#été2023 #05 | Fleurs séchées…

enfanticisme

J’ai vu Charly alors que j’étais enfant, dans la zone de sept ou huit ans, neuf peut-être. Pas moins, ou alors par accident. Plus, je ne sais pas mais j’en doute. L’ai-je visionné à plusieurs reprises ? Aucun indice. J’en garde juste des bouffées de flous souvenirs, des émotions intenses, invoquées lorsque le monde pèse les jours depuis et à venir. M’embraser de Charly, le ket de sept ou huit ans, neuf peut-être. Prisonnier dans le corps d’un adulte, carrefour karma loupé ? Prochaine sortie le néant ? Il sourit céleste, lui, grand maître des cages à poules et du point zénithique de la balançoire en  course courbe. C’est lui, Charly, un Hermès pas fini, roi de la ronde des plaines de jeux et de ses jeunes âmes errantes, ses seuls amis. Charly, l’innocent heureux, enfin parfois je crois, mes pensées embrumées par la houle et les brumes mémorielles. Je ferme le yeux, ressens de la joie et de la tristesse, dans cet ordre-là, comme toujours lorsque ma cinéphilie croise le destins d’anti-héros confrontés à l’injustice. La super malédiction des fines mécaniques à l’antimatière du rationnel. Veillez à ne pas perturber l’équilibre d’un adagio sous peine de malédiction… Jim Morrison hurle « personne ne sortira d’ici vivant », je vous aurai prévenu.

Charly, oui Charly.

adultisme

J’ai revu Charly hier soir. Le souvenir diffus se rationalise, avec la crainte de l’étiolage des illusions. Ce ne fut pas le cas. Premier élément : le film est adapté du roman d’anticipation Des fleurs pour Algernon de l’auteur américain Daniel Keyes, cueilli en solderie l’année dernière, mais pas encore lu. L’estampille S-F me gave en bouquin. Deuxième élément : 1968 date de sortie de Charly, l’adaptation. Un an avant ma naissance, mais l’année de ma conception inimacculée. Troisième élément : l’acteur principal Cliff Robertson, aucun souvenir de lui, et pourtant, dès les premières images bingo de l’anamnèse. Quatrième élément : le logo « Selmur Pictures Presents », rédigé en lettres blanches entourée d’un « S » – jaune vif – serpentant (Hermès, encore) autour des crédits, le tout inscrit sur un fond rouge tout aussi vif. Fascinant. Contraste fort et visuel typique de la fin des années 1960, début des 70’s. Nous y sommes. Cinquième élément : Dès les premières images ça roule de source, prend aux tripes. Cliff Robertson en impose, tant dans son espace en retard que dans sa progression vers le pic cognitif, entropique. Équilibre. Face à lui, Claire Bloom resplendit de tout son charme de déesse égyptienne cryptique. Sa coupe de cheveux me fascine, noir corbeau droit, austère, son visage économe d’expression, d’une beauté médusante. Elle observe depuis le haut, et communique avec le bas, agit stabilisatrice. Elle porte le soleil en pendentif au bout d’une chaîne, à des moments-clés (je pense), Charly s’en approchera trop près sans le moindre orgueil, et chute. Sixième élément : je ne comprends pas comment j’ai pu (ou est-ce un glitch mémoriel ?) visionner ce chef-d’œuvre aussi jeune qu’affirmé. Dans ma boucle synaptique : l’enfant adulte triste l’enfant adulte triste l’enfant adulte, triste. Images célestes et sourires perdus. STOP ! Aucun écho de l’immense cynisme du récit parallèle de Charly et d’Algernon, une souris de laboratoire, lointaine parente de Thésée.

Précision : tous deux suivent un programme de stimulation cognitive. Je ne l’ai pas encore spécifié, mais le quotient intellectuel de Charly tourne autour des 75, soit selon la Table de la classification des Q.I. : « Parfois classable comme stupide, souvent faible d’esprit ». L’opération est un succès, et Charly – en quelques semaines – surclasse le mot génie.

Septième élément : la cruauté… mis à part la douce et belle Alice Kinian (Claire Bloom), tous les adultes dont le champ gravitationnel influence celui de Charly, rampent dans la médiocrité : soit par « détachement » scientifique égotique, soit pour flatter leur psyché malade de machos minables. Ce monde vicié remugle fort, Charly le dénonce (de manière prophétique) lors d’un speech face à une meute d’ombres tapies au fond des illusions. Il est seul sous la poursuite lumineuse.  Huitième élément : L’intelligence émotionnelle de Charly ne suit absolument pas l’explosion de la partie fonctionnelle, un déséquilibre diagnostiqué « suffisante collatéralité ». Son amour « bénin » pour Alice se transforme en émoi adolescent, pour atteindre en un violent crescendo la libido d’un pervers sexuel. Aucun souvenir des aspects borderline, de la scène de — quasi — viol, des envolées psychédéliques et surtout des nombreux emprunts au cinéma expérimental.  Leur idylle sera au final courte, belle, intense. J’en retiens ces phrases magnifiques : « The plural of mouse is mice. The Plural of spouse must be spice ». Neuvième élément : la bande-son totalement folle de Ravi Shankar !

Quand ai-je vu ce long-métrage ? Quand ? Et pourquoi ai-je été autant marqué ? Aucune idée, j’y réfléchirai quand de serai descendu de ma balançoire…

microscopisme

Des tripes à l’analyse plus cérébrale, Charly s’attaque de tant de manières, et résiste aux assauts. Ce drame d’anticipation, tant le livre que le film, assène une vision du monde carrément dégueulasse de justesse : l’humain ne pourra jamais produire autre chose que la souffrance et la guerre… c’est violent, ça interpelle ! Mis en scène de manière efficace, le long-métrage prend son temps afin que l’empathie se distille, aidé par une manipulation habile des hémisphères cerveau gauche / cerveau droit, grâce, ô grâce, à l’usage brillant du split-screen et autres visuels trip sous L.S.D. Quel choc ! Lors du visionnement, je suis resté sans voix devant cette singularité… Le réalisateur Ralph Nelson maîtrise à tous les étages : narration impeccable, montage audacieux, casting fabuleux (l’ancien monde contre le nouveau monde, l’insensible intellect, les conventions contre la superficialité d’une société à l’abandon… tellement visionnaire), l’obsédante musique, etc. tout concourt à saturer graduellement le spectateur, à le surstimuler intellectuellement. Ça bouscule dans l’hallucinatoire, sans pour autant s’égarer. Surgissements : connexions à d’autres marqueurs subjectifs du 7e : L’étrangleur de Boston, 2001 :  l’odyssée de l’espace... Tous datent de 1968, je l’ignorais, et partagent des éléments esthétiques. L’ère du temps, peu d’humour. Les messages de régression sociétale fusent en tous sens, peu entendus… foutu Vietnam. L’étrangleur de Boston, le rôle d’une vie pour Tony Curtis transmuté en serial killer. Richard Fleischer sublime totalement le fait divers et lui apporte à la fois un travail technique énorme et une puissante viscéralité. 2001 : l’odyssée de l’espace… je me lancerai pas dans le démontage des mécaniques métaphysiques entremêlées de Clark et Kubrick. Partage de visions de mondes désabusés, dystopiques… Je pourrais ajouter à cette courte liste La planète des singes,  nettement plus classique. 

La fin du monde en continu… je replonge la tête dans mon bac à sable.

A propos de Gauthier Keyaerts

Mon univers basé sur un principe de « sculptures sonores et visuelles », repose sur l’écoute, l’observation et l’instinct. J’aborde la musique, la photographie et la vidéo de manière « physique », organique. Cette approche peut se matérialiser –- au final — sous forme de concerts, de performances, de scénographies, de créations radiophoniques, d’installations ou encore se pérenniser sur disque… peu importe. J’ai récemment tenté l’expérience -– exutoire –- de l’écriture, modestement, mais passionnément… et avec ce même penchant pour l’action la plus spontanée possible.

7 commentaires à propos de “#été2023 #05 | Fleurs séchées…”

  1. Très beau texte. Il m’a fallu un moment pour comprendre, des relectures. Recherche sur le film, Charly, voir de quoi il s’agissait. Mon qi n’est-il que de 75 ? L’allure et le style du texte, original, singulier.
    Merci.

    • Bonjour Cécile… je comprends tout à fait la nécessité des relectures (un immense merci d’avoir fait cet effort, c’est précieux), j’ai travaillé sur la consigne dans l’optique de la « pensée en mouvement », et d’échanges entre différentes facettes d’une même personne (ces points de vue connectés, mais en « nuances ») : « inconscient, conscient, analytique », avec l’événement dramatique se déroulant dans en toile de fond (dans ce film magnifique). Parfois les phrases sont des murmurations plus que du sens narratif, oui. Cela fait un moment que j’agis dans la transversalité prose / poésie / essai / le ressenti… je ne me soucie plus des règles d’usage, sans les oublier, sans prétention… Mon but n’est pas l’hermétisme, juste une envie d’oser aller au bout d’une langue à épuiser, et de courir librement dans ma plaine de jeux. Belle journée !

  2. Je n’ai pas vu Charly. Mais j’ai suivi avec curiosité et plaisir l’épuisement analytique que tu en fais. Un dépouillement méthodique, un effeuillage mémoriel. Virtuose.

    • Merci Jean-Luc, lorsque j’ai regardé la vidéo de François, j’ai repensé à ce film merveilleux… pourquoi ? Aucune idée ! Mais j’ai ressenti l’urgence d’en parler en travaillant sur base de la consigne… ce qui ne doit pas trop se ressentir, je n’ai pas cherché différents styles et niveaux de langage, mais peu importe. J’ai besoin d’impulsions émotionnelles pour écrire. Je suis incapable de m’exercer sans un objectif en vue, aussi ténu soit-il… c’est parfois bien difficile et frustrant du coup ! Belle journée !

    • Tu connais mon regard d’enfant émerveillé par tout ce qu’il croise (quand je suis en safari image)… cette photo c’est un détail d’une porte de garage à la peinture défraichie, à deux pas de chez moi. L’émerveillement du rien.

  3. Hello Jérémie!!!!!! Si tu as l’occasion de le mater fonce… je me suis pris (à nouveau) une sacrée claque, quasi 45 ans plus tard. C’est rare de ne pas être déçu, l’enfance étant le haut lieu de la sublimation, souvent le hiatus entre souvenir émotionnel et regard d’adulte (blasé) est énorme. Merci pour ton message… je vais tenter différentes approches lors de cet atelier, la convergence s’opère en coulisse. Je t’embrasse!