#été2023 #08 | de ce côté-ci du monde (5)

Si j’en parle c’est qu’elle avait le même prénom qu’elle; elles ne se connaissent pas, ne se sont jamais vues tout en connaissant l’existence l’une de l’autre

En bas de la maison, un sous-sol entier transformé en studio d’enregistrement, plus loin une pièce aveugle ou quelque chose de similaire à une cave (« derrière les bouteilles, il y a un endroit où tu trouveras… » avait-il un jour glissé à l’une de ses filles – l’aînée – il en avait deux d’un premier lit et avait plus confiance en l’aînée, il avait une idée supérieure de la hiérarchie, probablement parce qu’il n’avait pas été à l’armée : trop jeune pour être incorporé (il était de 26 je crois bien) il avait été malade, juste après la drôle de guerre, une tuberculose osseuse qui l’envoya en soin à Berk-plage pendant quatre ou cinq ans, il en réchappa mais garda tout au long de sa vie une claudication qui se marquait encore plus lorsqu’il faisait trop chaud, ou trop froid) – il s’amusait d’un peu tout, racontait des blagues, peut-être pas au début de sa vie d’adulte mais plus tard, une fois qu’il eut eu fait avec sa première épouse ces deux filles dont il n’eut jamais la garde – il en eut peut-être le souci, mais ce n’est pas ni avéré ni certain – il avait vendu son magasin (haute-fidélité, télévision, lumières et sons) juste après son divorce pour en ouvrir un autre, intitulé « Mégawatt » dans une autre ville de province, plus grosse, éloignée – il disait des habitants de cette région « tous des imbéciles, je me permets d’être trivial, mais c’est comme ça en traitant avec eux, qu’on devient méchant » et il rigolait doucement – il ne fumait pas, ne buvait pas mais adorait le vin, ne jouait ni ne s’adonnait à la luxure, très peu pour lui, adorait autant le bateau les plantes et la nature – la musique, la musique d’ambiance qu’il vendait, qu’il enregistrait dans son studio du sous-sol (pop easy-listening reprises piratées ce genre plutôt tiède mièvre qu’on n’entend que de loin) – tout à fait à l’aise financièrement, une grande maison blanche au toit de chaume sur les hauteurs de la ville, grand jardin (il aimait les arbres, à la naissance de sa première petite fille il planta un chêne non loin du garage de la caravane, pour la seconde un if destiné à devenir majestueux au coin nord de la maison, pour la troisième un autre de même essence un peu plus haut), grosse voiture allemande et, apparemment, tomba amoureux de sa secrétaire-comptable, ils se marièrent sans inviter sa première progéniture (il n’en eut pas d’autre car il n’en voulait pas, ce n’était pas négociable), la fille avait quinze ou vingt ans de moins que lui – blonde, yeux clairs, corps taille mannequin – elle n’avait pas trente ans – lorsqu’il lui fit quelques avances, elle se refusa, « jamais hors-mariage disait-elle », puis finit par céder lors du voyage de noces aux Canaries – il y avait des photos qui les réunissaient, elle portait un tailleur et un petit chapeau incliné vaguement coquin genre groom de la même teinte bordeaux, lui un costume prêt-à-porter de couleur indéfinissable, tous les deux souriaient de toutes leurs dents – prise dans un salon des arts ménagers au Cnit qui faisait alors fureur, puis d’autres images avec leurs chiens (des papillons nains), le nom du premier était Whisky – une petite bête à la queue en panache blanc à laquelle lui s’était tout à fait attaché, puis ils en eurent deux autres qu’elle prénomma et qu’elle se mit en tête de dresser – on enterra Whisky au fond du jardin un jour de décembre – lui ne voulait plus d’enfant et peut-être s’en accommoda-t-elle ou elle lui en voulut, rancœur soumission humiliation – elle se défendait, au travail elle était la femme du patron et ne s’en laissait compter par personne – elle avait un côté loyal, elle l’aurait aimé de toute son âme s’il n’avait été aussi égoïste, les enfants c’était non, les vacances indiscutables : bateau-camping-caravaning sur les bords de l’océan, lui tractant la caravane et elle le bateau avec sa propre voiture, un des premiers catamarans de cette mode qu’il barrait seul (elle agonisait et la voile et le camping), et le travail, plus la cuisine le soir, plus tenir la maison propre, laver repasser nettoyer ranger cuisiner laver nettoyer ranger s’abîmer dans un désir inatteignable de propreté – ainsi durant vingt ans, trente ans, puis il vendit le magasin à ses employés groupés en coopérative ouvrière à laquelle elle ne coopéra pas, mais elle garda le poste de comptable jusqu’à ses soixante ans, carrière complète retraite méritée, pour son départ on lui offrit un aquarium, son mari défaillait, ses chiens remportaient des coupes aux compétitions de gymnastique canine qu’elle fréquentait assidûment les week-ends depuis quelques années, on aurait sans doute pu en déduire qu’elle y retrouvait quelque aficionado d’agility mais elle n’avait pas le goût pour la gaudriole, elle surveillait son langage hors ses rares moments de colère, elle soignait sa coiffure, ses vêtements, sa mise et sa posture comme celles de ses bêtes, puis la sénilité vint à son homme et elle commença à s’en désintéresser – elle préférait la vie et peut-être celle de ses chiens – elle le plaçait dans quelque maison de soins pour les moments, de plus en plus nombreux, des compétitions – elle revenait et le trouvait prostré, contre lui elle s’emportait, elle le ramenait à la maison, on le diagnostiqua et elle le mit en soins palliatifs, une grande chambre au rez-de-chaussée qui, au loin, donnait sur une forêt – elle voulait vivre, et lui commençait à mourir – quelques semaines, ce furent des obsèques, dans une abbaye l’une de ses petites filles (l’aînée) joua pour lui la chaconne de Bach, l’instrument qu’il a contribué à acheter et la musique qu’il aime – on le pleure, elle moins – mais une vie, quand même – l’héritage, les frictions, la chaumière, les voitures les bouteilles de vin : « rien, elles n’auront rien, tout est à moi » disait-elle à son avocat qui n’en pouvait mais – les arbres des petites filles, on ne sait ce qu’ils devinrent, elle n’en a cure, jamais mère, jamais grand-mère, il se peut qu’elle le regrette mais les regrets ne sont jamais, pour elle ni pour personne, de rien – et puis ses chiens meurent, elle n’en reprend pas, quelque part, un appartement de deux pièces – seule

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end