

la séance de prise de vue au National Theatre est terminée, la répétition commence, je suis enfin seule et je vais prendre l’air au bord de la Tamise. C’est marée basse, l’eau découvre une petite plage en contrebas de la promenade. J’ai toujours mon appareil photo avec moi, mais juste un seul boîtier avec un seul objectif, le petit 50 mm qui ne me quitte jamais. Pas beaucoup de temps, je retournerai au théâtre pour les pauses, j’ai besoin de temps pour connaître les gens dont je fais le portrait si je veux que le portrait leur ressemble et maintenant, je suis suffisamment connue pour que les gens acceptent ma façon de travailler, j’ai besoin du temps, des discussions, d’observer, les gestes, les attitudes, les regards, les lumières, la lumière sur eux, sur leur visage, sur leurs mains aussi, j’aime bien regarder leurs mains pour mieux les connaître. Sinon, si je n’ai pas ce temps, ce sera une photo, mais ce ne sera pas un portrait et le théâtre m’a embauchée pour ça, pour les portraits et les acteurs le savent, eux aussi veulent un portrait, ils sont curieux de savoir comment moi je les vois, alors ça se passe toujours bien, sinon je ne prends pas le contrat, alors quand on voit que ça marche, je les écoute, je relance, je pose des questions, on va boire un verre, on se promène, ils me montrent un endroit qu’ils aiment bien, on se retrouve à différentes heures de la journée, pour la lumière, pour la forme dans laquelle ils sont, mieux le soir ou le matin. Entre ces moments avec mes modèles, j’ai besoin de temps seule, je leur dit que c’est pour réfléchir, mais je ne sais pas vraiment ce que c’est, je laisse tout ça tourner dans ma tête, et ça part dans tous les sens, je me retrouve ailleurs, avec d’autres gens qu’eux dans ma tête, des endroits, des situations différentes, complètement différentes, mais à un moment, mes idées reviennent vers eux, je les vois autrement et je me dis que tiens, cette lumière, cet endroit, ce moment, je les retrouve et je réfléchis encore, je fais des photos à chaque fois, mais parfois, je ne les regarde même pas, je sais que ça ne va pas être bon, c’est aussi pour les habituer à me voir mettre entre nous un appareil photo, mais parfois, je sais que ça y est, que je l’ai, alors j’en fais quelques autres, pour assurer, mais quand j’ai le portrait que je voulais, je le sais, même si j’ai encore besoin de réfléchir un peu pour savoir comment je vais développer la photo sur l’ordinateur. Je leur dis réfléchir, mais c’est juste laisser ma tête penser à autre chose, partir là où elle veut, penser à ce qu’elle veut attraper ce qu’elle veut dans ce que mes yeux voient autour et viennent lui présenter pour qu’elle puisse réfléchir. Il me faut autre chose pour pouvoir réfléchir, autre chose que mes modèles devant les yeux, dans les oreilles, dans le nez, je bois quelque chose et souvent je mange aussi, je grignote, alors ce à quoi je réfléchis, je l’oublie, ça s’apaise, ça se calme et ça se range comme ça doit se ranger, tranquillement. Parfois c’est ce que j’ai devant les yeux qui change et qui devient le premier plan. Ce jour-là j’étais accoudée à la rambarde en métal qui sépare la promenade de la plage, et du fleuve. En bas il y avait des gens, pas beaucoup, alors j’ai fait des photos des gens, des gens qui étaient à la plage en plein centre de Londres, au bord de la Tamise avec de l’autre côté, les immeubles, les grues, les monuments, les immeubles, les bateaux amarrés au milieu, les quais, les grues, la ville toute entière, même quelques arbres, je les remarque, les arbres, parce que je les aime bien, les arbres, il n’y en a pas, des arbres sur les îles où je suis née, alors quand il y a des arbres, ils attirent mon regard, et les arbres, l’eau, la plage, les gens pas nombreux, le ciel un peu couvert, la lumière tamisée par les nuages, ça a effacé tout le reste, sur les photos de cette plage, j’ai zoomé avec deux doigts, et sur ces photos il y a avait mon père qui doit encore faire comme avant, aller promener le chien au bord de la mer et le regarder se baigner et écouter les vagues en attendant qu’il sorte de l’eau, avant de rentrer à la maison avec le chien trempé, le chien qui sent le poisson presque autant que le chien, mais le chien tout content de son bain quotidien et mon père tout content d’avoir promené le chien qui lui donne une raison pour aller se balader, sur la plage, au bord de la mer. Et sur une autre photo j’ai fait la même chose, zoomé avec deux doigts et il y avait cette femme assise sur le sable qui regardait dans l’eau, la tête un peu baissée, elle ne regardait pas de l’autre côté de l’eau, elle regardait dans l’eau, elle était blonde comme ma mère, elle portait une robe d’été, des lunettes de soleil relevée sur la tête comme en portait ma mère sur presque toutes les photos que j’ai d’elle, elle regardait dans l’eau, elle avait les yeux dans l’eau, elle aurait pu avoir l’âge que ma mère avait quand elle est partie dans l’eau, dans l’eau devant la plage juste à côté de chez nous. La plage où mon père va promener le chien
l’œilleton c’est le petit œil, là où tu mets mon œil. L’œilleton te donne une idée de la photo que tu vas prendre. Sur l’écran à l’arrière de l’appareil il n’y a que la photo, ça te donne le cadrage, une idée du rendu, si telle ou telle partie ou tel ou tel objet sera dans le cadre ou pas, même si tu sais qu’après, tu peux toujours recadrer, mais tu pourras enlever, mais jamais rajouter ce qui n’est pas dans la cadre. Alors jeter un œil, même si avec le temps, l’erreur c’est pas souvent, mais ce serait trop bête qu’il te manque un morceau que tu voulais avoir. Dans l’œilleton aussi les petits pictogrammes, les infos importantes, au cas où par erreur ou par inadvertance tu aurais appuyé sur un bouton, fait tourner une molette. Plein de choses, peut-être trop mais la plupart du temps, tu ne regardes même pas, sauf parfois quand tu sais que ce sera important, ça va de la batterie jusqu’à l’exposition, les isos, le mode de mesure de la lumière, le temps de pose, la plage de netteté, diaphragme, même la balance des blancs et un petit diagramme pour la courbe des tonalités, et surtout le carré qui dit où l’appareil fera la mise au point si tu le laisses faire. Parfois tu ne sais même plus tout ce que tu as configuré, tu sais juste qu’au début, ça te semblait importance d’avoir cette info-là. Maintenant dans l’œilleton, tu te concentres sur le cadre, enfin les bords du cadre parce que maintenant tes photos elle se font dans tes yeux et au bout de tes doigts presque autant qu’elles s’impriment sur le petit capteur, sans passer par ta tête, ton œil devient œilleton, c’est lui qui va garder ou bien faire disparaître
Codicille :
Hier j’ai commencé par le deuxième texte, celui que je voulais un peu plus technique, (c’est ça que j’avais l’impression d’avoir compris dans la proposition), juste le début de ce texte et par chercher les photos que j’avais en tête, les découper, les enregistrer où il faut. Ce matin, le premier texte qui parle encore et toujours de Mow est venu tout seul, d’un coup. Ça a sûrement bien aidé que Mow soit photographe. En relisant, je me suis rendu compte qu’il y a des phrases très longues, très très longues. Et j’ai laissé, en me disant que finalement, quand on réfléchit on ne met pas de points ni de virgules, enfin moi tout au moins, ça continue comme un ruisseau, embranchements, changements de directions, obstacles contournés, mais pas de pause, ni de pose. Vous me direz si ça se lit quand même, c’est un test… Et un grand merci à celles et ceux qui lisent et commentent, ça aide vraiment vraiment, vais essayer de renvoyer la balle, vraiment vraiment essayer ;-)
Moi, Juliette, j’ai adoré votre texte. Il parle d’artisanat et d’art. J’y apprends beaucoup sur la technique du photographe et sur sa façon de faire des portraits. Après il y a l’allusion à l’eau, au père et au chien et à la mère aussi.
Oui Juliette le premier texte se lit très bien ! On est pris dans le flot de la pensée de Mow et on se laisse porter. C’est vrai que quand on réfléchit on ne met pas de ponctuation dans sa tête. Très interessant toutes ses pensées sur le comment se construit un portrait. Beaucoup aimé « Je leur dis réfléchir, mais c’est juste laisser ma tête penser à autre chose, partir là où elle veut, penser à ce qu’elle veut attraper ce qu’elle veut dans ce que mes yeux voient autour ». Pour la deuxième partie, elle donne envie de reprendre un appareil photo pour le plaisir de regarder dans l’oeilleton. [J’ai trop tendance à utiliser l appareil photo du téléphone…].
Intéressant aussi le codicille, ta réflexion aide aussi pour ses propres textes et réflexions. Merci !
Oui, réfléchir à la réflexion, pas si simple d’avoir accès à ce qui se passe là-haut.
Quant aux appareils photos, même tendance téléphonique, mais parfois, c’est quand même bien pratique
Grand merci pour ce adoré, ça motive ! Pas simple les portraits en photo, mais certains y arrivent mieux que d’autres, et ceux qui savent (tout au moins celles et ceux dont j’admire le travail) parlent toujours d’une question de temps, de parole, d’échange avec la personne dont on veut faire le portrait.
Quant aux parents de Mow, je pense que je vais davantage m’intéresser à eux
Beaucoup beaucoup aimé ton texte, tes mots, Juliette, ai eu envie de poser de me promener, boire et verre et poser pour toi. Merci pour les photos aussi et ces portraits de la photographe, des gens, magnifique.
Oh, merci pour la pose, mais alors poser pour Mow, pas pour moi. C’est vraiment compliqué le portrait, le vrai portrait, pas la photo d’identité ou le souvenir de la grand-mère. Et pour en voir passer pas mal dans le boulot, ce n’est pas souvent vraiment un portrait, juste un souvenir
Beaucoup aimé ces deux textes, et aussi ton codicille. Tout ce qui est dit sur réfléchir me parle bien. Merci.
Merci ! Quant à réfléchir, surtout ne pas s’en passer…