#été2023 #04bis | Week-ends non homologués

Le geste d’écrire est comme celui de poser un doigt sur une dent cariée en appuyant soudain très fort : la douleur portée à son extrême est aussi suivie d’un calme énorme. L’étrange dans cette affaire est que la dent malade est une dent qui manque.

christian bobin, l’eloignement du monde

1| STRUCTURE :  ce qui résiste au changement.

 Structure narrative : ce qui persiste malgré les changements. Dans un vieux carnet rouge de ses dix- SEPT  ans, lors d’un exil volontaire, elle avait noté quelque chose, entendue ou lue. Toujours à court de papier à cette époque. C’était dans ce même carnet à spirales qui avait perdu son dos de couverture qu’elle avait recopié le livret de famille. Transcrites aussi les adresses postales importantes, à cette époque on écrivait aux gens, aux siens en priorité. L’écriture apprise à l’école servait selon elle à mieux parler aux gens, aux siens en priorité. Profitant de la distance géographique pour se rapprocher des êtres autrement, en innovant, pas de téléphone personnel à cette époque, elle se promettait d’écrire des lettres. Mais la vie se surpeuplait étrangement. Vivre dans la capitale la confrontait à la multitude, au magma des déambulations sous terre, dans le métro puant et au-dessus plus cossu ou pagailleux. Être d’ici ou d’ailleurs ne semblait pas pouvoir coïncider. Seule dans sa chambre de bonne au 6ème étage, elle y réfléchissait souvent dans les nuits du samedi au dimanche, le reste du temps elle étudiait.

2|AVENTURE : ce qui arrive d’imprévu, de surprenant ; ensemble d’évènements qui concernent quelqu’un. Synonyme de Destin selon l’ancienne acception.

Aventure personnelle : tout ce qui ne ressemble pas aux expériences de vie collective connues, répétitives et prévisibles dans un environnement donné. En gros, tout ce qui se passe au sortir de l’enfance et de l’adolescence dans un éloignement consenti ou forcé. On dit aussi que la naissance est une étape cruciale de l’aventure, il y a un avant et un après. Les mères en parlent constamment entre elles depuis qu’elles ont procréé. Aujourd’hui, elles prêtent attention aux conditions matérielles et psychologiques de cette aptitude fonctionnelle. Il n’y a rien de plus aventureux que de mettre au monde un autre humain. Tous les jours et les nuits de la semaine sont concernés, et pas seulement les samedis et les dimanches… À les entendre, cela ne doit plus être une fatalité mais un choix lucide. La maternité est une aventure, une charge aussi. Les doubles journées ne font plus rêver de médailles patriarcales. L’aventure s’arrête où le désir n’est plus le plaisir. Les femmes s’interposent et s’interpellent pour que l’aventure soit consentie.

3|CONJECTURE :  opinion ou conclusion formée sur la base d’informations incomplètes. Se perdre en conjectures : être perplexe devant la multiplicité d’hypothèses envisageables.

C’est ce que toute narratrice ressent face au décompte des nuits de samedi à dimanche qu’elle a vécues depuis sa naissance. Elle ne songe guère à remonter plus haut dans le temps ce soir. Elle pense que c’est la même chose pour ses personnages qui ont subi eux aussi l’impact de ce système, mesures du temps arbitraires. Un seul critère pendant longtemps : la sacralisation du repos dominical truffé de bondieuseries et celle des jours fériés, respirations collectives des masses laborieuses dont aucune et aucun ne gardent le souvenir précis, sauf si, pour un exercice d’atelier ultérieur, l’événement survenu entre le samedi et dimanche a été suffisamment marquant et mémorisé. C’est plutôt le calendrier généalogique des naissances et des morts qui aide à retrouver les éléments de récit. Cela se compte en années et l’arbre laisse plonger ses racines ascendantes jusqu’à l’inconnu sidéral. On en a perdu en route. Aller chercher un calendrier des années 20 ou 30, vérifier telle ou telle date possiblement exploitable dans des calendriers plus récents, est-ce bien nécessaire ? Mathilde ne garde qu’une année à la fois, dans leur cuisine, et elle glisse le calendrier mural de l’année d’avant, derrière celle en cours. Elle les arrime à un grand calendrier plus ancien en carton illustré  – qui lui plaît encore – elle le fixe avec de gros trombones en acier. Le temps tombe facilement dès qu’on bouge les pages du mois. On écrit souvent dessus. Les notes griffonnées n’excèdent pas quatre mots, beaucoup sont écrites en abrégé. Le temps noté est lui-même éphémère. Il lui manquera toujours des informations pour sortir des conjectures, pour des relevés fiables et ponctuels à partir des aventures individuelles et collectives. Le temps est  un moissonneur aveugle, fictionnel aussi, par simple oubli de ses traces concrètes ou trop discrètes. On ne retient pas tout, fort heureusement. Ce n’est pas à lui qu’on en veut.

4|GAGEURE :  Pari (assortiment de jauges).

                      LITTÉRAIRE Action, projet, opinion qui semble relever d’un défi, d’un pari

Tu penses tout de suite à Hand in cap … au handicap. Le pari des turfistes qui comparent le poids des jockeys avant une course et cherchent à équilibrer les pertes de chance en fonction de cela. Tu es très âgée à présent et tu sais ce que ça veut dire. Du samedi au dimanche, surtout la nuit, comme celles des autres jours, ta vie ressemble à une traversée des réminiscences, tu remontes sans arrêt le temps…. Tu dors de moins en moins, te réveille en sursaut, tes douleurs gériatriques te servent d’alarme intérieure, tu es une fabrique à cauchemars saugrenus que tu hésites à raconter aux gens autour. Tu sais que ça peut casser l’ambiance.

L’autre jour, à table, l’amie qui dit, en souriant, à son mari : – Tu me tues avec ton pessimisme ! Lui n’a pas répondu, ils se connaissent par cœur…

Avec la mélatonine et la lecture du coucher les retours de mémoire diminuent, tu les sabotes le plus possible, mais tu ne prends aucun hypnotique, tu restes en alerte, la poésie non plus ne sauve pas des idées noires. Si c’était efficace, on le saurait. Tu as 97 ans et tu ne sais pas si tu vas mourir samedi ou dimanche, peut-être entre les deux. « Mourir dans son sommeil » est soi-disant la meilleure méthode, la plus indolore et sereine. Avec un peu de chance, le SAMU sera saturé, et on ne viendra même pas te réanimer.  La gageure, c’est d’être prête, comme pour un voyage, un gala  ou un mariage, avoir tout préparé, ne pas être trop déglinguée et effrayante. C’est pour cela que tu te remets chaque soir un peu de poudre de riz sur le nez, ça sent l’enfance. Tu fais les choses à l’envers, tu t’habilles pour te coucher, et tu restes en robe de chambre la journée. Tu ne t’en vantes pas à tes proches, ou aux infirmières qui passent en coup de vent, tu fais la pseudo dépendante Gir 3, seule ton auxiliaire de vie est dans la confidence… Elle seule saura ce qu’il faut faire le moment venu pour expliquer aux gens et cela te rassure énormément… enfin, un tout petit peu plus…

5|SEPULTURE :

LITTÉRAIRE Inhumation, considérée surtout dans les formalités et cérémonies qui l’accompagnent. Lieu où est déposé le corps d’un défunt. Violation de sépulture

Elle y pense, tu t’en doutes. Déjà l’année dernière, la veille de la fête des mères, un samedi, elle a dit qu’elle avait failli y passer. La nuit qui a suivi, elle a dit – Non, ce n’est pas possible. J’attends des invité.e.s, je ne peux pas leur faire ce coup – là… Encore un moment … a-t-elle ajouté en rouspétant, c’est le titre d’un livre de centenaire célèbre. Il a piqué la phrase adressée à son bourreau par un condamné à mort tout aussi célèbre …  Alors pourquoi pas elle ? Elle leur avait raconté tout un tas d’histoires un peu glauques sur des morts et des mortes mal accompagné.e.s. Elle avait des idées très arrêtées à ce sujet et même des idées saugrenues pour sa propre disparition. On en parlera plus tard.  Seules les plus conventionnelles et gérables ont été respectées. Une sépulture d’écriture a été négociée… plutôt facilement.

6| VITICULTURE : La viticulture est l’activité agricole consistant à cultiver une certaine variété de vigne qui produit un fruit pour la consommation humaine : le raisin.

La nuit du samedi au dimanche, chaque année, le premier week-end des vendanges, tout le monde est harassé et courbaturé… On tombe comme des mouches après la douche, on voudrait pourtant profiter de l’ambiance, des retrouvailles ou des découvertes de nouvelles recrues, la plupart jeunes et enthousiastes. Les machines à vendanger et le covid ont fait disparaître  ces tablées humaines de sécateurs et de porteurs. Les vignes en pente sont des gageures elles aussi. L’eau coupée de vin sert de carburant aux muscles, il en faut des quantités industrielles au pied des ceps en bout de rangée. Les regards s’y accrochent car il n’est pas question de boire seul.e et avant les autres. Les plaisanteries fusent dès qu’il y a  désertion suspectée ou même intention imaginée. Il y a parfois des grincheux, des trop sérieux, des pas trop fûtés, des chefs de meute, des bons vivants et des paumés, filles et gars, il y a surtout le patron et la patronne  qui veillent au grain, lui oscille entre  commandement militaire et bonhomie de surface un peu grivoise, il faut remplir la benne et ne pas rater son tour à la cave coopérative, c’est là qu’on perd le plus de temps. Pour lui, surveiller le pesage, les chiffres de degré du jus de raisin et les équipes de vendange en même temps est impossible. Il a toujours un ou deux hommes de confiance, des fils pas trop rebelles, et les femmes sont là pour la nourriture et la lessive. Elles se plaignent ou se réjouissent selon le comportement des troupes. Ce n’est qu’un vieux souvenir. Aujourd’hui, pour les vignes en pente, les rares vendangeurs viennent en camping-car, ou sont logés dispersés chez l’habitant, ils font leur journée selon des horaires non extensibles et connaissent la réglementation sur le travail au noir répréhensible. Ils vont vite et cherchent à rentabiliser leur présence sur plusieurs sites. La fermeture des frontières au moment du covid a  fait prendre conscience du caractère précieux de cette main d’œuvre temporaire. Les viticulteurs font aujourd’hui appel à des agences d’intérim pour s’assurer des effectifs suffisants et ils bataillent pour y parvenir.  Sur les surfaces à peu près plates, ils arrachent les vieux ceps et replantent de nouveaux cépages avec l’écartement qui permet le passage de la vendangeuse à moteur.   Nostalgie des vendanges d’antan

7.AFFILURE : partie oblique du grain d’orge du clou […] qui doit être placée vers l’intérieur du pied. (Maréchalerie)

L’homme est fier sur son cheval de race, il a les moustaches de l’époque, il est habillé en militaire, il connaît le monde paysan et surtout les vergers et les jardins. Il a été boulanger, le reste encore sous l’uniforme. Aucun souvenir de sa voix. C’était un taiseux disait sa fille. Il est mort deux ans après sa seconde épouse suite à un un bref  passage en maison de retraite. Il est mort bizarrement. Il avait été déraciné. Il ne voulait pas encombrer sa fille et son gendre, être de trop dans cette maisonnée à marmaille nombreuse. Les petits allaient le voir à l’hospice, il leur gardait ses gâteaux secs, il avait le même sourire que leur mère, sans doute celui qu’il lui avait légué pendant sa tendre enfance. Il avalait des tubes et des tubes de Lactéol , il redonnait les emballages vides, sa fille l’approvisionnait en quantités phénoménales. Sans doute des séquelles de la guerre et de l’angoisse trimballée toute sa vie.  Enfance brisée de ses deux gosses, méchamment bousculée par la mort maternelle. On ne laisse pas un homme veuf se débrouiller seul. On lui cherche une remplaçante. En ce temps -là, on faisait venir des Italiennes désireuses de se faire naturaliser… L’Italie Mussolinienne était une lourde incitation à l’exil.  Celle -ci fit l’affaire, propulsée par une ou deux sœurs du beau cavalier aux yeux bleus, peu disposées à s’occuper des deux orphelins. Une intrusion qui fit beaucoup d’éclats dans la vie de la plus jeune.  -Tu comprends, j’avais eu mon père pour nous deux pendant deux ans, il s’occupait bien de nous, il nous faisait tout, il faisait à manger, il me lavait, tout … je te dis, et voilà qu’elle débarque, qu’elle enlève toutes les photos, les affaires de maman dans la chambre, moi je ne comprenais pas, j’en voulais à mon père… La belle-mère comme l’affilure mal plantée au pied de  la jeunesse d’une enfant inconsolable. Leur relation ne fut jamais bonne parfois orageuse et violente, mais elle lui a fermé les yeux.  Entre-temps encore des vicissitudes. Les  nuits de samedi à dimanche pas beaucoup moins intéressantes à raconter que leurs destins respectifs contrastés. L’affilure implacable et tordue de la malchance.

C’est une chose souvent éprouvée : cet abîme entre un savoir lourd, embaumé dans les livres ou les morales, et l’humeur aérienne de la vie qui va . On peut ainsi être instruit de tout, et passer  sa vie dans l’ignorance absolue de la vie. Ce ne sont pas les livres qui en sont la cause, mais la parcimonie d’un désir, l’étroitesse d’un rêve. Au fond si la vérité nous fait parfois défaut, c’est parce que nous avons commencé à lui manquer, en prétendant la régenter et la connaître.

Christian BOBIN, Le huitième jour de la semaine

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

4 commentaires à propos de “#été2023 #04bis | Week-ends non homologués”

  1. « Le temps tombe facilement dès qu’on bouge les pages du mois. » j’adore cette phrase ! et cette pépite d’humour noir : « Mourir dans son sommeil » est soi-disant la meilleure méthode, la plus indolore et sereine. Avec un peu de chance, le SAMU sera saturé, et on ne viendra même pas te réanimer. La gageure, c’est d’être prête, comme pour un voyage, un gala ou un mariage, avoir tout préparé, ne pas être trop déglinguée et effrayante. C’est pour cela que tu te remets chaque soir un peu de poudre de riz sur le nez, ça sent l’enfance. Tu fais les choses à l’envers, tu t’habilles pour te coucher, et tu restes en robe de chambre la journée. Tu ne t’en vantes pas à tes proches, ou aux infirmières qui passent en coup de vent, tu fais la pseudo dépendante Gir 3, seule ton auxiliaire de vie est dans la confidence… Elle seule saura ce qu’il faut faire le moment venu pour expliquer aux gens et cela te rassure énormément… enfin, un tout petit peu plus…

    • Merci beaucoup pour ce commentaire. Il n’en a pas suscité d’autres et je m’interroge. Ce texte me paraît plutôt artificiel a posteriori ( voir surnuméraire), mais je n’ y ai pas perdu de vue mes personnages et je leur confie le soin de montrer ce qui est le fond non fictionnel du roman, ou plutôt des romans possibles dans le roman. C’est compliqué d’écrire à plusieurs voix. N’est-ce pas ? Ce trait d’humour noir bien involontaire repose sur des projections pas tout à fait irréalistes. C’est juste l’invention de s’habiller pour aller se coucher qui me fait rire. J’aime la pseudo excentricité des personnes âgées qui ne raisonnent pas comme les autres. Il n’y en a pas assez je trouve…

  2. Pas artificiel du tout, mais énigmatique, et qui trouvera sûrement sa place dans l’ensemble du récit. Si on savait où les propositions nous mènent ou ce qu’elles nous font écrire, on ne les ferait peut-être pas.

    Oui, faire les choses à l’envers !

  3. C’est l’exercice qui m’est apparu très énigmatique. Je suis partie des mots qui me sont venus à l’esprit; l’un après l’autre avec une terminaison semblable, un peu dure. C’est avec ces outils que j’ai ramené de la matière. Mais c’est comme creuser à la petite cuillère un crassier abandonné depuis longtemps. Je me suis faite à l’idée que ça n’était pas utile de chercher à comprendre ou à faire comprendre. J’ai simplement résisté à l’envie de déserter la consigne. Raconter des trucs qui n’existent pas ou que j’aurais bricolés pour avoir l’air d’être dans le coup ne m’a pas intéressée. Ecrire dans la langue pour moi , ce n’est pas la malmener pour un résultat pas trop probant. Ecrire , c’est écrire ce qui s’offre à moi dans l’air des mots des autres ( certains autres et pas tout le temps).