Et nos désirs avec.

Et nos désirs avec

La fraîcheur stationnait au sol, et le miracle de nos journées, pesantes de soleil, et de nos nuits, impuissantes à chasser la chaleur -peut-être même s’employaient-elles à la stocker pour que le lendemain soit plus terrible, plus étouffant, plus accablant encore, car c’est ainsi qu’on disait C’est accablant, accablant, mot qui n’a plus qu’un sens, acquis au temps de mon enfance longue de neuf années dont je parlerai après, et désigne le poids de l’air blanc, solide, ardent, qui semblait ne pas arriver jusqu’au sol, d’où naissait le miracle, permanent, combat toujours gagné, celui de la fraîcheur du ciment coloré en traits géométriques- c’était de pouvoir y coucher les enfants, pendant les siestes longues de l’après-midi, dans la maison aux volets clos mais persiennés qui laissaient un rai blond s’infiltrer, vers lequel nous, les enfants, ma sœur et moi, nous avancions la main, tentions de saisir les poussières qui lui naviguaient dessus, mer étroite et toujours fréquentée, dorée comme pouvait l’être l’autre, la vraie, tout en éclats étoilés de verre, sans une once d’écume en l’absence de vent, contenue par la baie, ample, lointaine, mais qui pourtant, en épousant le ciel, toile scintillante dénuée d’horizon, semblait se rapprocher dangereusement de notre terrasse dont l’unique néflier, aux ramures serrées, aux feuilles vertes presque noires, dures, striées, épaisses, abondantes, compactes, porteuses d’ombre (l’ombre sacrée), était vénéré à l’égal d’un saint, terrasse perchée sur la colline doucement pentue cisaillée par d’innombrables escaliers, terrasse de laquelle, saisi d’un grand vertige, on aurait pu plonger, corps bien droit et bras largement écartés, dans l’azur ? dans les flots ?- petites filles allongées sur la couverture en fil tissé d’un drôle de rose foncé -oh ! je m’en souviens, je m’en souviens !- légère à étendre par terre en un immense rectangle -je dis immense car nos petites chairs potelées se sont construit un empire là-dessus, conquis du bout des doigts, à suivre, à chevaucher la trame et ses dessins, mais aussi à agrandir de minuscules trous, à tire-bouchonner les fils échappés, à les mâchouiller en songeant, et je dis dessins mais c’est impropre, c’est tellement plus, un territoire enchanté d’où s’élevaient de magnifiques histoires nées dans le relief des broderies enchâssées- pour que s’endorment nos jeunes vies sur le frais carrelage que la couverture avait majestueusement vêtu -je dis majesté car de ces sols de mon enfance n’est restée que la couverture tissée, telle la couronne quand les têtes royales tombent, Ce qui sous-entendrait, soutient ma sœur qui lit par-dessus mon épaule (en réalité, ce n’est qu’un pictogramme, je l’appelle Nymiji, ma conscience contrariée) que notre vieille couverture aurait les attributs d’une couronne, ce qui bien sûr ne peut être le cas, et moi, qui n’aime pas qu’elle commente en même temps que j’écris, aussitôt agacée, piquée au vif, je réplique, Toi, tu veux argumenter ? Toi, toi qui nies le passé et son pouvoir ? comme on le vérifiera un peu plus tard- ce qu’elle n’eût plus à faire quand elle devint ce qu’elle était, une couverture, et qu’elle quitta les sols pour les lits, parce que les sols de l’appartement -un trois pièces cuisine dans un immeuble neuf, construit à la hâte, bas et long comme un train, peint en blanc mais sans être pimpant, implanté dans un champ d’orties qu’on devait traverser en s’écorchant les jambes pour en atteindre l’entrée protégée par quelques mètres de béton sur lequel des locataires (des kidnappés, comme nous, qui vont se reconnaître) exposaient à la vue et à l’envie de tous l’unique objet de luxe, leurs minables voitures achetées d’occasion, le plus souvent sous la pluie, car le temps était mauvais tout au long de l’année, mauvais de grisaille et de froidure aussi, mauvais, mauvais de ma méchante humeur à lui refuser l’existence d’un ciel, parce que celui-ci avait de l’allure, de la couleur, des nuages, de la profondeur, alors que le mien, le seul à mériter ce nom éclatant d’avenir, Ci-el, n’était, en somme, qu’une lumière- étaient en bois, d’un parquet ordinaire que nos parents avaient habillés de linoléum, comme c’était la mode je crois, et que nos êtres avaient grandi, dans l’arrachement de l’exil -je dis arrachement, alors que j’ai pensé douleur, mais il me fallait témoigner d’une douleur bien grande qui s’assortissait à une sorte rare de kidnapping, le kidnapping de masse, puisque nous étions nombreux, très nombreux à en être les objets, et je dis bien objet, que l’on ne se méprenne pas, que l’on n’imagine pas que je me suis trompée, Ah ! Tu veux dire sujet, les êtres humains sont des sujets bien sûr !  et je réponds Tiens donc, tu ne sais pas ce que c’est que d’être enlevé, à neuf ans, sans comprendre rien ! et toi, tu souris, tu veux me saisir l’épaule, tu tends la main Allons, allons, n’y pensons plus, oublie et tu m’essuierais volontiers les larmes qui coulaient sur mes joues, moi assise par terre, entre deux valises en carton, très belles, il faut le dire, que papa, qui était relieur, avait réalisées, et au dedans desquelles il avait tapissé du papier moiré qu’il utilisait pour la première et la dernière page des livres, comme une promesse de beauté de ce qu’on allait découvrir, les mots, noirs, et la feuille chic, ivoire- alors que l’inconnu, le pays, la ville, l’école, les gens, les autres, les autres encore, semblaient vouloir nous maintenir à genoux, moquées, et que nos corps raidis rejetaient l’enfance pour se tailler un chemin -je dis tailler parce que s’ouvrir, c’est ample, ça respire, ça voit loin mais nous, c’était dans la jungle que nous étions, celles des petites filles aux jupes plissées, bien coiffées bien élevées, qui nous tendaient des pièges dans des fourrés urbanisés- et tentaient de se redresser et y parvenaient enfin -après avoir rampé à l’école, sans même en toucher la terre, étrangère, en effaçant l’accent, humbles, mais humbles ! tandis que ma mère s’insurgeait Céline ne souffre de rien, elle adore son collège ! que ma sœur, Céline donc, toujours derrière, il faut bien le noter, renchérissait C’est tellement formidable maintenant, que, franchement, je ne me rappelle rien de l’école primaire, c’est effacé, et que moi, j’attendais qu’elles aient fini leurs discours d’impeccable intégration pour leur sauter à la gorge mais insidieusement, pour doucereusement tordre le cou à leurs propos Ah ! excuse-moi, tu as raison, c’est parce que ton cartable pèse plus lourd que toi que tu peines à entrer le matin dans la cour de récréation, et même à pousser la grille, on croirait qu’il t’oblige à marcher à reculons, non ?– alors que le sol s’éloignait, qu’il restait désormais sous les semelles, et que montait de lui l’odeur, unique, du linoléum, tenace, que les lessivages n’arrivaient pas à atténuer, sans qu’elle soit gênante, parce qu’elle disait aussi qu’une vie nouvelle commençait à s’imposer -non pas qu’elle soit contraignante- puisqu’il fallait avancer, sans se tourner vers le passé, encore si proche -à dix ans, peut-on dire que l’on a un passé, toute cette petite vie d’aventure est encore tellement là, dans la jeune mémoire- à nous donner une place, en retrait, de côté, mais une place tout de même et de cette hauteur atteinte – il nous en avait fallu de la persévérance, et du rêve, et c’était un peu comme si chacune, Et cette fois-ci taisez-vous ! Tous ! Arrêtez ! Vous savez que c’est vrai ! nous avions réussi avec d’immenses efforts à nous élever jusqu’à décrocher la lune, celle qui pourtant nous était promise si simplement à l’aube de l’enfance, quand nos pieds minuscules foulaient joyeusement la couverture tissée- et la tête toujours renversée, les yeux rivés sur les étoiles, peu nous importaient les sols de pierre, de bois, de bitume et de toute autre matière, tous les sols de cette autre terre, tant que l’ascension de nos désirs était possible, pour nous qui savions qu’elle pouvait être, à n’importe quel moment de fureur ordinaire, stoppée, piétinée, dissoute, et nos désirs avec.

4 commentaires à propos de “Et nos désirs avec.”

  1. grand plaisir à surfer sur votre vague de mots s’écoulant si fluidement, n’arrêtant pas de reprendre, de nuancer les propos dès que vous les avancez, le tout me donnant, perso, l’impression de suivre quelqu’un, les paroles de quelqu’un, en train de raconter quelque chose, mais quoi ?, et ça me plaît, oui, de suivre quelqu’un, les paroles de quelqu’un, avançant ainsi mystérieusement vers quelque chose mais quoi ?

    voilà

    • Et voilà qu’une fois de plus -de trop, mais non, peut-être pas, je ne m’y résigne pas- je dis en taisant les dates, celles de l’Histoire, parce que je refuse -peut-être, peut-être- que ce conflit soit mien, réduit à la taille de l’humain, de l’enfant que j’étais -en ça, je suis bornée, je tape du pied, je refuse, je refuse- parce qu’il se poursuit sans fin, dans ma chair qui a grandi en le portant, et que si je le nomme, il se réduira à son nom et l’on me répondra Ah oui, ah bon, je vois très bien, et il trouvera sa place dans une boîte, un grenier, un livre d’hist et géo, un oubli, alors peut-être, peut-être, je serai, nous serons, nous, tous les migrants, les si loin d’un sol sur lequel nos genoux se sont pour la toute première fois écorchés, remisés avec lui. Et nos désirs avec.
      Merci pour votre commentaire, merci, et votre curiosité, qu’une fois encore, je ne me résous pas à satisfaire.

  2. et donc les mêmes ciels – tant mieux -avançons – peut-être aujourd’hui, qui sait ?