#photofictions #06 | Sans titre

photo 1

Paris Porte de Pantin. Céramique murale blanche dans le tunnel du Boulevard périphérique. La voiture roule dans la nuit. Quelques motos passent, glissent vite dans  l’obscurité, le noir lisse de la chaussée. Des motards moteurs accélèrent. J’accélère les prises de vues. Tête sous casque noir. La mienne tourne dans tous les sens. Quels sens ? Noires brillances. Reflets des éclairages. La voiture roule confort, je suis assise, j’avance sans bouger. Moto fonce, pigeon vole, motard cœur grisé, corps plié. En Z à l’envers. Rien d’une course poursuite, quoique. Déclencher vite, suivre la moto vite, dans le viseur, vite vu. Accepter de ne rien contrôler, le bruit de la vitesse de la moto. Le bruit doux, discret et feutré, sec et lent du Leica. Casque profilé. Visière baissée. Pas de regard du motard, ou pas le temps de le voir. Caché, passé. Une direction franche, un trajet tracé. Cadre pas tout à fait aléatoire. Presque. Presque quoi ? Je suis le mouvement, je suis le son, je suis. Qu’est-ce que je poursuis ? Ça me plait de ne pas maitriser, de toutes les façons que contrôle t-on quand on fait des photos en mouvement ? Lancer la main, perdre pied et saisir à l’aveugle. C’est ça le jeu. Comme lancer le riz devant la mairie et laisser retomber les choses. Bref. Oui le motard passe bref. Le mot est art. Bref. L’ouverture du diaphragme n’est pas si brève, il fait sombre. Un mur plan, blanc, un corps fin passe sur une grosse machine. Bruit sur bruit. Silhouette de l’homme, une pub pour l’homme qui roule, qui passe sans s’arrêter, qui va plus loin. Loin d’où. Loin d’ici. Moi aussi embarquée loin de moi. Mais où va t-on avec une image ? Mais où va-t-on ?

photo 2

Passage piétons désert, Boulevard Raspail, Paris. Pourquoi ici ? Aucune idée. Mais je suis là, lui aussi. Comme ça. Lui, un chien, un setter. Il passe, grandes oreilles pendantes, taches brunes sur poils longs. Les rectangles du passage piétons, les taches du pelage et les quatre hautes pattes en mouvement. Perché. Diagonales légères et grâce. Il (me) sourirait presque ce chien qui attend que personne passe pour avoir le passage piétons pour lui tout seul. Voitures arrêtées au feu rouge hors champs, ciel nuages épais hors champ. Lumière douce tamisée, aucune ombre. Grand angulaire, au premier plan la tête qui dodeline un petit peu. Sa belle gueule a du chien. Sur l’image, en légère plongée, on verra la souplesse de sa colonne vertébrale. Sur les lignes du passage piétons, on verra les pattes du chien, fines. Des verticales. Il vient vers moi. Moi face à lui près sol, Leica à hauteur de truffe. Déclencher leste, cadrer souple comme sa démarche. Beaucoup d’élégance ce chien.Il danserait presque. Une, deux, trois, quatre photos, il n’avance pas trop vite, je recommence. Il marche vers moi. Par moment sa queue sort du cadre, en partie. Une, deux, trois photos. Je choisirai la plus aérienne. Je cadre horizontale, toujours. Sa gueule, c’est un 3/4 profil. Au dernier plan, des immeubles parisiens clairs, fond sans intérêt mais il faut bien un fond pour ce chien, sur son nuage. Princier.

photo 3

Muret bas autour du Parc de la Mairie de la vraie ville. Une enfant saute. Fillette, manteau hiver, épais, tête nue, cheveux longs, détachés, légers. Elle s’amuse, seule, comme elle peut. Je la repère de loin. Elle saute du bout du muret. Un petit mètre de hauteur. Aucun danger. Je traverse la rue pour mieux la regarder. Les cheveux clairs, les yeux trous noirs, la bouche trou rond, un alignement de points en suspens. Entre lévitation et chute. Elle recommence. Je m’avance vers elle. Elle voit que je la vois. Elle s’ennuie peut-être. Leica pendu au cou, je ralentis à peine. Elle, elle remonte, ressaute, enchaine. Je la vois entre mur et trottoir. Entre, dans le vide. Je ne sais pas si cela l’amuse ou l’occupe seulement d’être ni là sur le muret, ni ici sur le sol. Nulle part. En passant à sa hauteur je ralentis juste un peu. Je sais que je ne sais pas ce que je photographie. Juste deux photos. Ne pas m’arrêter, ne pas l’arrêter. J’aimerais une photo d’elle, comme un ange, entre muret et trottoir. Je la regarde, je regarde dans le viseur. L’enfant que je fus. En suspens, ne sachant à quoi s’accrocher. Elle saute, elle me regarde. Elle désire être vue, ça ça me semble évident. Elle saute, elle saute pour moi. Et moi en silence, dans son silence et dans le mien. Regards échangés, elle me donne son image d’enfant solitaire, à l’impossible repos, moi je marche. J’ai fait quelques photos d’elle dans mon impossible répit.

photo 4

La baraque à frites entre ville et plage, les goélands, les barquettes vides et grasses qui volent. Le vent de la mer, le vent roi. La mer loin. Tout bouge, les ailes des oiseaux, les sacs plastiques vides gonflés, les cheveux des passants. Tout dans le mouvement, moi aussi. Chevelures, plumes, écharpes, désordonnées, éparpillées, agglomérées dans le cadre du Leica. Au-dessous des coups d’ailes et de bec, des mèches verticales, des vestes gonflées, des corps penchés. Les cris des oiseaux hargneux. La mer là-bas, pas vue, pas prise. Les nuages et leurs ombres défilent. Les masses se forment, se déforment si vite. Et moi embarquée par. Je photographie ce groupe d’oiseaux voraces, ces têtes qui se piquent, qui s’arrachent la nourriture en vol, qui cherchent à éviter le bec de l’autre, qui repartent, qui montent vers le soleil absent, qui réitèrent leur attaque, qui ont l’air de chuter, d’arrêter le combat. Mais non, les oiseaux reviennent à la charge, ils gueulent, se battent. C’est moche de s’attaquer pour une frite. Métaphore d’une guerre. Le vent me soûle. Le bruit du vent dans la bâche de la baraque. Trop petites les frites pour être vues dans le cadre photo. Je cadre toujours les goélands toujours en vol qui volent toujours des frites. Les ailes en V. Ils plongent vers une poubelle éventrée. Groupe de gros oiseaux je te cadre comme je peux. Au plus près les plus agressifs. Moi j’ai pas faim, j’ai presque peur d’eux. La lumière change sans cesse. Un énorme nuage soudain, un paquet de plumes sous un autre soudain. Aucune crainte de rien. Ni de moi, ni des autres. Ils s’approchent, je m’approche. Poubelle attractive pour eux, pour moi. Pêle-mêle je cadre les restes des barquettes qui débordent de la poubelle et les becs des goélands et les ailes des goélands qui planent et les pattes des goélands qui pendouillent. Mes cheveux dans le vent, devant les yeux, dans le cadre. Je ne lutte pas. Cheveux et plumes et bec. Pas d’ongle. Je m’arrête là. Eux pas.

photo 5

Sous le spot d’une salle de bain mal éclairée, elle a la tête sous le robinet du lavabo. Elle s’asperge d’eau. Les gouttes viennent jusqu’à moi. Ses doigts osseux écartés, ses paumes enferment l’eau, tamponnent son visage. Elle ferme les yeux. Gestes répétés, répétés, répétés. Sur sa peau, l’eau glisse, ou ce sont peut-être des larmes. Je ne sais pas. Elle ne parle pas, elle ne peut pas. De quoi se purifie t-elle ? Je ne sais pas où me placer pour la photographier. Elle me touche. Je dois prendre un peu de distance. Pas assez de lumière ici et elle bouge beaucoup. Ce besoin de trop s’agiter qu’elle a. Ce sera une image sale d’une scène ambivalente, une image fantôme d’une probable douleur. Le maquillage des yeux se dissout. Coulures sombres. Ses doigts devant ses yeux si fort fermés, si grands ouverts. Tant de brillance. Parfois un éclair de violence. Il est passé. Raté. Je l’ai vu, pas su l’arrêter. Tout change si vite. La position de ses mains, la chorégraphie de ses ongles au vernis noir brillant. Fébriles. L’eau brille, emporte, noie, dilue l’image. Rien n’arrête l’image et l’image ne pourra arrêter le geste. Tristesse foutoir où tout se mêle où plus rien ne se voit. Toutes ces larmes qui partent, qui ne partent pas, toute cette eau rivière sous le robinet qui coule à fond, à jet continu, sur son visage pas reconnaissable. Je finis par trouver où mettre le Leica. Là où je ne peux pas être, collé le long du mur, derrière le robinet, face à son visage. Mais que pourra t-on voir dans l’image avec ce cadre de biais, avec ce Leica tenu dans une main instable à bout de bras ? Comme elle je tremble un peu. Et que pourra t-on voir de ce que je perçois, de ce qu’on ne voit pas, à part des taches plus ou moins noires, des formes plus ou moins interprétables dans des grains de lumière ?

A propos de Pascale Sablonnières

photographe autrice et professeure dans une école d'arts plastiques, j'écris. j'écris, en lien ou pas avec des images, en lien ou pas avec des œuvres visuelles, ou avec ce qui se passe ou ne (se) passe pas. http://www.pascale-sablonnieres.fr/ https://montreuilsurpage.blogspot.com/ https://dungesteverslautre.blogspot.com/

5 commentaires à propos de “#photofictions #06 | Sans titre”

  1. Très belle description de ce qui est visible en mouvement se déroule et le questionnement du photographe. Trouver le juste moment. Super instructif. On voit le photographe en action et en même temps ce qu’il voit. Merci vraiment. Très beau.

  2. Merci Anne de ce retour. Je ne sais pas dans ces courts textes s’il est pour moi question du « juste moment ». Je crois que dans l’esprit de la photographe, ce serait plutôt l’intuition que » hic et nunc il se passe quelque chose » de représentable, en lien direct avec son propre imaginaire, son monde intérieur, son désir, sa fragilité…

  3. Bonjour Pascale
    Merci pour ces très beaux textes-images entremêlés de réflexions sur l’acte photographique. Je me suis laissé porter par l’écriture.

  4. Bonjour Fil, Merci à toi pour ce commentaire. Difficile dans cette série de dissocier la réalisation ( ou l’idée ou le projet ) de photos sans qu’un chapelet de questions liées à sa pratique, ses intentions et usages s’impose.

  5. Bonjour, je découvre un certain pouvoir du texte de la photo 1 : en cours de lecture, je m’aperçois que mon rythme cardiaque est modifié par le tempo suggéré par l’écriture… Pour sûr, je suis tenu en haleine !