#doublevoyage #10 | Cap au Sud, trois personnages en quête

Toulouse, première ville qui fut mienne. A force de se fréquenter, on s’était épousées. Seize années de belles noces. Le passé — un sournois — s’invita au mariage comme une fée carabosse. Attendit en silence.

Quand il surgit, j’habitais, sans l’avoir désiré, rue Riquet – vieux quartier de la Colombette, à l’écart de mes rues préférées (la soif d’amour oblige, décentre, avant de raviver les plus vives, les plus effroyables des anciennes douleurs) dans un modeste logement en rez-de-chaussée, loyer payé par ma bourse d’étudiante, bourse non méritée – je n’allais plus en cours —  et déjà sans le comprendre, sans le voir, je m’isolais, je rembobinais les années toulousaines dans l’obscur de la pièce qui donnait sur la rue, je repoussais l’enfant née des pas qui arpentaient la ville, portée en moi aux premiers jours de la rue Saint-Rome, une enfant combattante des bords de la Garonne, que même la banlieue, dans son éloignement, n’avait pu voir faiblir, une enfant-arbre, qui avait pris racine au creux des vieux pavés bosselés et disjoints.

Car il était venu, l’autre plus qu’attendu. D’un même sud que celui de l’exil, et lui-même exilé – c’était faux mais je m’en persuadais — il avait rapporté la chaleur accablante, l’immense ciel d’azur, la mer qui flamboie. Nous nous étions aimés, déchirés, séparés.

Peu importait les faits, tout ce qu’il en restait, de ce temps de l’amour, c’était la survenance soudaine de la pluie, du vent, de la froidure, non pas de ces intempéries que j’avais adoptées, mais des méchantes, qui s’étaient amusées à me dire Tu n’es pas d’ici. Regarde-toi, la peau brune, bruns les cheveux et le hâle dès le premier soleil, c’est le sud qu’il te faut, tu aimes ce garçon seulement parce qu’il en vient, qu’il te rappelle les tiens. Si tu étais restée là-bas, celui que tu épouserais lui ressemblerait tellement qu’il pourrait être lui. Qu’attends-tu pendant que l’hiver te tourmente, pars, le sud n’est pas si loin qu’il puisse te faire peur, prends la route, au détour le soleil cognera. Mon passé chantonnait Je suis là ! Je suis là !

Je m’étais détournée de mes rues familières. Comme je ne sortais plus de l’antre dans lequel, à l’abri, sans lumière j’imaginais que l’amour se creuserait un nid, la ville tout entière s’effaça, ma mémoire se vida et le passé l’emplit.

Expatriée déjà – je ne le voyais pas — l’unique pièce de vie devenue une gare, un tarmac, un quai, déserts le plus souvent, j’attendais la sentence qui me ferait partir, en laissant derrière moi, sans en rien emporter – comme lors de ma première enfance — ce qui avait meublé ces seize dernières années.   Il fallait – une contrainte puissante me poussait – que je fasse marche arrière, que je retourne dans les pas de celle du bus, celle d’avant les couvents, celle de la passerelle accrochée à l’avion.

Le Sud appelait. Couleurs, odeurs, chaleur, plus qu’un tableau, une invitation.

De frêles forêts de mimosas bordaient des routes, trop larges, trop fréquentées. Le silence manquait. Il y avait aussi de jolies petites criques auxquelles on accédait par des bouts de campagne et des petits sentiers. Et puis on arrivait. Certains déambulaient, fascinés, presque heureux — la balade n’était pas si belle le long du vieux port, la mer virait au sale aux abords du béton — d’autres, tête renversée, presqu’allongés sur les fauteuils en rotin des brasseries, goûtaient en février les prémisses du trop brûlant soleil qui s’installerait en mai. Tous — dont ceux-là — désiraient follement ce qui semblait à prendre et qui les dépassait. Leur Sud était rêvé plutôt qu’habité.

Emilie, toujours un peu fofolle comme disait notre mère, s’était fait une place — tellement étroite, un vieux studio meublé, sans confort, vendeuse dans une boutique d’une de ces maigres rues trop sombres pour attirer la foule de l’été — là où elle avait imaginé qu’elle retrouverait ce qui la traversait sans jamais l’apaiser — l’enfance d’avant la guerre, la gaité, une idée de la fête — à Saint-Tropez.

La richesse des uns, et leurs fastes, modelaient à l’envi l’avidité de ceux qui les servaient, leur laissant croire que même leurs dernières miettes valaient encore de l’or. Emilie s’en était accommodée. Elle racontait  qu’une petite coiffeuse avait épousé un jeune étudiant — très amoureux sans doute, il lui avait permis de faire le saut dans sa classe sociale — lequel, devenu ingénieur, avait fondé une compagnie maritime dans un pays d’Afrique. A trente ans, il avait déjà une très grosse fortune dont sa femme — née de nulle part, et sans effort — profitait. Emilie fut des amis de la petite coiffeuse. Devant sa villa tropézienne s’étalait la Baie des Canoubiers, presque trop simple — une anse pas bien grande — ou simplement jolie, si l’on pensait à ceux qui en occupaient le pourtour. Un Sud généreux puisqu’il offrait l’espoir à qui rêvait la richesse, de se creuser un trou et de manger des miettes.

Poussant à peine plus loin mais sur la même côte, mes parents s’établirent à un bout — le plus modeste — de la Promenade des Anglais. Ma mère fut réticente et mon père s’entêta. Sans la convaincre, il la déménagea de Toulouse jusqu’à Nice. Comme rarement, le rêve fit bon ménage avec la réalité, bien au-delà de la lune de miel à laquelle on s’attend lors d’une nouvelle installation dans un lieu encore inexploré. Mon père désirait rejoindre la Méditerranée, quittée quelques vingt ans plus tôt — une rupture  qui vous arrache l’âme, la broie et la pile, comme on fait pour les corps au Tibet — consentit avec application au changement de rive, acceptant de s’émerveiller que la mer soit aussi belle que celle qui l’avait vu naître, de l’autre côté. Il passa les dix années qui lui restaient de vie à la contempler, du haut de son balcon, assis sur un fauteuil, comme j’avais vu son père avant lui — mon grand-père ne découvrit la mer qu’à son adolescence, au moment où il quitta la terre espagnole et ses montagnes valenciennes — au temps de ma première enfance — seules les postures étaient différentes, mon père croisait les jambes alors que mon grand-père les écartait, genoux extérieurs à la rambarde, comme si le corps, retenu, s’engageait tout de même dans le ciel —  une façon qu’eut mon père de rejoindre le sien, peut-être sans le savoir — deux hommes tellement dissemblables — dans l’azur du Sud.

Quant à moi, ce fut à Aix-en-Provence que j’échouais. Nul échec pourtant, et nulle grève. Seulement un cœur qui avait pris grand froid, un corps qui refusait de tenir debout. Un Sud en campagne. Cruellement le plus beau, cruellement parce qu’il n’évoquait rien de celui qui m’avait modelée.

On croit atteindre le Sud, et voilà qu’il est autre. A mon départ, j’étais comme adultère, attachée à l’Ouest et ligotée à l’idée d’un Sud rabâché. Je tombais — loin de la mer — dans les ocres et le blond des blés, le mauve bleuté des lavandes et le blanc sauvage, crayeux, des rochers. Le bleu du ciel était plus dense encore que celui que contemplaient mes pères, un aplat profond que les toits de tuiles rouges découpaient au cutter. La chaleur s’agrippait aux pierres des maisons, pierres épaisses qui vaillamment combattaient le mistral. Rien que je puisse en dire qui ne soit pas carte postale. Ici, nulle nostalgie. Le passé refluait, perdait sa consistance. Rien ne parlait de lui. La place était nette, je la pris. Ainsi je m’installais dans ma troisième vie, me déliant pour longtemps des deux autres.

Laisser un commentaire