#été2023 #08 | le livre de sable

Un homme est assis sur la plage. Le sable encore chaud rend à l’air ce que le soleil lui a donné durant la journée. Douceur en fluide qui inonde les talons de souvenirs encore chauds et qui coule entre les orteils en débordant de générosité. Qui engloutit les mains jusqu’aux poignets, qui colle à la peau pour faire carapace. Dans le polissage du temps, chaque grain raconte l’histoire de cette terre et mer dans autant de pages qui reposent en tas, qui reposent en plages, qui tapissent le fond des mers et couvrent les déserts. Poussière de roches, fragments de coquilles et de squelettes coralliens. Perles de quartz, de micas, de feldspaths, sédiments millénaires. À la rencontre des hommes, l’histoire profonde de la terre et de ses matériaux primaires venue se mêler aux gouttes perdues de ketchup, de sueur enfantine et de crème solaire.

Sable lisse et humide, ratissé par le va-et-vient des vagues en bordures, aspirant ses proies dans le plus bas du ressac pour les offrir au sable, pour en faire du sable, pour les rendre au sable. Et l’eau qui inonde, et l’eau qui se retire, et le sable qui roule, qui efface, qui polit. Qui, vague après vague, redonne à l’endroit où l’immense étendue d’eau salée vient lécher le rivage, toute la netteté originelle d’une pente douce et impeccablement lisse comme si l’absence y avait toujours régné. Comme si l’oubli y était maître, comme si le temps n’avait pas de prise. L’eau qui s’abat, le sable qui efface. Une danse à deux temps, musique éternelle que recouvrent parfois les cymbales d’un vent strident, les percussions d’un orage violent, le chaos destructeur d’un ouragan mais qui retrouve toujours le métronome des vagues.

Un livre fermé dans l’obscurité de l’intérieur d’un sac fermé. Pages cachées, endormies, inoffensives. Livre oublié et pages muettes. Un homme, assis sur la plage, qui regarde devant lui et un livre, dans son sac posé juste à coté. La surface ondulée du sable sur la plage raconte une multitude d’histoires. Chaque creux, chaque bosse en est une. Chaque gouffre, chaque montagne est la trace d’un événement. L’empreinte imparfaite du pied d’une femme (grande, petite, brune, rousse, grosse, maigre) qui a marché pour aller se baigner, la trace fugace d’un homme (vieux, jeune, manchot, cul de jatte, à la peau noire, blanche) pressé de la rejoindre, autant de creux et de bosses parfaitement anonymes, en tous points similaires. Une mer de vagues immobiles, un désert de dunes minuscules, un recueil d’histoires mystérieuses qui sont toutes différentes mais qui laissent des traces identiques. Et un autre livre au contenu inconnu, au fond d’un sac, qui dort dans l’obscurité.

Les grains de roches scintillent sous la lumière rasante. Elles racontent les épopées terrestres, les volcans, les explosions de lave, les séismes, les tsunamis, les chutes de météorites. Elles racontent les batailles des monstres, la mort et les disparitions, la vie et les naissances. Elles reflètent les étoiles du ciel dans le miroir de cette plage, elles répondent aux constellations par des tourbillons que le vent soulève, elles imitent les étoiles filantes dans le fracas des grandes vagues qui dispersent le sable dans le ciel. Et prédisent enfin l’avenir avec ses catastrophes, ses moments de paix, le pas de la femme et celui de l’homme qui laisseront pour unique traces quelques bosses et quelques creux pour qu’ondulent encore et toujours le filage du temps, comme un sablier immobile et perpétuel.

Sur les pages du livre endormi, les lettres et les mots s’attachent, les phrases s’écrivent, les histoires se délient. Comme des grains de sable qui raconteraient l’homme, la femme, l’enfant, le rêve passé et à venir. Sur les pages du livre endormi, les creux et les bosses de la plage de sable ont la forme de lettres soigneusement imprimées, de lignes délicatement tracées, de pages savamment ordonnées. La couverture rigide garde au chaud les pensées, le marque-page en fils de soie tressés enrubanne la tranche épaisse des pages découpées au cordeau qui sentent encore l’encre et la découverte. L’homme assis sur la plage plonge la main dans son sac, saisit l’ouvrage et le sort du sac. Posé à plat dans ses mains ouvertes, l’homme regarde le livre comme s’il ne l’avait jamais vu.

L’homme devrait savoir que toutes les histoires qui existent sont écrites avec le sable de cette plage. Une poignée de sable suffit pour écrire tous les livres qui existent et qui existeront. Ce n’est pas le sable qui manque, ce sont ceux qui y plonge la main. Ce ne sont pas les histoires qui manquent, ce sont ceux qui les racontent. Et puis il y a ceux qui laissent filer le sable dans leur main et qui regardent chaque grain tomber et rejoindre les autres grains de sable sur la plage jusqu’à former une bosse, une dune, une montagne. Une trace semblable à toutes les autres et pourtant unique. Ceux-là se disent qu’au lieu d’écrire des histoires, mieux vaut les vivre. Assis sur la plage, l’homme ferme les yeux. Il commence à percevoir les phrases de sable s’échapper du livre de sable et lui raconter son histoire.

Dans le creux de ses mains, le livre qu’il regarde s’efface peu à peu. Il sent le fluide chaud lui échapper des doigts, glisser dans sa paume et couler sur ses jambes. Ce livre qu’il n’a jamais ouvert révélait peut-être le chemin vers l’ailleurs. Il aurait pu l’emmener sur les routes d’une autre vie, vers un autre horizon, sous la plume d’un écrivain qui lui aurait montré les portes à ouvrir. Il l’aurait emmené dans des aventures sorties de son imagination. Il lui aurait soufflé à l’oreille la vie qu’il lui avait choisie, s’en remettant à son talent, ses désirs et ses rêves. L’homme assis sur la plage se lève et, d’un rapide coup de main, se libère des derniers grains de sable encore sur ses jambes. Il referme son sac, le porte sur son épaule et quitte la plage en direction de ville. Il quitte aussi le grand livre de sable et tous les histoires qui restent à écrire. Il laisse au sable les histoires écrites par les autres.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

4 commentaires à propos de “#été2023 #08 | le livre de sable”

  1. Comment ne pas penser à J.L. BORGES et son roman LE LIVRE DE SABLE, évoqué sur une page de CAIRN :

    « Le livre-univers
    10Selon les termes de son auteur, « Le livre de sable » (1975) porte sur un objet inconcevable [20]
    [20]
    Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard,…. Le narrateur, bibliothécaire à la retraite, reçoit la visite d’un inconnu venu lui vendre un livre sacré trouvé en Inde. Ouvrant ce volume au poids inhabituel et aux caractères inconnus, il s’étonne de voir que la numérotation des pages ne respecte pas l’ordre des nombres entiers naturels : « Mon attention fut attirée par le fait qu’une page paire portait, disons, le numéro 40514 et la page impaire qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination comportait huit chiffres [21]
    [21]
    Ibid., p. 551.. » De même, une ancre – un petit motif dessiné – vue sur une page disparaît aussitôt : on a beau rouvrir le livre à cette même page, on ne retrouvera jamais l’illustration. Le vendeur explique : ce livre s’appelle « le Livre de Sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin [22]
    [22]
    Ibid., p. 552. ». Le narrateur l’ouvre à la première page et constate que des pages jaillissent entre cette page et la couverture. Le livre est infini : « Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. Je ne sais pas pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d’une série infinie peuvent être numérotés dans n’importe quel ordre [23]
    [23]
    Ibid.. »

    11Le narrateur décide d’acheter ce « livre diabolique ». Mais il devient vite fou car il veut vérifier si ce « livre impossible », ce « trésor », est bien infini. Il le feuillette jour et nuit : « J’examinais à la loupe le dos et les plats fatigués et je repoussai l’éventualité d’un quelconque artifice. Je constatai que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, durant les rares intervalles que m’accordait l’insomnie, je rêvais du livre [24]
    [24]
    Ibid., p. 554.. » Le narrateur ne tarde pas à vouloir se séparer du « livre monstrueux », de cet « objet de cauchemar », de cette « chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité [25]
    [25]
    Ibid. ». Ancien bibliothécaire, il sait que la meilleure façon de perdre un livre est encore de l’abandonner dans une bibliothèque en veillant à ce qu’il ne soit répertorié dans aucun catalogue. Dans les sous-sols de la Bibliothèque nationale où il a travaillé, sont conservés les périodiques et les cartes. Endroit idéal pour perdre un ouvrage. C’est là que, profitant de l’inattention des employés, il décide de déposer le livre de sable.

    12Dans ces trois textes, Borges imagine des objets (bibliothèques, livres) qui réalisent le vœu de rassembler en un seul lieu la totalité du savoir. Ce savoir fini et néanmoins immense s’avère inépuisable pour le mortel. L’homme est bien peu de chose devant cette totalité et deviendrait un dieu s’il parvenait à la posséder. La bibliothèque est un univers qui absorbe les hommes et le savoir. Seul un livre total qui résumerait tous les autres, un livre cyclique, ou un catalogue des catalogues qui recenserait tous les volumes de la bibliothèque, garantiraient une vision globale de la totalité et enserreraient cet univers. Mais un tel ouvrage est ou bien introuvable ou bien dangereux, comme en fait l’expérience le narrateur du « Livre de sable ». Ce désir d’un savoir absolu, qu’il prenne la forme d’une bibliothèque inépuisable ou d’un livre total, renvoie à la conception d’un Autre complet et consistant. Cet Autre absolu, voulu par les différents narrateurs de ces récits, s’avère pourtant impossible. Les univers que Borges invente semblent au premier abord clos sur eux-mêmes. Totalitaires, ils relèvent du cauchemar et inspirent l’horreur. Néanmoins, « La Bibliothèque de Babel » comme « Le livre de sable » comportent une faille. Le circuit qui va d’un conte à l’autre est celui d’une démonstration de l’incomplétude de l’Autre. Cette démonstration use des ressorts logiques du paradoxe des classes. »

    • Merci pour toutes ces infos. C’est drôle parce que si je connaissais l’ouvrage par son titre, j’en avais un vague souvenir pour l’avoir lu, sûrement, dans mes jeunes années. Mais je n’ai pas eu conscience de m’en rappeler au moment d’écrire mon texte. Pourtant, en cherchant sur mon ordinateur, je me suis rendu compte que je l’avais téléchargé assez récemment (moins de trois ans, durant le confinement sûrement) mais là non plus, je n’en ai pas le souvenir. Pas fini d’être étrange ce livre de sable.

  2. « Une poignée de sable suffit pour écrire tous les livres qui existent et qui existeront. » Merci pour ce beau texte, Jean-Luc !

  3. Le sable et la nature qui contiennent toutes les histoires, tous les événements, et nous manquons à les raconter… Très beau texte. Merci !