Suzanne trouve le fil du sol

Une seule fois le sol trembla sous les pieds de Suzanne Versatis : Elle a vu tanguer le chemin, les pierres ,se déformer les bas-cotés, ce fût très perturbant et pourtant son mari n’y prêta pas attention, même quand elle l’eut appelé, paniquée par ce phénomène très réel, il marchait devant et ne se retourna même pas, ce qui lui fit sur le champ penser que sa tête à elle n’allait pas du tout et il était clair que lui avait intégré une fois pour toutes qu’elle était bizarre et qu’il ne voulait pas s’y perdre : « Arrête, mais arrête » il ne l’a pas dit mais pensé très fort et a continué à marcher d’un pas sûr, sans tenir compte de ce tangage qui l’avait tant désarçonnée et comme elle voulait toujours tout comprendre, elle chercha s’il y avait eu un précédent ou dans quelles conditions des gens avaient éprouvé la même chose, elle se prît d’abord à énumérer des bouts de phrase comme « le sol se déroba sous ses pieds » il avait pris fantaisie d’aller voir ailleurs sans se soucier des fourmis, araignées et gendarmes et autres humains affolés et désorientés, il partît en milliers de petits sentiers, cascades, éboulis sans plus de bruit que les herbes ployées de droite à gauche en silence, un grand trou s’était ouvert, les pieds dévalèrent ce cratère, ils revinrent comment ? ou « il ne peut plus avancer d’un seul pas », Suzanne rêve, elle avait déjà vécu ce moment où il l’avait laissé tomber après cinq ans de vie commune, pétrifiée, écorchée elle avait mis du temps à sortir du tunnel, et « un tremblement de terre a remué le sol de fond en comble » comme si la vie n’avait pas déjà été mise en pièces, en plus cet horrible chaos fait de gros blocs de ciments de jouets cassés de tuyauteries à ciel ouvert, un pan de cuisine dont la tapisserie se déglinguait au vent et encore « le sol tremblait sous les pas des danseurs en transe » elle frissonna ,oublier tout, être entraînée plus loin, danser, tourner jusqu’à ce que quelque chose, mais quoi ? quitte le corps et change tout, elle voudrait, elle voudrait tellement, et même elle pensa le sol n’existe pas, il est le sol de quelque chose : le sol de la chambre du premier étage est le plafond de la cuisine en dessous et le sol du rez-de-chaussée est le plafond du sous-sol, la navette spatiale tournant tout là-haut n’a pas de sol, pourtant les cosmonautes sont des gens bien plantés et formés, ils sont en apesanteur, pas de sol dans la navette, alors elle en déduisît qu’elle était un cosmonaute qui ne partirait jamais en mission parce qu’elle n’était jamais plantée sur ses deux pieds, elle était toujours ailleurs, pas de certitude de trouver du stable sous les pieds au propre et au figuré, peut-être le sol ne veut pas d’elle après tout, depuis le temps qu’il sent des pieds fermes, assurés, il se dérobe, peut-être veut-il lui apprendre, l’obliger comme il l’obligeait gamine à le frotter bien dans le sens des chevrons, un pas, un autre pas jusqu’au bout du couloir, jusqu’au bout des chambres, il a besoin qu’on s’occupe de lui et il sait s’occuper de nous, il a bien attiré Marion qui n’en pouvait plus – du travail, du chien en plus, des soucis- oui, il l’a attirée, elle s’est couchée sur le sol en chien de fusil, les bras autour de la tête et a pleuré, longtemps, peut-être le sol se rappelle de ce qui a eu lieu, peut-être est-ce inscrit en lui, sinon comment comprendre cette maison, où la mère est montée à l’étage, a fermé la fenêtre, revenue sur ses pas a ouvert la commode, piétiné un instant devant et est redescendue, plus tard dans la nuit, le plancher a craqué exactement dans l’ordre de ses allées et venues, et ce sol en terre battue dans sa première cuisine en 1960 ça existait encore mais il était rétif, ne se laissait pas balayer ni laver, comment pouvait-il respirer dans cette cuisine avec des barreaux aux fenêtres ? En fait, Suzanne voudrait devenir funambule sur son câble, elle verrait le sol tout en bas là-bas, les gens les voitures minuscules, elle n’avait pas peur, la tête perdue dans les nuages et les pieds ancrés dans le…non, ancrés sur son câble, son sol, c’était ce filin mouvant, elle n’avait pas peur de perdre l’équilibre, il s’agissait juste de le trouver, pas de l’avoir, rechercher pas à pas avec le balancier et pour un instant, être bien placée, un moment de grâce , elle joue avec le déséquilibre, le funambule est en précarité sur son fil, pas de certitudes, pas de stabilité, de plus en plus vrai sur la planète entière, nous sommes des errants, des hors-sol, il faut recréer tous les jours, nous n’avons pas de semelles plus fortes que nous, nous sommes les germes de cet inattendu, cet imprévisible à venir, pas tranquilles mais vivants.

16 commentaires à propos de “Suzanne trouve le fil du sol”

  1. Des idées, des images, de l’une à l’autre, on saute, on aime, on tremble, et l’auteure ne nous perd jamais !

    • Merci Aurélien,votre message me fait très plaisir. Spatio-astro-cosmo-taiko…nautes et INTERNAUTE :j’aime bien naviguer avec vous comme le 26/06/19 avec caméra et micro. A bientôt.

  2. J’aime vraiment beaucoup votre texte, sensible et aérien…. Et votre Suzanne, qui m’embarque déjà !

    • Vous me touchez beaucoup. Je voulais lire un de vos textes et n’en ai pas trouvé, c’est à venir ? En tout cas merci pour votre commentaire.

    • Bonjour,
      Je pense que mon texte pour la première proposition « trois tentatives pour apprivoiser le sol » est désormais sur le site, après quelques démêlés techniques. Belle journée à vous

  3. Merci pour ce texte qui me touche tellement…Merci à Suzanne d’être là…

  4. « Merci à Suzanne d’être là » C’est vertigineux et très beau ce que vous m’écrivez. Je n’ai pas trouvé de texte de vous? A venir plus tard ? avec plaisir.

  5. Bonsoir Simone J’ai lu votre texte 2 fois , la 1ère pour entrer dans l »univers de votre narration, et la 2ème lecture comme un ode à la gravité de la vie ( gravité= centre de gravité) . Et j’ai fait un beau voyage.Merci à vous

    • Bonsoir, Annick. Je ne vois que ce soir votre commentaire. Merci pour le beau voyage. ( J’ose un peu plus échanger avec les participants.) Et c’est très chouette. A bientôt, Annick.