#gestes&usages #08 | Compter jusqu’à…

À droite, devant l’évier, il y a la mère. Elle fait la vaisselle. À gauche, contre le radiateur, sous la fenêtre, il y a le père. Il parle à la mère. Au milieu, dans le canapé, il y a l’enfant. Il joue avec une toupie sur la table du salon. Il essaie de la faire tourner à chaque fois plus longtemps. Il compte à voix basse, en tapant du pied et en secouant la tête. Et la toupie ne tourne pas plus longtemps mais sa tête se balance de plus en plus fort. Il n’entend plus ce que dit son père. Son père qui parle et à qui sa mère ne répond pas.

La mère continue à allumer et éteindre le robinet, à frotter avec l’éponge et à poser les assiettes et les couverts dans l’égouttoir. Et le père répète ce que l’enfant n’a pas entendu. La mère a entendu. Elle ne répond toujours pas. Putain, elle ne répond pas ! Elle va répondre bordel de merde ?

Le père se rapproche de la cuisine. Il passe derrière le canapé. Bête blessée, échauffée par les banderilles muettes de la mère. Il crie. Il ne s’arrête plus de crier. Il ne laisse même plus à la mère le temps de répondre. L’enfant compte toujours. Le père s’approche de la table du salon et frappe de sa paume de main sur la petite toupie en buis. Il l’attrape et la fracasse sur l’armoire. L’enfant ne lève pas les yeux de la table. Le coup a fait sauter le vernis et entaillé le plateau de cerisier. Il avait aidé son père à installer la table, emballée dans un papier doré, le matin de l’anniversaire de sa mère. Ils l’avaient posée au milieu du tapis, après avoir enlevé l’autre — la vieille, en osier, dont il aimait bien décoller les lamelles quand il était petit. Ils avaient appelé Maman ! Chérie ! Elle était sortie de sa chambre et elle s’était exclamée : mais qu’est-ce que c’est ? Et il s’était dit qu’elle devait quand même bien se douter de ce que c’était. Elle avait pris beaucoup de temps à enlever chaque morceau de scotch puis elle avait soulevé le papier doré d’un coup. Il se rappelait l’expression de son visage : il n’avait tout d’abord pas su si elle était heureuse ou si elle avait peur. Elle avait regardé son père et lui avait dit : Mais c’est une folie ! Le père souriait. Ils s’étaient pris dans les bras. Puis la mère avait dit qu’il faudrait faire attention de ne pas l’abîmer, de toujours bien utiliser un plateau pour ne pas poser les verres et les tasses, sinon on ferait des taches. Alors pour l’anniversaire du père, la mère avait offert un plateau. Et toujours on l’utilisait. Et maintenant, ce n’était pas une auréole de pied de verre, ni même une rayure qui souillait la table, mais une entaille de 4 centimètres au moins qu’on ne pourrait jamais effacer…

La mère a éteint le robinet et enlevé les gants de vaisselle. Sans regarder le père, ni l’enfant, ni la table, elle se dirige vers un fauteuil, attrape son imperméable sur le dossier, l’enfile, prend son sac à main, passe la lanière sur son épaule. Elle ferme les boutons de son vêtement et commence à serrer la ceinture. L’enfant entend le petit bruit métallique de l’ardillon contre la boucle. Et très vite, d’autres bruits, sourds et secs, des coups qu’on ne peut pas compter, sans ordre, les uns par-dessus les autres. C’est une main sur un bras, deux tissus qui se frottent, le bois de la chaise qui râpe celui du parquet, les claquements d’un dossier sur le sol et d’une semelle contre le radiateur, une déchirure, un corps qui tombe. Et, plus sec et plus précis, lourd et osseux, le dernier choc qui fait cliqueter les verres à vin dans l’armoire. Tous ces bruits comme un coup de tonnerre et le silence.

L’enfant tient ses jambes entre ses bras, colle son front sur ses genoux. Il se remet à compter, sans oser ouvrir les yeux. Il a compté jusqu’à 127 quand il entend sa mère se relever et marcher jusqu’à la salle de bain. L’eau coule. Ne coule plus. L’interrupteur qu’on éteint. La porte d’entrée qu’on ouvre et qu’on referme et les pas dans les escaliers, de plus en plus lointains. Plus rien. Le père ramasse la chaise et s’assoit à côté de l’enfant. Il joue avec la lanière en cuir blanc du sac à main, arrachée. L’enfant ne bouge pas. Le père le serre contre lui :

— Pardon. C’est que… je vous aime trop.

212, 213, 214…

A propos de Francesca

J'enseigne le français comme langue étrangère et la littérature dans un établissement scolaire de Lyon. Par ailleurs, j'écris, dans des genres variés, et je participe à la réalisation de courts-métrages documentaires. En ce moment, je co-réalise un film sur le déplacement de trois platanes au centre de Villeurbanne. En 2021, j'ai écrit un mémoire dans le cadre d'un master en écopoétique sur l'hybridité de l'espace contemporain.

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