#nouvelle2-#boucle2-#01 | La Gueule Ouverte

Dessin Copyright Pierre Fournier

Caroline est dodue, replète et bien en chair, encore davantage avec le baluchon presque aussi gros qu’elle bien ficelé sur son toit. Ses roues s’en écartent, son pot d’échappement crachote à intervalles réguliers des petits nuages catarrheux, elle chauffe à la moindre montée et à chaque arrêt, les enfants tassés à l’arrière sont chargés de courir poser une pierre sous ses roues, devant ou derrière, en fonction de la pente. Caroline est une Primaquatre Renault. C’est elle la star du journal du camp dessiné par Fournier. Mercredi 23 juillet 1952, sur une feuille de cahier à dessin pas encore jaunie, trait noir, encre de Chine et plume, Caroline part en vacances : « C’est ce matin, à six heures, que la famille Fournier a quitté le Pont-de Beauvoisin. Caroline a d’abord traversé l’Isère. Puis l’Ardèche ». Autour de Caroline, Fournier dessine des vaches rondouillardes avec de jolies cornes, des ânes aux grandes oreilles, des paysans au béret porté bas sur les oreilles, des vacanciers en short, la famille, la tente, les vagues, les montagnes, les silhouettes de villes et villages traversés avec les clochers et leurs coqs qui pointent fièrement, les péripéties, la roue crevée, le garagiste, et une immense galerie de portraits avec un trait simple et précis, rond et attachant. On pourrait presque voir les cheveux d’un noir d’encre penchés sur le cahier, la grande concentration qui chiffonne le front, l’oubli même des moustiques qui rôdent en agaçant et le crissement de la plume qui glisse sur le beau papier lisse du cahier à dessin, la main, le buvard, la lampe accrochée à une branche qui oscille dans le vent au-dessus de la table pliante. L’air du soir sent le sable, les odeurs de popote, l’humus de la forêt, la bouse des vaches toutes proches. Un chien aboie, des gens discutent et rient un peu plus loin, les coups de soleil tirent sous la petite laine, dans le cou et en haut des épaules. C’est les vacances. C’est comme ça que tu as rencontré Fournier. Tu le connaissais avant, les dessins de presse, le nucléaire, l’écologie, Charlie et Hara-Kiri, La Gueule Ouverte, mais tu le connaissais comme tout le monde. C’est le journal du camp qui t’a fait regarder de plus près cette main qui tenait le porte-plume et celui qui s’en servait si magistralement. En 1952, Fournier a 15 ans, il dessine déjà tout le temps, et il ne s’arrêtera pas, il dessinera toujours, jusqu’au 15 février 1973. Parfois d’autres supports, d’autres crayons, stylos, fusains, mais toujours le dessin, le trait, le noir et blanc. C’est grâce à Caroline que tu te sens plus proche, comme s’il t’avait confié, juste au creux de l’oreille, un secret fabuleux comme un juré craché. Ils ont, depuis le temps que tu fréquentes ces cahiers, comme un air de famille ces traits fermes et précis, tu les vois autrement les ânes aux grandes oreilles et aux museaux tout ronds, les paysans bourrus, le chien toujours penaud, les savoyardes en coiffe avec le bijou, la croix et puis le cœur, bien mieux qu’une signature et jamais oublié. À côté de la campagne, il y a aussi la ville, une galerie de portraits, les grosses dames à chapeaux, pomponnées et guindées tassées dans le métro, les assemblées fumeuses de trognes chevelues et puis les politiques et l’actualité, la vie de tous les jours et sa publicité, les gens qui s’endettaient pour une moulinette et puis du formica en imitation bois. Alors tu remontes, en partant du papier, pour arriver aux doigts, aux taches d’encre, au poignet, souple et tellement agile, l’avant-bras reposé sur une table en vrai bois, le coude toujours plié et l’épaule si tranquille. En haut, la tête. Tu le vois toujours de dos lorsque tu l’imagines, c’est plus simple comme ça. Tu n’avais pas trois ans quand lui est décédé. Jamais tu n’aurais pu le rencontrer en vrai, lui parler, échanger, discuter tranquillement, de ce qui l’occupait, du monde, du boulot, de cet endroit de montagne qu’il venait de choisir, où il venait à peine de commencer à vivre, de cet article à rendre, une fois de plus en retard, des manifestations contre le nucléaire, de Bugey ou d’ailleurs. À défaut de discuter, il te reste ses traits, rencontre en noir et blanc, juste sur le papier, juste un peu décalé, comme le serait Caroline sur les routes d’aujourd’hui

Depuis le 7 mai 2024, l'œuvre de Fournier a une nouvelle adresse : la BNF, Paris. Alors, petit clin d'œil en attendant l'ouverture du fond, pour vous donner envie 

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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