#enfances #08 | Trio

Dans le bureau, côté rue, une table ronde occupait le centre de la pièce. On y servait les repas – un corridor étroit menait à la cuisine –, on installait sur cette table des ouvrages de tricot, de couture, exigeant des « patrons » de papier transparent, Suzanne préparait son cours du lendemain, le poêle de fonte ronflait. Certains après-midi pluvieux ou glacials, on s’installait autour pour jouer, parfois quatre générations participaient à des jeux de cartes ou de lettres. Avec les petits cubes lettrés du DIAMINO, il fallait composer des mots aussi longs que possible ; avec les cartes des sept familles, aux noms incroyables (Potard, Ramona, Le Bouif, Boudingras, Lavinasse, Dubifteck, Courtepaille), on tâchait de réunir les quatre membres du même nom ; avec les cartes classiques, on avait le choix de la Bataille (pour les petits), de la Belote ou du Rami pour les grands, du Nain Jaune pour tous. Qui était ce nain étrange, vêtu de la couleur des fous ? Autour de la table, les formules rituelles retentissaient :

  • 5, 6, 7… sans 8
  • 8, 9, 10 « qui prend »
  • Valet « qui prend », Dame,  Roi…
  • Nain Jaune !

Un volet du salon voisin pouvait claquer, l’attention au jeu était telle, la concentration des enfants comme des parents si intense qu’on en oubliait le chien affalé sous la table, réclamant sa soupe du soir.

Avec la soupe de légumes, tous les mardis, on imposait aux enfants d’avaler un steak haché de viande chevaline. La camionnette, « tôlé » Citroën de couleur jaune, ornée à l’avant de deux têtes équines, était passée, cornant dans tout le village, réunissant sous son auvent mobile les mères convaincues des bienfaits de cette viande rouge issue d’animaux vantés pour leur force au travail et leurs qualités sportives sur les champs de course. Au dîner, on répartissait dans les assiettes fumantes des boulettes de viande crue, dont les vertus auraient sans doute disparu à la cuisson (?). Comment faire comprendre aux enfants que ces énormes percherons attelés aux machines, aux charrettes, dont on ramassait comme de l’or le précieux crottin pour les géraniums, allaient aussi à l’abattoir ? La France n’était-elle pas célèbre pour sa cavalerie ? Pour refuser ce mets prétendu fortifiant, on invoquait Murat, les cuirassiers de Reichshoffen… jusqu’au jour où les cuisinières, grand-mères avisées remplacèrent le cheval par du bœuf, et tout rentra dans l’ordre.

Des animaux en peluche, à roulettes parfois, se déplaçaient dans les couloirs de la maison, en haut comme en bas, les grands-mères se plaignaient de ce désordre. Je commençais à me lasser d’un cheval à bascule à la selle rouge râpeuse et usée. Mes culottes, si seyantes mais fragiles, ne convenaient plus à ce jeu exigeant énergie, force cris, simulacres de tournois. C’étaient les élégantes flanelles blanches données à ma mère par son amie anglaise dont la famille avait subi le blitz. Au lieu de serrer les flancs de la grosse peluche, mes genoux dépassaient, pointaient hors des shorts immaculés, les larges bretelles constituaient une casaque détonnant avec la coiffure d’indien Sioux fabriquée avec plumes de poules et de dindes. Un matin que je « galopais » au premier étage (dans les collines du North Dakota), mon père fit semblant de me désarçonner, éclata de rire :

  • Allons, mon grand, il serait temps que tu portes des pantalons, en cas de chute, tes genoux pourraient en garder les traces.

J’allais enfin accéder aux blue-jeans, troquer mes plumes pour un Stetson.

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