Kerliver

Il y a bien tendu cette pluie qui dure depuis une éternité, le jour le plus long de toute une vie, tout pèse si lourd qu’on ose plus lever les yeux, plus question de les regarder-sur un bruit d’étrave de mer calme la voiture s’arrête enfin, mon père ouvre la portière alors prend fin immédiatement ce petit sonnet de gouttes sur taule, on voit, la buée laisse place au vernis temporaire des trottoirs, cette eau laiteuse bientôt impropre à cause de toute cette agitation; l’anxiété du départ laisse place à cette sourde envie d’arriver le premier, que tout soit bientôt fini, tout y est horriblement horizontal; bruit sourd du coffre, nous regardons dans la même direction, la lumière des réverbères colle au sol toute cette fièvre du départ et dépeint une série de codes, d’avertissements, tout s’organise au rythme maladroit de nos pas; l’ordre des choses, ma mère enfonce le cou dans son col, mon père porte les sacs tel un clairon avant l’offensive, ma soeur, elle essaie de faire plus que son âge-sur un pas différent notre histoire s’inscrit au sol de la même manière, si une enquête de police était ouverte le temps de cette traversée, nos versions seraient identiques, oubliant fièrement la voiture pour cette masse d’acier à l’odeur acre et aux freins stridents; l’arrêt de la pluie marque notre entrée sur le carrelage souillé, la longue attente, la transposition du ballet du dehors dans cet espace confiné donne presque le tournis, l’odeur de pluie et des gaz collés au sol monte progressivement au nez-de l’arrachement au sol détrempé, débute une bruyante chorégraphie sur fine pellicule d’eau; la gorge serrée; les dernières minutes avant le départ massif sur le quai, la redécouverte de l’air presque pur, se déroulent dans le silence , le goulot d’étranglement de la porte en bois usé nous fait ressembler à une bouteille qu’on vide, tout le reste est d’une infinie banalité, les conseils, les larmes qui se montrent ou qui se cachent, le dernier effort pour d’un bras monter la valise, le dernier regard toujours fuyant, la nuit des temps se tapit dans chaque au revoir, du moins c’est ce que je me dis en abandonnant mes chaussures déjà détrempées à cette soirée lourdement inoubliable durant laquelle un départ n’aura strictement rien changé.

Aux abords de la rue, l’herbe qui dépasse du trottoir trace la forme peu définit de petits ilots paradisiaques. Cet été là fut comme celui des films. Rempli d’attentes et se déroulant, lentement-image par image. L’eau ruisselant dans le caniveau invente sans cesse un chemin inconnu, une trajectoire secrète connue que d’elle, infiniment plus rapide si l’on se glisse dans la peau de son branche, mégot et surtout feuille. Du haut de mon petit arbre-ami, je regarde cette insouciante dans des feuilles qui dessine une foule silencieuse de petites boules aveuglantes. L’écho proche de quelques cris d’oiseaux, redessine un espace plus profond, plus haut. La tête contre le tronc noueux tout en sirotant ma glace à l’eau avec encore un peu le goût de l’orange, je me plonge dans la terre le long des racines, d’abord de bois et se mêlant peu à peu à la terre de plus en plus noire, je dépasse la clairière, le champs, la maison jusqu’à se juxtaposer au point le plus bas du dernier rayon multicolore.

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