#été2023 #06 | Une colère faramineuse

L’argent est le passage à l’acte, l’argent réalise le passage entre la réflexion morale du bien et du mal et tous les passages à l’acte, réalise le passage entre le domaine mental et son besoin d’une référence sûre et tous les gestes sans le moindre doute qui viennent s’interposer entre la pensée de ce qui est bien et le passage à l’acte.

TARKOS, L’argent
  • C’est à cause de l’argent qu’elle a foutu sa vie en l’air !
  • Du fric, elle en avait besoin, cela faisait plusieurs semaines qu’elle était partie. Elle ne voulait ou ne pouvait plus revenir « comme une fleur ». Au début, elle pensait  plutôt, je me suis cassée, plus personne à la maison, la mère hospitalisée, un gros truc qui fait peur à tout le monde, le père trop occupé par son boulot, le petit frère qui me gonfle, il y en a que pour lui maintenant, le C.A.P raté, je suis majeure dans quelques mois maintenant, je n’ai plus de compte à rendre… Je me tire… On verra bien… J’ai bien le droit…C’est l’occasion…Et puis, j’ai envie de revoir la mer…
  • Tu n’as pas su exactement ce qui se passait pour elle, réellement ?
  • Non, je l’ai su beaucoup plus tard, les parents inquiets n’ont pas voulu en parler, ils avaient trop honte ou lui, pensait qu’il fallait lâcher un peu la bride, c’était une enfant surprotégée, des médecins et des  psys tout autour pratiquement, depuis sa naissance… Tu comprends ?
  • Oui, mais tu as l’air d’insinuer que ça a mal tourné…
  • …  Pas facile à raconter, pour faire court… elle a fait une mauvaise rencontre… Un type en bagnole… Elle faisait du stop… Il l’a embarquée… Et elle … Oie blanche…Ne connaissant rien des marlous … Elle s’est fait prendre au piège… Elle a atterri là où il ne fallait pas… Elle était mignonne… La mère disait que c’était sa hantise, on parlait de la « traite des blanches » à cette époque… Elle redoutait ce moment de la majorité pour la gosse immature… Un poussin, je te dis… La cage ouverte brutalement… Et là, la cata…
  • Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont cherché à la rattraper ?
  • Non, au tout début, elle téléphonait en PCV. Elle a même envoyé quelques cartes postales. Elle avait encore un peu d’argent qui lui restait. Le père ne l’avait pas laissé partir sans, il disait qu’on pouvait maintenant tester son autonomie, qu’elle apprenne à se débrouiller seule…qu’elle avait été trop couvée, qu’il fallait qu’elle fasse ses expériences. Pour lui, elle était en vacances… Le manque d’argent la ferait revenir… lui apprendrait la valeur des choses…Le stop c’était à la mode… Et d’ailleurs il avait d’autres chats à fouetter… très inquiet pour sa femme, des aller-retour incessants entre chez eux et la clinique, à 100 kms au moins une fois par semaine seulement. Un homme au dépourvu  quoi, pas finaud pour un sou parfois… surtout sur ces questions de fragilité adolescente. Il avait une très bonne relation avec elle, elle le manipulait facilement. Complices devant les exigences et les injonctions maternelles contraignantes. Elles deux formaient un binôme étrange fait d’attachement et de reproches permanents.  C’était l’enfant problème à la maison, tout  semblait avoir été organisé autour de sa croissance difficile. Mais c’est la mère qui la connaissait le mieux, confusément, elle savait les risques… Une mère anxieuse, une femme échaudée… passée par des histoires pas faciles elle aussi. Elle n’en parlait pas, bien sûr, sauf à ses cousines qu’elle ne voyait pas souvent et même pas à sa meilleure amie. Il y a des choses qu’on ne raconte pas…A une belle-sœur, un jour, elle avait glissé une confidence :  – Je ne veux pas que ma fille soit traitée comme une serpillière… Peut-être que c’est ce qu’on craint le plus qui finit par arriver… Non ?
  • Ton histoire m’impressionne. On dirait un cauchemar qui arrive lentement et qui envahit la tête. Comment as-tu su la suite ? A quel moment ça a vraiment déconné pour elle ?
  • Cela serait trop long à t’expliquer, il faudrait qu’elle écrive un livre … Elle  me l’a raconté par bribes, des années plus tard … Avec des récits parfois mythomaniaques… Elle s’était fabriqué une seconde personnalité  je crois, qu’elle voulait toute puissante et indomptable. L’argent de la prostitution lui avait fait perdre tout sens de la valeur des choses. Elle a vécu au jour le jour, profitant de son charme et de son look provocateur pour ramasser le maximum et dépenser au fur et à mesure … Elle a attendri certains hommes, s’est fait cravacher par d’autres, s’est retrouvée en prison entraînée par un gars aussi limité qu’elle pour grivèlerie et vols de chéquiers …  Finalement … Elle a déglingué sa vie mentale, est devenue menteuse, agressive, vicieuse et délirante, elle a erré de ville en ville  pendant des années… Laissant des dettes de train et d’hébergements impayés… Un calvaire pour les parents… qui ne l’ont jamais laissé tomber…Mais les relations sont devenues très conflictuelles. Une enfant ingrate, une fille perdue ? Cela semble évident…
  • Elle a donc survécu à tout cela ?
  • Le prix qu’elle a payé est vraiment exorbitant.  Je ne crois pas qu’on puisse accepter un tel coût. Sa nostalgie d’une enfance choyée est devenue monstrueuse, elle a valeur d’injustice pour elle et c’est irrémédiable. C’est une femme brisée par la duplicité et la lubricité masculine. « Le plus vieux métier du monde » qu’ils disent…  Quelle bande d’enfoirés !…
  • Ta colère est faramineuse… 
  • No comment…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

6 commentaires à propos de “#été2023 #06 | Une colère faramineuse”

  1. difficile à entendre et si dure, la trajectoire de cette fille que tu nous dessines là, dans ce rapport néfaste à l’argent, décomposé…
    oui qu’est ce qu’on paie en retour de nos actes, de nos mauvaises décisions, de nos ratages ?
    quel argent est-on prêt à mettre sur la table pour s’élever ou simplement être heureux ?

    • Oui, difficile à entendre et infernal à vivre aussi une trajectoire qui n’est grand hélas ! pas unique. « Vendre son corps » est encore banalisé, médicalisé, légiféré, railllé, méprisé et pourtant cela fait partie des zones glauques de nos consciences. Comment empêcher une femme ou un homme de se laisser piéger par la dégradation de sa propre image, par l’argent soit-disant facile. C’est un sujet tabou et j’ai failli hésiter à l’inclure dans cette ébauche de roman. Mais je crois qu’il est utile d’éviter les ellipses pour rendre compte de la réalité même f(r) ictionnée en Atelier. Parlons plus Parlons bien ! Sortons de l’Omerta du sexe. Ne parle-t-on pas d’argent « sale »… ce n’est pas moi qui ai lancé le sujet…

  2. Point sur les i ou entre les paragraphes, on en sort un peu assommé mais je crois que tu cherches cet effet, je trouve difficile par contre les visions contraires sur cette fille, à la fois victime de ce qu’elle est, de ce qu’on a fait d’elle et de ce qu’elle fait d’elle, on s’attache et se détache tout à tour, il faudrait des suites à ce texte pour savoir dans quels camps nous sommes, elle la personnage, la narratrice et la lectrice, mais c’est le jeu des formes brèves, des textes de recherches,

  3. Je suis intriguée que tu parles de « camp » à choisir et de lectrice à inclure dans ce dialogue qui est sans doute une confidence, une conversation à deux personnages qui aurait pu être enregistrée au magnétophone, ce qui explique son effet révélateur en coup de poing, ce que je conçois. Ce qui est raconté est très dérangeant. C’est comme si on entendait brutalement une histoire à laquelle une lectrice, toi par exemple, n’était pas préparée. Cependant pour moi, c’est moins la forme que le fond qui importe pour ce bout de texte forcément tronqué par l’exercice. La concision et la précision sont deux qualités que j’aime voir dans un roman. C’est un choix, en effet, de ne pas rajouter des fioritures pour pouvoir aller à l’essentiel. Les points étaient au départ des tirets de prise de parole, mais wordpress me les a mangés… J’ai eu la flemme de remettre en page. Je le ferai dans le PDF. Cette femme fera partie de ce roman, elle y a sa place, ou d’un autre. Rien n’est arrêté pour l’instant. La matière est dense et encore en fusion. Et puis pour sourire , relis l’assommoir de Zola, tu verras, c’est bien pire, et on ne nous demande pas de choisir un camp. On referme le livre quand c’est trop dur…

  4. Un dialogue que tu livres avec fluidité. La difficulté est grande.
    Je poursuis sur le point de vue, peut-être que tu peux passer plus près , aller chercher en quoi cela résonne à l’intérieur comme sensations, ressentis pour cette femme qui raconte. Elle ressent une colère faramineuse, mais d’où lui vent finalement cette colère, en quoi elle est intime ? Bravo en tous cas pour t’avancer dans ce dialogue avec aisance.

  5. La femme qui raconte, ne peut pas tout dire à la fois. Elle se contente de révéler à son interlocuteur ou son interlocutrice ( on ne sait pas encore qui c’est), les faits… Ce qu’elle en pense n’est pas exprimé dans cette conversation. Mais on se doute à la fin du texte qu’elle est ulcérée par cette situation et en fait porter la responsabilité aux prédateurs. Elle est au bord de l’insulte là, et elle se retient…Elle ne peut pas changer l’histoire… La connaître est un fardeau de femme. Merci Nolwenn pour ta remarque. L’intimité féminine est l’intimité de toutes les femmes, lorsqu’elle est violée, toutes sont concernées.Idem pour les jeunes hommes abusés.