#été2023 #04bis | 13 juillet

Lundi 13 juillet 1992. Elle le prit dans ses bras. Le serra contre elle, fort. Avec désespoir. Avec rage. Rage d’avoir trop longtemps attendu. De n’y avoir plus cru. Maintenant, il était là, il était né. Ils arrivaient tout juste de Paris. A son âge, quatre heures et quelques de vol, ça avait dû être éprouvant. L’aéroport était plein de monde. On attendait des proches, ou on les quittait, les joues humides de larmes de tristesse ou de joie. Ils s’étaient longtemps crus abandonnés. La grossesse avait tardé à arriver. Ils avaient prié, nuit et jour. Puis un matin, sa fille avait appelé. C’était un cadeau de Dieu. Il aura un grand avenir. Sera un homme important. Déjà, il ressemblait à son grand-père. Elle le prit dans ses bras. Ressentit la satisfaction d’être à la tête d’une famille nombreuse. Grand-mère pour la huitième fois. De régner sur autant de têtes. Elle le prit et le serra, avec une force presque bestiale. Il sentit son odeur. Un parfum doux. Une douceur qui ne le quittera jamais vraiment. Des années plus tard, en retrouvant certaines de ses affaires, il retomba sur cette première impression, nichée dans un de ses voiles. Elle lui avait sauté à la figure, presque intacte. Il sera médecin, comme tant d’hommes qui se respectent. Il soignera les gens et gagnera beaucoup d’argent. Ou avocat, il servira la justice. Ou architecte, dans le pire des cas. On imaginait déjà son avenir. On le voyait marié, à la tête d’une famille nombreuse. Il n’avait pas plus d’un an. Elle avait l’odeur de la barbe à papa.

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Samedi 13 juillet 1996. Tu te souviens encore de son regard, dur et froid. Tu te souviens de son expression, tordue. Elle qui t’avait toujours aimé, avec toute la tendresse du monde, qui t’avait toujours donné le sentiment de compter pour quelqu’un, dans ses yeux, il y avait de la haine, du dégoût. Et toi, de tes yeux coulèrent des larmes. Beaucoup de larmes. Un garçon, tu le sais, ça doit être fort, ça ne doit pas pleurer. Mais ce jour-là, tu as pleuré, sans pouvoir te contrôler. Tu es allé vers ta maman, tu lui as parlé de ce regard, un regard qui te faisait peur, on t’a consolé. Mais non, t’a-t-on dit, elle ne te déteste pas, elle est juste fatiguée. Allez, sèche tes larmes, tu es un grand garçon. Tu ne l’as pas reconnue, ce jour-là. Elle était malade. Ta tristesse a dû lui faire de la peine. Cette idée te mine encore. Tu ne savais pas, tu étais encore trop petit, qu’elle souffrait d’un cancer, qu’il ne lui restait pas longtemps à vivre. Un jour, c’était trois ou quatre semaines plus tard, tu t’es réveillé, et tu les as trouvés tous réunis dans son petit appartement du troisième étage. Elle est morte la nuit. Pas dans son sommeil. Elle a beaucoup souffert. Tu es retourné vers le lit à la hâte et tu as enfoui ton visage dans les draps. Non pour essuyer tes larmes. Il n’y avait pas de larmes. Un garçon, ça doit être fort, ça ne doit pas pleurer, ça ne doit pas s’effriter. Tu ne pleurais pas. Tu avais juste peur de voir son cadavre.

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Dimanche 13 juillet 1997. Connaissez-vous le jeu du rideau ? Je n’en ai jamais compris les règles. Il n’y en avait pas vraiment. On l’avait inventé. C’était notre jeu à nous. Ca nous appartenait. Et déjà, dans l’avion, j’y pensais. J’y ai pensé toute l’année, je n’attendais que ça. A nouveau, cet été, on jouera au jeu du rideau. Au début, il s’agissait de se glisser dans un rideau. Pour quoi faire ? Je ne sais plus. Se cacher, peut-être. Surprendre les adultes. Progressivement, les règles disparurent. Puis disparut le rideau. Il n’y avait même plus de jeu. Finalement, tout s’est mis à porter ce nom : les histoires qu’on se racontait, les scénettes qu’on improvisait… On jouait à imiter mon oncle, celui qui souffrait d’obésité morbide, qui faisait rire tout le monde, à lui inventer des aventures loufoques, pour se foutre de sa gueule. Il nous faisait honte. Il n’était pas digne de la famille. On ne voulait pas de lui. Ma mère, quand elle jugeait qu’on avait trop mangé, nous mettait en garde : « Vous allez finir par lui ressembler ! » Il ne semblait pas avoir conscience de toutes les insultes qu’il se prenait. Il passait son temps à sourire. Me prenait dans ses bras. Me donnait des surnoms affectueux. On lui donnait des surnoms moqueurs. On l’imaginait tombant, incapable de se relever, basculant sur le dos, comme une tortue. Sa femme, qui souffrait d’obésité morbide, comme lui, serait tombée, comme lui, basculant sur le dos, comme une tortue, comme lui, et tous deux seraient morts, épuisés, abandonnés par tous. Aujourd’hui, tous deux sont morts, suite à de graves complications. Parfois, ma cousine nous cuisinait des hot-dogs. C’est quand les adultes s’absentaient. Ils étaient bons, ses hot-dogs.

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Mardi 13 juillet 1999. Une porte qui se referme. Promesse de montrer un jeu. La porte verrouillée. Contre le lit plaqué. Refus d’ouvrir. Dans le salon, les adultes parlent de choses et d’autres, sans se douter de rien. De cette langue, infecte, qui tourne, se glisse dans les moindres recoins de la bouche, tourne, tourne encore. Tu veux partir tu as honte peur de faire de la peine la porte est fermée tu veux appeler tu ne veux pas appeler verrouillée tu cherches des excuses. Dans le salon, les adultes sont fiers de leur situation, même s’ils ont leurs soucis. Il faut s’en aller, aller loin, s’enterrer loin, disparaitre, mais je ne peux pas. Il est plus fort que moi. Il m’écrase. M’écrase de son humanité. Son regard est plein d’humanité. Sa langue est pleine d’humanité. Tourne sa langue dans ma bouche. Son corps m’écrase. Papa et maman m’ont toujours appris à être poli. Ne pas décevoir. Et les idées dans ma tête se bousculent dans ma bouche sa langue m’étrangle sa langue me maintient en place son humanité je ne peux rien faire, et les adultes ne viennent pas. Ils parlent de leurs soucis. Ou de religion. Dans ce pays, c’est important, la religion. Ca vous inculque des valeurs. Du savoir-vivre. Le respect. Beaucoup, en Occident, manquent d’éducation, n’ont pas de valeurs. La nuit est tombée. Ils sont rentrés. L’enfant, honteux, ne sait pas comment aborder le sujet. Il hésite. En parlera. N’en parlera pas. Il m’a embrassé, dit-il. Comment ça ? Dans sa chambre. Il voulait me montrer un jeu. Une colère l’envahit. Contre son fils. Il m’a maintenu contre le lit. Il a rentré sa langue dans ma bouche. Elle a le regard froid, dur. Tu aurais pu en parler avant. Elle fulmine. Pourquoi avoir attendu ? Je vais avoir l’air de quoi, devant ta tante ?

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Vendredi 13 juillet 2001. J’attendais avec impatience le jour du départ. Dans mon petit sac, j’ai rangé les affaires dont j’aurai besoin : des cahiers de vacances que je ne remplirai pas, des livres sur les tortues, les dinosaures ou le système solaire, divers magazines dédiés au jeu vidéo, des cahiers de mots fléchés et, indispensable, ma Gameboy Color avec ma cartouche de Pokémon Cristal. J’imagine déjà notre arrivée dans l’aéroport de Damas. L’attente devant le carrousel à bagages. Les hommes, pauvres, nous aidant à poser les bagages sur le charriot, en échange de notre générosité feinte. Une petite pièce, pas plus. Et en allant dans le hall d’entrée, plein de femmes pleurant le départ d’un proche, on chercherait les têtes connues, avant de se précipiter vers tous ceux qui nous avaient manqué, oncles, tantes, cousins, cousines et autres proches, pour les prendre dans nos bras, se remplir de leur affection. Les « kochanie », je m’en souviens encore. Je me souviens de leur humanité, dans leur regard, dans leur voix, dans leur étreinte. De la confiance dans la vie qu’ils nous donnaient. Avec eux, tout semblait moins terrible. Comment douter d’eux ? Aujourd’hui, j’ai moins de sentiments. Je me suis replié. Peut-être m’ont-ils oublié. J’ai, je crois que c’était cette année-là, un souvenir bizarre. On les avait retrouvés dans le hall de l’aéroport, comme chaque année. Il y avait une femme, élégante et belle, d’une grande maigreur. La connaissais-je ? Je ne savais pas qui elle était. Elle avait quelque chose de magnétique. Elle avait vêtu sa maigreur d’un chemisier et d’un jean. « Viens, on va retrouver ton oncle » me dit-elle. Elle, elle me connaissait. Mais le plus étrange, et je ne m’en suis aperçu qu’après coup, c’est que cette phrase avait été dite en français, un français correct, sans accent, qui m’avait fait un drôle d’effet. C’est comme si on n’était jamais parti. Comme si tout ça avait été un rêve.

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Mercredi 13 juin 2005. Tu vas dans la cuisine. Tu les entends parler, rire. Des Indonésiennes, des Mauritaniennes. Il y en a une, haute en couleur. Elle parle avec entrain. Elle rigole avec bruit. On rigole autour d’elle. Elle porte en elle un soleil qui réchauffe, qui tue le désespoir. Son regard est plein de feu. Elle est pleine de joie de vivre. Quand tu repenses à elle, ça te rend triste. Généralement, les Indonésiennes, du moins celles que tu as connu, sont exubérantes. Elles sont occupées à cuisiner ou, quand on a fini de manger, à tout nettoyer. Elles mangent après tout le monde. Elles mangent froid. Ailleurs, on regarde la télévision, on joue aux cartes, on parle de choses et d’autres, de politique, de religion. Les Mauritaniennes sont plus introverties. Elles n’osent pas te regarder dans les yeux. Mais elles sont gentilles. Tu aimes rester auprès d’elles. Tu les écoutes parler, rire, chanter, et tu aimes ça, même si tu ne comprends pas tout. On te l’a souvent reproché. On pourrait te juger. Tu as une éducation, toi. Une instruction. Une position sociale. Ce ne sont que des domestiques. On te reproche de te mélanger à elles, de les aimer, plus encore que ta propre famille, de les trouver intéressantes. Certaines ont une instruction. Il y en a une qui a fait des études de médecine. Elle est diplômée. Mais elle n’avait pas les moyens d’exercer. Ou peut-être que c’était mal vu qu’une femme soit médecin. Peut-être lui a-t-on mis des bâtons dans les roues. Et avec la grande pauvreté qui touche certains pays d’Asie du Sud-est ou d’Afrique de l’Est, elles n’ont pas le choix. Alors elles vont, au Moyen-Orient, se faire domestiques, pour que leur mari et leurs enfants puissent se nourrir. Parfois, l’argent qu’elles envoient est détourné, ou une partie est réquisitionnée. Elles se font battre, parfois violer, et dans tous les cas, pendant ces années de calvaire, elles subissent le mépris des gens et mangent froid. Mais toi, tu les aimais plus que tous ces gens. Elles te manquent.

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Jeudi 13 juillet 2006. Il nage, avec difficulté. Ses bras lui font mal. Ses jambes lui font mal. Il fait plusieurs longueurs. Il voudrait bien n’avoir pas à subir ça. Lire. Jouer à sa console de jeu. Sa Nintendo DS. Ecouter de la musique. Il ne peut pas. Il doit nager. Encore et encore. Il faut profiter de la piscine jusqu’au bout. Le soleil tape fort. Il y a le chat, un chat de gouttière roux, qui vient, se prélasse au soleil, avant de rentrer. Il nage. Il faut nager. Encore. Toujours. Il est obligé de nager. Même s’il a mal aux bras, aux jambes, au dos, même si ça l’emmerde. On lui a fait comprendre que la paresse, c’est mal vu. Qu’il est un homme, maintenant. Que son oncle finirait par ne plus l’estimer. Son oncle travaille à faire de lui un vrai homme. Attention, tu ne te tiens pas correctement. Attention à la position de ton bras, tu n’es pas une femme. Son oncle a du mépris pour les hommes efféminés et les homosexuels. Il fait plusieurs longueurs. Il ne veut pas les décevoir. Il persévère. Il déteste ça. L’après-midi, on nage encore un peu, puis on regarde des films. Beaucoup de blockbusters. Des films de super-héros, certains très bon, d’autres imbuvables, sans saveur. Le chat vient demander des câlins, avant de repartir. Il aime la solitude. Il aime se mettre à l’écart. Lire des livres. Ecouter de la musique. Jouer à Animal Crossing. On le lui reproche. Il pourrait passer du temps avec la famille. Le reste de l’année, c’est impossible.

2 commentaires à propos de “#été2023 #04bis | 13 juillet”

    • Merci. Il y a énormément de gens qui écrivent magnifiquement ici. Et tout le monde a envie d’apporter quelque chose. C’est ce qui fait que je suis ici. Je ne sais pas quel est exactement mon niveau. J’ai envie de transmettre des choses que j’ai eu du mal à dire, par le passé.