#05bis #Sapo | grièche ou revêche

Il aimait l’obscurité afin d’être à sa façon le personnage principal

si c’est le mort qui est le personnage principal, on va devoir encore parler de lui : (s’arranger pour être le centre en ayant l’air d’être à la périphérie) : monter s’enfermer quand tous entament l’entrée, engloutir trois bouchées se lever et partir — oh jamais loin : vous n’aurez qu’à m’appeler—, grimper deux escalier pour s’enfermer dans son antre

la porte toujours fermée — revêche la porte—, et reprendre les mêmes petits formats, s’interrompre pour lire une page d’un de ses maitres à portée de main en plusieurs exemplaires sur l’étagère chargée d’esquisses et de cadres vides, relire tel passage de sa bibliothèque entre trois hachures, relire de préférence à voix haute ( Cendrars aujourd’hui comme ça tombe: Conrad ou Céline )

il hachurait beaucoup ça lui venait de l’usage répété du burin; certains dessins au Bic, les mêmes petits formats avec d’infimes variations, dès l’aube :  Bic, crayons de couleur sur papiers d’emballage, gouache… ses dessins numérotés glissés par thèmes dans des sacs de congélations étiquetés (et l’étiquette presque plus grosse que les dessins eux-mêmes), un peu comme les cadavres à la morgue sauf que lui chez lui dans son antre ce n’était pas dans des tiroirs, ça s’empilait du sol au plafond  

Il n’a plus ses oreilles quand j’arrive, sourd comme elle qui n’entendait plus depuis belle lurette… ce n’est pas pour lui mais pour elle qu’on m’engage son fils Jean me fait entrer pour : assister dans les tâches quotidiennes ( c’est la formule de politesse) et je comprends que l’un sans l’autre ça ne peut pas exister, trois mois que je suis là, je comprends vite ; elle se meurt et il la cajole à sa façon grièche, il la rabroue de baisers… il pose ses mains tachetées, l’âge et l’encre ensemble, sur ses épaules rapetissées et il l’embrasse ou il lui cueille une rose et il l’épépine avec son Opinel ( je te ferai un collier d’épine parce que tu es ma croix il l’a dit en riant très fort ) puis il remonte, il court… sa surdité jamais appareillée ou trop tard : s’équiper ça sert à rien puisqu’on a les livres et qu’on peut se faire un dessin, allez Colette je vous le sers ce petit coup de rouge

la musique lui manquait Debussy surtout Marie lui manquait les mains de Marie jouant les Partitas sur son demi queue pas accordé lui manquait

après Matisse faut balayer… après Matisse tu la fermes, — réac à sa façon, réac de l’art— … font plus que se regarder faire: impuissance

il n’aimait pas ses fils il n’aimait qu’elle et il aimait Marie les deux qui l’ont lâché; il aimait voir Colette boulanger : un Degas Colette. C’est un Degas il disait.

c’était dans l’œil une promptitude, la dextérité de la pupille contrebalançait la surdité tardive ; sourd t’empêche pas de causer, d’invectiver et même de cajoler : moi les mots je les préfère en silence il te le disait de sa voix de sourdingue.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

3 commentaires à propos de “#05bis #Sapo | grièche ou revêche”

  1. Très beau texte (sa façon grièche, les étiquettes plus grosses que les dessins, on verrait presque l’escalier qu’il monte et sa silhouette un peu raide) Merci