#été2023 #05bis | La lapine noire

Il était en fonction en même temps que lui. Ils ont travaillé ensemble quelques années. C’était avant. Leur relation a évolué, enfin, lui a changé. Le courant passait moins. Le malheur, ça éloigne, c’est certainement l’instinct de protection. Quand ils se croisaient, ils se saluaient d’un mouvement de tête. C’est triste tout ça. Ces enfants ont grandi, il croit qu’il y a des photos de sa famille, en pique-nique avec eux dans la forêt, elles doivent traîner au garage. Ils étaient tous réunis, ils jouaient au foot. Il n’aime pas regarder tous ces vieux trucs, ça lui donne le bourdon.

La mairie ne comprend pas ma demande, c’est la meilleure de l’année. C’est simple, on fait comme au stade, on donne au vigile une photo des gens interdits d’entrée. Ils ne rentrent pas, qu’est-ce qu’il y a de compliqué à comprendre. Je ne gère pas un hospice ou un asile, je gère une médiathèque. Où est-il dit dans mon contrat que je devais gérer des vieux fous, comme celui-là, où. Je n’ai même pas parlé des bruits qui circulent, ça fait beaucoup pour le même personnage. Et le Vigil qui me dit que des fois il le voit sortir alors qu’il ne l’a pas vu entrer. Je n’en ai pas parlé non plus, je suis trop bonne. Trop bonne, trop conne comme on dit, j’aurais dû mettre tout ça dans mon rapport. Est-ce que ça aurait changé quelque chose, courageux comme il est le nouveau maire.

C’était quelqu’un à l’époque, il était leur trésorier. Il jouait en régionale, le gamin était bon aussi. Il avait du caractère, en double, fallait le voir engueuler ses coéquipiers. Il fallait s’appliquer, il ne supportait pas de perdre, son gamin ne devait pas être à la fête tous les jours à la maison à ce qu’il dit. Mais il était toujours partant pour un remplacement ou pour donner un coup de main. Il ne l’a pas vu depuis quinze ans, peut-être. Il ne sait pas qu’il habite toujours ici. Il ne l’a jamais croisé dans un gymnase depuis. Un sacré coup droit, qu’il dit admiratif.

Nous on l’a eu au CP à Jean Moulin. Je me souviens bien de lui, et du lapin qu’il amenait en classe, un gros lapin noir. Non, une lapine, elle s’appelait Pomponnette.
Elle mordait cette saleté, interdit de la toucher. On avait juste le droit de la regarder. Nous avons passé une bonne année, enfin moi, toi je ne sais pas. Il était fait pour ce métier, ma nièce qui l’a eu quelques années plus tard, m’a dit qu’il s’en moquait de son travail. Des fois en cours il partait en vrille, il sortait carrément de la classe et il revenait cinq minutes plus tard. Les gamins étaient tout seuls en classe, non, mais il ne devait pas être clair. Avec le monde d’aujourd’hui et tous ces gens, ça doit les user. Combien il y en a qui parle français dans une classe, hein, combien. Ils te le boufferont vite fait le lapin. Tu ne dis rien, tu ne dis jamais rien. Il a toujours sa femme, je crois. C’est ma nièce qui habite à côté de chez eux. Je l’avais vu sa femme aux fêtes de afin d’année, ils avaient l’air heureux, elle était belle. Oui sûrement que je m’en souviens à cause de ça.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.