville inachevée. Et ce que nous appelions marcher, ce que nous appelions fuir, n’était qu’une manière, pour elle, de se souvenir de nous.
(je n’ai pas lu la #11, tout de suite la #11bis)
cette ville dévoratrice, cette ville-piège et labyrinthe à la fois qui devient cauchemar
Un frisson à lire : « Comme si nous n’étions que des répliques. »
et la ville avait pris toute la place, « elle avançait en nous ».
Merci beaucpi Françoise pour cette lecture, tout est parti de la phrase « L’infini est une prison dont on ne peut pas s’échapper » au coeur du texte #11 dont ce texte vient interroger, en revenant, comme en rêve, dans le paysage de cette ville en ruine après les combats, la poussière du souvenir.
À marcher dans tes pas et dans tes mots, avancer dans l’effacement en s’accrochant aux phrases. « C’était l’absence de fin qui faisait obstacle ». Merci pour ce moment.
Merci Jean-Luc, très touché, je découvre grâce aux ateliers de François, une propension aux récits fantastiques dont je pensais être éloigné.
« Comme si la ville rêvait de nous et nous retenait en elle. » si belle image. Et cette errance immobile ; traversés nous sommes par l’étoffe d’un rêve
L’étoffe d’un réveil, merci beaucoup Nathalie, très touché !
« Il y avait dans l’air une fatigue ancienne. » ça pourrait être le début d’un roman cette phrase magnifique… merci pour ce texte qu’on lit comme on remonte le temps… ce qui n’existe pas…
Merci à vous Eve, ravi que le texte vous touche ainsi. J’aime beaucoup cette idée d’un texte qu’on lit comme on remonte le temps.