Devant une église

Ils étaient quatre à sortir de l’église. Ils sortaient de l’église pour la deuxième fois de la semaine. La première fois, c’était pour un enterrement et la deuxième fois pour un baptême. Les deux fois, ils n’étaient que quatre à sortir de l’église. Le prêtre était resté à l’intérieur. Ce n’était pas le même prêtre. Ils n’avaient pas demandé pourquoi ce n’était pas le même prêtre. Ils ne connaissaient ni le premier ni le deuxième. C’était une église qu’ils ne fréquentaient pas. Les deux frères n’allaient plus à l’église. Les deux enfants n’y étaient jamais allés, ou ils avaient oublié.

Le plus jeune s’appelait Christian. Il avait quatre ans. Il était né au Maroc. La semaine précédant l’enterrement, son père lui avait dit qu’ils allaient partir en France, parce que sa grand-mère était morte. Il ne l’avait pas connue. Sa mère avait dit : il vaudrait mieux qu’il reste ici. Son père avait dit : c’est l’occasion qu’il rencontre sa famille. Sa famille, c’était un oncle et une cousine. L’enfant voulait rencontrer sa cousine. Il voulait aussi prendre l’avion.

Devant l’église, les deux frères avaient sorti leurs cigarettes. Chacun avait tapé sur le paquet souple pour en faire sortir deux et en avait tendu une à l’autre. Ils avaient souri. Le plus jeune avait pris celle que l’aîné lui tendait et avait rangé son paquet dans sa poche. Ils avaient souri et s’était pris par l’épaule. Les enfants les avaient regardés et la jeune fille, Malgorzata, avait pensé qu’ils se ressemblaient. Elle n’avait pas remarqué cette ressemblance quand elle était petite et qu’elle vivait encore en Pologne. Ils se ressemblaient plus maintenant qu’ils n’habitaient plus dans la même ville, plus dans le même pays. Maintenant qu’ils étaient tous les deux des étrangers. Elle avait douze ans et on l’appelait Marguerite. Son cousin l’appelait Marguerite et il ne comprenait pas pourquoi son père et son oncle l’appelaient Gosia. Ils ne comprenait pas quand ils parlaient polonais. Il n’avait appris que le français et l’arabe.

Les deux frères avaient allumé leur cigarette et Christian avait pris la main de sa cousine, parce que quelques jours plus tard, quand ils étaient sortis de l’église et qu’ils attendaient le cercueil de leur grand-mère, elle lui avait pris la main. Elle pleurait et lui ne comprenait pas pourquoi elle était si triste. Il se demandait pourquoi sa grand-mère était dans cette boîte en bois sombre. Il aurait voulu l’ouvrir, mais on l’avait rangée dans un cimetière.

Zbyszek et le père de Malgorzata avaient souri en allumant leur cigarette. Quand ils vivaient en Pologne, en se retrouvant après le travail le soir, toujours ils avaient cette habitude de taper sur leur paquet pour en faire sortir deux. Le moins rapide des deux offrait sa cigarette à l’autre et ils rentraient ensemble chez leur mère qui avait préparé le repas. Ils avaient souri à cause du souvenir. Ils avaient souri parce que cette fois, aucun n’avait été plus rapide que l’autre. Ils avaient souri de joie parce que l’autre n’avait pas oublié cette habitude. Ils avaient souri, mais derrière l’habitude avait presque immédiatement ressurgi le souvenir de la dernière fois et leurs deux sourires s’étaient voilés. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, ils n’avaient pas évoqué cette dernière soirée avant leurs départs. Chacun se demandait si l’autre avait réussi à chasser les images de l’homme mort. Malgorzata avait vu le sourire se voiler et avait senti sur son dos le drap froid et l’odeur de soupe et d’humidité de la maison de sa grand-mère à Drohobycz. Elle avait serré la main de son cousin qui lui avait dit qu’elle lui faisait mal. Il n’avait pas mal mais il avait parlé pour se libérer du silence, les ramener ici, devant l’église, dans cette petite ville de France où il pleuvait.

Après la mort de sa mère, le père de Malgorzata avait demandé à son frère de devenir le parrain de la jeune fille. Au cas où. Les deux hommes portaient le même costume que pour l’enterrement. Malgorzata avait une nouvelle robe et elle s’était tissée une couronne de fleurs. Son parrain lui avait offert une chaîne en argent avec un pendentif qui rentrait toujours dans le décolleté de sa robe. Elle ne l’enlèverait plus avant le jour où la chaîne casserait. Devant l’église, le jour de son baptême, elle ne connaissait pas encore celle qui tirerait dessus jusqu’à la briser et lui laisser une marque de brûlure dans le cou.

Malgorzata avait lâché la main de son cousin et s’était agenouillée devant lui. Tu veux jouer à un, deux, trois soleil ? Christian lui avait dit qu’au Maroc on jouait à un, deux trois squelette. Pendant que les deux frères finissaient leurs cigarettes, la grande cousine s’était collée contre un pilier de l’église et avait commencé à scander : un, deux, trois… Christian s’arrêtait au deux pour être sûr de ne pas perdre et prenait des poses grotesques pour faire rire Malgorzata. Puis il en avait eu assez parce que ce n’était pas drôle de jouer à deux. Il était allé chercher son père, pour qu’ils se joignent à eux. Mais Zbyszek parlait dans cette langue à laquelle il ne comprenait rien avec son oncle. Quand il les écoutait échanger leurs mélodies chuintantes et qui semblaient comme suspendues, il avait toujours l’impression qu’ils parlaient de choses tristes. Zbyszek lui avait demandé de le laisser deux minutes. Ils avaient des choses à se dire, Tonton et lui. Mais Malgorzata était venue à son tour tirer le bras de son père, comme si elle était encore une enfant. Papa, s’il te plaît, viens jouer avec nous. Et sur le parvis, deux frères et deux cousins jouaient à un, deux, trois soleils ou un deux trois squelette. Quand Zbyszek s’était retrouvé à coller, il avait encore changé la comptine en raz, dwa, trzy babajaga patrzy et les deux enfants avaient tellement ri qu’ils avaient tous les deux été éliminés.

Au tour suivant, pendant que Christian et Malgorzata tapaient sur le pilier, les deux frères étaient partis se cacher derrière la fontaine de la place. Quand les deux enfants s’étaient retournés, ils avaient vu le prêtre qui sortait de l’église. Ils avaient rejoint l’oncle et le parrain et étaient allés manger un dernier repas tous ensemble avant le retour de Christian et Zbyszek au Maroc.

A propos de Francesca

J'enseigne le français comme langue étrangère et la littérature dans un établissement scolaire de Lyon. Par ailleurs, j'écris, dans des genres variés, et je participe à la réalisation de courts-métrages documentaires. En ce moment, je co-réalise un film sur le déplacement de trois platanes au centre de Villeurbanne. En 2021, j'ai écrit un mémoire dans le cadre d'un master en écopoétique sur l'hybridité de l'espace contemporain.

2 commentaires à propos de “Devant une église”

  1. J’ai beaucoup aimé, cet enchainement de personnages sorties d’une photos qui s’animent progressivement dans le texte et s’animant, font advenir l’histoire, très joliment joué !