#été 2023 | #12 Le long du cimetière

Le feu repasse au vert. Machinalement, ma main se déplace du volant au levier de vitesse, mon pied enfonce la pédale de débrayage, le reste suit, on avance de quelques voitures puis tout revient à sa place initiale. Tel un ressort, la queue de voitures, un instant allongée, se rétracte comme une limace. Ou plutôt comme un escargot. Dans la coquille de mon habitacle, je reporte mon regard sur le tableau de bord, tous les appareils de mesure à ma disposition, un compte-tours, un compteur de vitesse, une jauge d’essence, un thermomètre, un estimateur du nombre de kilomètres que ma voiture peut encore parcourir avant d’être à sec, un moyenneur de consommation. Sans compter ceux que contient mon portable sur le siège vide du passager, et ni ceux de mon personal computer. Même le feu tricolore mesure un temps de passage et la file des voitures progresse lentement le long du mur du cimetière Saint-Pierre. Un mur haut. Sans issue. Seul un portail d’entrée, un peu plus loin. En face, le dépôt des tramways. Ce n’est pas mon embouteillage habituel. Je suis en vacances. Les enfants sont à la montagne, mon mari aussi, je vais chercher un panier bio à la place d’une collègue. En revenant, je prendrai quelque part des œufs au chocolat parce que dimanche c’est Pâques. Dans moins d’une semaine. Je me demande ce que j’ai fait entre leur départ, samedi, et cette fin du lundi après-midi. Seule, en vacances, est-ce que j’en ai profité ? Ça veut dire quoi, « profiter » ? Et « collègue », qui à Marseille ne veut pas tant dire compagnon de labeur que copain, je n’ arrive pas encore à saisir si ça s’emploie pareil au féminin. Il faut des années pour connaître la langue d’une ville, et peut-être jamais si ce n’est pas là qu’on a appris à parler. Jamais je ne dirai qu’Elise, mon amie d’études, mon amie parisienne, est ma  « collègue ». L’idée me fait franchement sourire et soudain je me souviens d’un dimanche soir, c’était un an peut-être après mon mariage, je ramenais Elise à la gare d’Épernay, je revois le boulevard, les marronniers, les lumières des voitures commençaient à s’allumer, je me revois disant que oui, se marier changeait quelque chose, que je me sentais plus libre. Quinze ans plus tard je ne saurais répéter mes paroles précises, ni ce que mon amie avait pu comprendre, ni ce que je voulais dire exactement par là. Elise m’avait juste fait remarquer comme c’était toujours au dernier moment que se disent les choses importantes. On a passé deux jours à bavarder de rien, et là il y a un train et on n’a plus le temps. J’arrive au feu. Rouge. Je serai du prochain passage. Sur ma droite, au-delà de la grille d’entrée du cimetière, j’aperçois une première allée, des caveaux de pierre grise. Je n’ai aucun mort ici. Je n’ai pas beaucoup de morts en tout. Mes grands-parents, à Louviers, une autre tombe dans un village sous les pommiers, une autre encore à Épernay, dans sa belle-famille. Je me demande s’il est normal, à bientôt quarante ans, d’avoir si peu de morts. Je me mets à penser à la guerre de Corée, et pourquoi cette guerre-là en particulier ? Je revois un monument sombre, des corps de bronze en armes avec casque et fusil qui montent à l’assaut. Deux fois je suis allée à Washington, deux fois on m’a montré tous ces monuments. La guerre de Corée m’est étrangère et lointaine, même mes parents étaient encore enfants. Est-ce un tour que me joue ma mémoire pour m’obliger à la fouiller, pour me faire rechercher des liens entre un cours d’histoire au lycée, un événement traumatique et une information entendue ces jours-ci sur un pays dont je ne connais rien, sauf le nom de quelques industries, et que les vers à soie y sont préparés en soupe, une fois qu’on a déroulé le fil de leur cocon ? Je me demande pourquoi les morts de Corée ne sont pas les miens. Pourquoi il ne le seraient pas. Le trafic se fluidifie après le croisement, empêchant mon esprit de se laisser aller au libre cours des pensées, obligeant mon œil à regarder le gps en biais. Je suis mal à l’aise, craignant tout à la fois de me mettre en butte à l’agressivité des conducteurs qui me suivent, si je roule trop lentement, et de rater le lieu de la distribution de l’AMAP, si je roule trop vite. Je ralentis d’ailleurs un peu précipitamment, quand je localise sur la gauche l’entrée du parking d’une entreprise de déménagement. C’est là.

Au retour dans un sursaut je prends conscience que je n’ai pas compté mes deuils les plus récents, mes deux morts prématurément. Aucun d’eux ne repose ici, mais la cause de mon oubli est ailleurs, dans mon trop-plein de peine, même si dix et douze mois ont passé, respectivement. Puis-je parler d’amis ? À Marseille je n’ai personne de proche comme Elise, je n’en ai jamais eu, et ces deux absents ne l’ont pas été. Mais c’était des gens qui comptaient. Delphine, emportée contre son gré, ni une amie vraiment, ni une collègue, mais une compagne de loisirs. Nous faisions du scrapbooking ensemble. J’en sais peu sur Delphine, à part que depuis dix ans elle se battait contre le cancer, et que ce faisant elle était source d’une joie de vivre qui ne devait rien à l’optimisme ni à la frivolité, mais s’accompagnait au contraire d’une pensée philosophique et politique. Un soir, en sortant de l’atelier, nous avions vu des enfants de tous âges repartir par grappes de la « maison pour tous », leurs activités annulées sans préavis, parce qu’un élu avait besoin des lieux pour une réunion. Elle s’était indignée à voix haute contre le « fait du prince » et cette expression que je connais, mais que je ne me suis jamais autorisée à employer, est restée gravée en moi. Je continue à lui porter une estime profonde et inconditionnelle. Je l’ai saluée une dernière fois dans la chambre mortuaire, au crématorium. Pas ici. À Aubagne. Et puis une urne. Delphine, poussière d’Osiris. Ses paupières soulignées d’un trait de khôl derrière ses lunettes carrées. Ses yeux ouverts sur le néant. Elle qui ne croyait pas à l’éternité.

Et lui, Alex, je ne sais même pas en quoi il croyait, ses cendres flottent dans l’océan immense, livrées et emportées, de quoi s’est-il délivré ? Alex mort de son propre gré et sans sépulture fixe, Alex mort, mort, mort, son regard transparent comme de l’eau, une source de lumière, yeux de toute beauté et qui vous transperçaient, je n’arrive plus jamais à regarder en face une photo de lui. Et puis les morts non dites, les enfants qui ne sont pas nés, et si Elise ne s’était pas confiée, je n’aurais pas deviné sa stérilité, ensemble nous avons beaucoup pleuré. Et les deuils sans qu’il y ait mort d’homme, le troisième enfant dont on décide, finalement, qu’on ne le fera pas, et puis cette perte en particulier, dont il m’a fallu plusieurs années pour comprendre qu’elle est aussi vraie qu’une autre, et que le chagrin ressenti quelques mois après lui avoir parlé pour la dernière fois était dû à cette rupture définitive, ce n’était pas une dépression, ce n’est pas mon caractère, mais un deuil oui, si difficile à repérer parce que c’est un deuil invisible et que lui continue à être vivant quelque part sur la terre. C’est le lien qui est mort. Pas l’affection, sinon je n’aurais pas autant souffert, c’est la fréquentation qui a disparu, exactement comme après un décès, et je me demande ce qui diffère entre cette disparition et une rupture amoureuse. Je serre le frein à main.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.