#Histoire 12# : Un cri, des notes de piano et une odeur d’algue

Il est tard. Il fait nuit. La pluie a rincé son pardessus et son sac à dos. D’un coup d’épaule, elle pousse la porte vitrée. Une clochette tinte au-dessus de la chambranle. Pendant quelques secondes, elle hésite à entrer. Le froid s’immisce entre sa veste et sa nuque. Elle referme derrière elle.
Aussitôt, une odeur d’algue moisie lui saisit les narines.
— Bienvenue à l’hôtel des Deux Falaises dit une jeune fille aux cheveux noirs coupés ras. Elle ne lève pas les yeux de son iPhone. Dans le petit trou formé par sa bouche, une bulle se forme, grossit et claque comme un corps chutant d’un immeuble. Des résidus de chewing-gum parsèment son rouge à lèvres aussi criard que la moquette du hall. Elle tente de les déloger avec sa langue. Grimace. N’y arrive pas.
— Nom, prénom, adresse.
Des informations simples, de base. Ses doigts tremblent en saisissant la fiche. L’email lui était pourtant bien destiné. “Chère Sarah Baumard, voici le numéro de votre réservation. Passé 72 heures, en cas de non présentation de votre part, l’intégralité du séjour sera débité”. Sur l’appli de son compte en banque, la somme correspondait. La transaction avait eu lieu une semaine auparavant, à 4h17 du matin précisément.
Elle avait tapé le nom de l’hôtel sur Google Map. Etretat, non loin du front de mer. 4 trains par jour depuis Paris. Sans changement. 63 euros aller-retour.
— La 217. Vous prenez là. Ensuite à gauche, au fond du couloir.
Elle monte les marches. Quelque chose ne va pas. Elle n’arrive pas à savoir quoi. Dans la pénombre, elle tâte le mur, pas d’interrupteur. La rambarde lui sert de guide. Parvenue au deuxième étage, elle prend sur sa gauche. Long couloir. Moquette rouge. Odeur d’algue. Elle avance. Et puis elle comprend. Ce qui ne va pas c’est ses chaussures. Ou plutôt le silence quand elles se posent. Comme si une ouate invisible recouvrait le sol, faisait tampon entre elle et les lieux.

Elle tâte les draps. Ils sont rêches. Au mur, une aquarelle qu’on dirait peinte par un enfant. Un bateau s’éloigne d’une baie. Un phare. Une mer agitée. Un ciel menaçant. Elle écarte les rideaux. Le lampadaire le plus proche de sa fenêtre clignote et s’éteint. La rue est partiellement plongée dans le noir. Des ombres dansent sur le bitume.
Elle défait son sac. Deux culottes, un jean, un tee-shirt qu’elle pose, parfaitement pliés, sur l’étagère. La paroi du coffre-fort ne réagit pas quand elle tape le code. Elle réappuie, rien. Rien non plus dans le minibar, pas même une bouteille d’eau minérale.
Elle consulte le menu. Sur la ligne fixe, tape 0 pour la réception.
— Une salade Caesar s’il vous plaît.
Un bâillement.
— Désolée Madame, il n’y a pas de roomservice ce soir.
Elle a faim mais aussi une légère nausée. Cette odeur d’algue qui ne disparaît pas. A la télé, les infos défilent. Elle n’en retient aucune.

A deux heures du matin, elle se réveille, un nœud dans le ventre. Il y a eu comme un cri ou un gémissement. Elle n’en est pas sûre. Elle retient sa respiration, se concentre. Une musique au loin. On dirait du piano. Et le gémissement ou le grincement recommence. Sur sa table de chevet, elle aperçoit un dépliant. En page 3, on peut lire : “Assainissement sensoriel. Forfait standard : seulement 65 euros TTC.” Elle appelle la réception.
— Pour maintenant ?
— Si possible, oui.
— Je vais voir si un technicien est disponible.

Une demi-heure plus tard, on frappe à la porte. Un homme. Petit, trapu, rasé de près, tient un cylindre métallique avec, aux extrémités, deux embouts en forme de pavillon d’oreille. Sur le cadran analogique, l’aiguille tremblote, frôle les 160-180. Il fronce les sourcils, passe devant elle, fouille dans sa poche. Il en sort un chiffon. En quelques gestes, il nettoie le filtre, le tube en laiton, rebouche le tout, déroule le câble, branche l’appareil dans la prise près de la table de nuit.
Il parcourt la pièce du regard, réfléchit un instant, se tourne vers elle.
— Des objets sur vous ? Bijoux ? Montre ?
Elle secoue la tête.
— On commence par le lit.
L’appareil émet un crépitement léger. Sous les oreillers, dans les replis des draps, le long des quatre pieds, sous la table de chevet, l’abat-jour de la lampe, sur chaque fissure, aux quatre coins.
Figée, Sarah l’observe, pendant qu’il garde les yeux rivés sur le cadran.

— A vous.
— Je…
— Penchez la tête sur le côté.
Un objet froid contre sa tempe. Elle sursaute.
— Ne bougez pas.
Le cri s’élève de nouveau, aigu. Une effluve chaude se diffuse, mélange de corps enlacés. L’aiguille tremblote, se tord, court à droite, puis redescend peu à peu vers les 75-60-55.
— Les bras.
Elle lève les bras. Des voix se mélangent. Celle d’un homme. Celle d’une femme. Vous semblez fatiguée ces temps-ci Sarah. Un petit congé vous ferait du bien.
Quelques notes de piano, déliées, sans mélodie. Le voyant ambre s’allume trois fois, puis s’éteint.
L’aiguille revient dans la zone normale.
Il éteint, sort un reçu de sa poche.
— 120 euros.
Le double de ce qu’annonçait le dépliant. Elle ne dit rien, lui tend l’argent. Il range l’appareil, sort sans se retourner.

Elle s’allonge sur le lit.
Le cri et les notes de piano ont disparu. L’odeur de l’algue aussi. Mais il y reste un chuchotement. Entêtant. Elle ferme les yeux. Ses lèvres se mettent à bouger malgré elle. Forme des mots qu’elle ne reconnaît pas.
Une voix sort de sa bouche.
Ce n’est pas la sienne.

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