On disait la porte rouge ; cette porte qui était rose à l’acquisition de la maison; un rose poudré qui passerait à l’éclat d’un rouge de Chine: changer la couleur c’est une façon comme une autre de dire bonjour ; une porte avec des moulures à l’ancienne et une petite fenêtre de verre granité mobile encagée derrière des enluminures de fer forgé, on pouvait grâce à cette fenêtre cerbère découvrir qui avait sonné sans avoir à ouvrir la porte; une porte double comme aux entrées d’immeubles, d’ailleurs, vue de la rue, la façade n’était qu’un petit immeuble parmi les autres, sans charme particulier, avec neuf fenêtres visibles; rien n’indiquait que ce fut une maison particulière et, surtout, que s’y trouve un jardin avec un arbre.
C’est grâce au chien aimait-il raconter : le chien pisse devant l’agence immobilière de Montparnasse et je lis les annonces en attendant, on peut dire que c’est le chien qui a trouvé la maison. D’après lui un chien ne se trompait pas ; aux humains il préférait en général les bêtes, aux mots, les regards : un regard ça ne trompe pas, les mots se cherchent, le regard est là. Il disait aussi qu’un petit dessin vaut mieux qu’un long discours ; il avait vu la mort au plus près, dans les yeux, et il avait dessiné pour survivre de petites maisons au milieu des morts ; il s’y connaissait en maison et en mort, s’il se protégeait des mots il savait très bien tenir un crayon, il nous ferait d’ailleurs avant la visite « de la maison » un croquis très détaillé.
Petit immeuble à vendre, quartier des Batignolles ; c’est justement au nord de la capitale qu’il cherche un appartement, dès le lendemain il est devant la porte rose.
Trois étages. Partout, des chambres. Une espèce de pension de famille pour jeune fille, oui, que des filles venues étudier ou travailler au pair ; des cloisons partout, des lavabos, des lavabos… quelques bidets, à la démolition des cloisons ça ferait une petite montagne de faïence, avec quelques sommiers et beaucoup de radiateurs, pour peu on se serait cru à Ellis Island où ses parents avaient débarqué en 1921 – tu nais en Amérique en novembre 1921, tu repars des l’âge de trois ans pour grandir en France; au moment de ton bac c’est la guerre, tu repars presque deux ans – cette fois un voyage en train –, pour la Pologne dans une espèce de pension de destruction massive; tu reviens. Tu vis de cinéma; des appartements tu en construits des faux plus vrai que nature sur d’immenses plateau…
1977, tu quittes l’appartement de Barbès Rochechouart avec vue sur le métro aérien pour t’installer aux Batignolles dans ce petit immeuble avec jardin.
Oui, beaucoup de travaux Monsieur avait répondu l’agente immobilière mais c’est une affaire ; surtout il y a un petit jardin avec un arbre, un vrai, qui monte jusqu’au troisième étage : un jardin et un arbre caché au cœur de la grande ville c’est très rare Monsieur ; et avec le chien … Avec ton équipe de cinéma vous vous attaquerez aux travaux. Viendra cette laque rouge, en accord final.
Une maison c’est au moins une porte et toute une histoire, celle de la porte rouge au 58 aura duré presque trente ans. Elle aura vu quatre naissances, au moins trois séparations, pousser un petit atelier au bout du jardin derrière l’arbre, peindre beaucoup de tableaux, tourner un film, mourir un chien, tomber beaucoup de feuilles, et s’ouvrir quelques roses. Il y aurait même un mariage en décembre avec clarinette et violon. C’est la dernière fois qu’il dansa. C’est aussi derrière la porte rouge qu’il écrivit son livre: un récit.
Le rez de chaussée et le premier étage pour lui et le chien, le deuxième et le troisième étage pour chacun de ses enfants: une entrée commune mais chacun son indépendance avait-il annoncé.
Du troisième étage à vue dégagée on entendrait l’été les accouchement de la clinique d’une rue derrière dont les fenêtres plongeaient sur le jardin: les voix des sage femmes, les cris, douleur et joie, du bébé le premier ; on entendrait les merles de l’arbre.
Longtemps le plancher du rez de chaussée garda ses trous, la cheminée impraticables se remplit de buches artificielles éclairées de l’intérieur: ça le faisait rire de voir les gens s’approcher pour tendre les mains vers les buches: après tout c’est l’effet placebo qui compte. Le jour du départ les deux battants de la porte rouge étaient ouverts en grand, il fallut cependant redresser le cercueil pour tourner.
Dix-huit ans plus tard la clinique de la rue derrière n’existe plus. Ni depuis longtemps l’épicière un peu plus haut juste en face. Le jeune homme qui promenait son chien est devenu complètement chauve, il marche seul. La porte rouge est grise, lisse, métallique comme une porte de banque; il y a un digicode.
Il y a cinq ans j’avais sonné. J’avais demandé si par hasard je pouvais entrer, J’ai vécu-là – rien qu’un instant–, avais-je dit. Des buches brûlaient. Il y avait un canapé blanc immense et un lévrier de faïence. De grands tableaux partout et surtout je ne reconnaissais pas l’ordre des pièces; loin derrière je cherchai l’arbre.
Ont-ils trouvé le cadavre du chien quand ils ont abattu l’arbre, rasé le petit atelier et retourné la terre pour couler une dalle de béton et créer une extension?
Aujourd’hui la maison est à vendre. Une bande annonce circule.
Que c’est beau, Nathalie !
Très beau texte. J’aime la façon dont des éléments de la vie de la personne se mêlent à la découverte du lieu dans la lecture.
ah oui, très beau, et puis ce passé simple qui fend le coeur
Merci Lisa pour ce retour temps . Dans les ateliers de François les exercices au passé simple : des chemins s’ouvraient . Les temps de la grammaire : Aimer la grammaire . Souvent je n’y comprends rien, j’aime les mélanger : ce n’est jamais linéaire ni simplement avant après …
Magnifique Nathalie, une tranche de vie, de film, beaucoup aimé l’histoire du chien et le début est très beau, merci.
Changer la couleur c est une façon de dire bonjour
C est très beau! Je suis impressionnée par la facilité avec laquelle on est emporte dans une très grande histoire dans un si court texte. Bravo
Du rouge au gris… de la fenêtre au digicode… de l’arbre au béton… tout un monde qui disparaît. Quant au nouveau…
Merci pour ce très beau recto-verso.
Très touché par la biographie, le réel au corps de ce texte… forte impression… merci Nathalie…
Inspirant cette chronologie visuelle en repère de dates et de couleurs
(avec le réel j’ai des difficultés 🙃… ) qu’elle est la frontière entre réalité et imaginaire, fiction réel . Dans cet atelier on se promène dans la question . Merci Michael pour ta lecture
« Une maison c’est au moins une porte et toute une histoire »
Merci Nathalie. Vous ouvrez toute une vie. Nous franchissons la porte.
La porte rouge comme une invitation à entrer. merci pour l’invitation 😉
L’impression de visiter une expo entière avec plusieurs pièces où on peut se concentrer sur des choses différentes : nuances de rouge ; philosophie cynique ; vibrations instrumentales… Dans la dernière pièce, on est juste en contact avec quelqu’un mais quand on en arrive là, on est drôlement ému… En tout cas, je l’ai été.
Un jour j’ai fait une scéno d’expo, je devais trouver le bon rouge, ni trop froid, ni trop chaud; du nuancier au mur que de doutes . La lumière et la matière , la taille jouent tellement sur la couleur. Et le temps! Merci pour l’image de l’expo et pour ce retour Philippe .
Émilie,Clarence, Lisa, Louise, Ugo, Jen, Cecile, Georges, Michael, Philippe, Merci pour vos lectures et retours .