# recto verso #02 | jardin d’été

À ce stade de la nuit je tire la porte sans la fermer tout à fait, la veilleuse reste allumée : tu as promis : j’ai promis : nous avons… je m’éloigne sur la pointe des pieds ; la porte vibre ; le parquet ; les murs… quand on y pense, toute la maison bouge ; dans le couloir je bute contre une figurine, ses jouets dessinent un long chemin, un circuit animal semé de cailloux et de brindilles : des « chevals », une biche, un ours ; fais attention quand tu marches, c’est important tu comprends on ne peut mourir les choses ! Imperceptiblement les choses se déplacent; les murs, les figurines, les os… la fissure du miroir de la salle de bain a gagné l’autre bord, à présent elle barre la glace sur toute sa largeur, je l’ai remarqué hier en me brossant les dents, tu ne vois pas et puis c’est là devant toi : le fait que… cinq ans pour une vingtaine de centimètres, et mon visage coupé en deux. Je sors. Le parfum des fleurs de la nuit, celle du pain qui cuit  loin; c’est l’heure où le boulanger s’allonge près du grand fournil pour pétrir sa vie – dormir ne pas dormir- une première fournée cuit, des pains s’alignent sur l’établit : Dormir. Sous les arbres au bout du champs il y a l’ombre : c’est comme quelqu’un qui te regarde. Quelqu’un. Personne. Laisse la lumière, tu as promis: j’ai, tu as, nous avons : c’est quel temps ? Fatras d’enfance restés en tête ; un ballon crevé ; une roue de bicyclette : débris d’enfant jonchent le sol, attention tu pourrais tomber ; au bout du chemin seules les feuilles bougent; le vent va se lever. C’est demain à présent

A ce stade de la nuit vie et mort s’égalisent; le silence respire plus fort ; je le regarde couché sur le côté, le poids du ventre se dépose comme un sac, dense, la hanche saille, un bras pend – dormir ne pas dormir – : les draps autour du lit, les vêtements en vrac, les deux verres avec un reste de vin ; la bouteille a roulé, il y a une tache rouge sur le drap. Dans trois heures le réveil sonnera et je serai partie. Je glisse ma main entre ses cuisses – dormir ne pas dormir – son sexe durcit : viens dans ma bouche. Autour, comme un joyeux naufrage ; les miettes de la veille raclent ma peau : que faisions nous hier ? De dehors montent des voix ; ce livre, le mien, tu ne l’as pas ouvert mais à présent c’est inutile

À ce stade de la nuit je découpe la viande, je la prépare pour le hachoir; les lames au mur sont comme des harpons à chair morte ; je sale. C’est une pièce froide à l’abri de tous les bruits, un coffre fort : cries, on ne t’entend pas. C’est une chambre où ne pas dormir; si je parle ma voix fume, je tousse plus que je ne parle : la fumée je la crache par la bouche et par le nez, et mes poumons troués. Ici, un jour, quelqu’un est mort, juste là où je pose mes bottes : quelqu’un est mort de froid avec la viande. Le ciment ne garde pas trace; le sang on le disperse au jet, il part dans la rigole, disparait par la bonde. La viande je la sale, et je la range dans de grandes boites ici au froid. De quelle couleur était le corps : Il était noir. C’est quelqu’un qui travaillait là-bas sans qu’on sache vraiment où, ni à quoi, qui avait voyagé, qui avait vu des choses; il a dû se cacher – et même pas de nom : des fois pour mourir il suffit de pousser une porte. Dans mon grand tablier blanc j’ai du sang et de la poussière d’os sous les ongles – la charlotte te donne un air très doux elle dit. Pour fumer je dois sortir sinon l’alarme se déclenche : je vais m’en griller une, je passe dans le couloir ; derrière le rideau de bandes plastiques larges comme une main, les carcasses pendues glissent : tout est flou  

À ce stade de la nuit je pose les dernières touches de couleur, tout doit être sec pour la répétition de treize heures, vues de ma hauteur les taches de couleurs qui donnent la profondeur, semblent surdimensionnées et grossières, c’est une question de distance; pour vérifier la justesse des raccords je grimpe dans les cintres, de la passerelle en vue plongeante à cinq mètres, ce n’est plus un amas de taches, des formes se distinguent, les teintes révèlent leurs vrais contrastes jouent les unes des autres sans se noyer : c’est un paysage abstrait, comme un ciel calme à mes pieds. Là, en bas, La toile flotte, je suis seule, la cage de scène respire comme un navire encalminé . Redescendue , j’étale un jus plus clair au spalter; derrière moi, la salle est plongée dans l’obscurité, je me retourne et je suspends mon geste pour écouter voir son silence. On dit que les âmes des personnages errent la nuit, à ce stade de la nuit la fatigue me pousse dans des zones plus obscures, il faut tenir encore, remonter une fois; les seaux épars maculés de couleurs avec leur poids de matière me rassurent

à ce stade de la nuit des cris me réveillent : c’est un idiot avec des jambes trop longues repliées comme celles d’une sauterelle ou bien cette mouette morte que j’ai photographié tout à l’heure, c’est la mère poisson échouée vers le phare; ce sont des pommes recroquevillée devant le couteau qui incise, c’est mon propre cri changé en pierre ou bien c’est Benji Compson qui les regarde tous ; mais quelqu’un est là couché sur le trottoir il crie je me penche à la fenêtre

à ce stade de la nuit j’écris à la lueur de mon téléphone ce qui va suivre et je me l’envoie

Verso

Je quitte le grand musée en travaux : un dessin de Michaux, un autre d’Unica Zurn et cette version de La jeune fille et la mort par Félicien Rops, dessin aquarellé ou la mort embrasse, sinon dévore, le sexe de la jeune fille dans un petit cadre mouluré ; je lève une dernière fois les yeux vers les vitres bombées, les escalators sont à l’arrêt, les tuyaux couverts de chiures, et les pigeons en meutes ; quelques corbeaux trouent le ciel chauffé à blanc; je m’engouffre sur la droite vers le cinéma qui jouxte le grand musée; des vendeurs à la sauvette font plate bande : vinyl, livres, mug customisées, bijoux… Salle cinq, en bas des marches, elle précise; une salle sans profondeur, avec un seul accès aux sièges par le côté cour; je me glisse vers le mur au cinquième rang ; le siège s’enfonce, je me replie pour ne pas repousser le dossier devant moi. D’abord la fraicheur m’apaise, puis elle m’anesthésie, à ce stade du jour je suis la rencontre d’une marche caniculaire et d’une nuit trop courte : les quinze premières minutes du film m’arrivent en songe. Puis mes yeux s’ouvrent. Arracher les grandes tiges d’un jardin en friche en temps réel; repeindre avec du bleu le bord d’un toit; changer le papier de riz de panneaux coulissants; s’interroger sur l’univers en se balançant debout sur une balançoire dans la lumière orange du soir; découper une pastèque avec une lame très grande affutée sur une pierre dérobée dans la boutique d’une poissonnerie, courir jusqu’à plus soif; regarder pousser des semis de fleurs : ce sont des cosmos, il faut de la patience, viendront les fleurs; surgit ce visage sous l’ombrelle, la délicatesse des traits de l’institutrice et sa voix qui restent sur le bord. Trois garçons d’une dizaine d’année en vacance d’été, espionnent un vieil homme dans son jardin en friche noyé au milieu d’une zone urbaine: ça se passe au japon. C’est l’histoire d’une rencontre, c’est toute l’intensité du présent dans la lumière d’été mais le croisement et la rencontre de temps disjoints: les trois garçons ont dix ou onze ans, le vieil homme est proche de sa mort. C’est l’histoire d’une amitié au présent et d’un passé qui se devine dans les traits d’un vieux visage à barbe drue, puis se révèle dans un récit à déchirer le cœur. Ce visage rasé de frais qui apparaitra par la trappe du cercueil, le vieil homme écartelé entre la vie d’avant la catastrophe et l’errance immobile d’après enfin réunit dans sa mort; son visage d’avant revenu comme une épiphanie : tu es revenu dira cette femme qui l’a tant attendu . Le jour et la chaleur me sautent au visage, j’espérais la nuit, la porte de secours débouche sur les poubelles; dans le RER, puis le train, je lis un article sur l’auteur Shinji Sōmai, ce cinéaste japonais mort à cinquante trois ans, le film est de 1994 il est sous-titré The friends, à un moment il pleut, quand le vieil homme raconte, c’est la nuit

A propos de Nathalie Holt

A commencé en peinture, a vécu de théâtre et d’opéra, des années de scénographie plus tard ne photographie pas que son lit, tient son journal en images, écrit et marche chaque jour a publié un peu pour aller au bout d’un geste ( Ils tombaient ) ( Averses) https://www.amazon.fr/stores/author/B09LD7R2KY . Écrit pour lire.

13 commentaires à propos de “# recto verso #02 | jardin d’été”

  1. Beaucoup de poésie dans ces fragments avec beaucoup d’images qui me parlent fort (on ne peut mourir les choses ; les choses se déplacent ; il y a l’ombre : c’est comme quelqu’un qui te regarde ; c’est une chambre où ne pas dormir… entre autres) J’ai trouvé la « transition » futée.

  2. Quelle profusion ! D’abord une série de cascades qui transportent dans un bassin à chaque fois surprenant : au tout premier, quelque chose qui résonne à partir de l’enfance… Et dès le suivant, résolument non… Et un verso où on se retrouve comme assis par terre à reconstituer ses propres références éveillées par les références écrites… Merci pour l’expérience de lecture que ça donne !

  3. La fin des fragments sans point comme pour ne pas terminer/continuer/retenir la nuit

  4. Ce flux continu nous emporte, ondule magifiquement… avec ses coutures du réel en éclats directs… Merci

    • … parfois avec certaines consignes tes trucs arrivent et on se dit qu’on irait bien par là. Merci beaucoup Michael.

  5. merci Nathalie. Plaisir de te lire à nouveau et de retrouver cette langue si physique et matérielle.