#été2023 #03 | La vie de tous les jours

Ici, pour commencer, je reprends, retravaille une tentative, ou canevas anciens. Mais d’actualité. La matière de mes jours.
Je recommence.

Le 10 avril est réveillé avant l’aube par le bruit de la route en bas de chez lui. Il est tiré du lit par le bruit de la route. C’est bien son genre. La route est mouillée et produit ce bruit. Le 10 avril descend dans le séjour dans le noir et ouvre volets et fenêtres, et laisse toutes les fenêtres ouvertes, et fait courant d’air, et la perturbation douce et humide annoncée la veille est là, elle vient de la veille et entre par le jardin et ressort dans la rue en traversant le séjour de la maison. Dans la rue et la nuit, avant l’allumage des réverbères, avant les premiers chants d’oiseaux, l’auto du 10 avril est stationnée. C’est une Clio blanche et elle lui fait dans la nuit stationnée là, sa couleur blanche, sa forme dans sa couleur blanche ou sa couleur blanche dans sa forme immobile, stationnée d’auto, un effet qu’elle ne lui avait jamais fait auparavant. Elle lui fait une forte impression. Lui rappelle un 31 juillet. L’impression de voir le jour poindre dedans ou de voir la lune à sa surface, une fluorescence. Sa Clio est vivante et le 10 avril se dit alors que le 31 juillet, c’est quelqu’un. C’est une première. Le 10 avril comprend que le 31 juillet était quelqu’un. Il y a quelqu’un là devant lui et c’est le 31 juillet, et cependant c’est son auto, qui l’invite à se pencher à la fenêtre, à aller plus loin, voir, s’approcher, à rejoindre la rue, l’espace de la rue, la voie de circulation pendant que la pluie, faible, à la faveur d’une accalmie ou suspension (la pluie du 10 avril donc, maintenant que la perturbation et le 10 avril ne font plus qu’un, un dérangement), s’égoutte de l’auto et s’écoule dans le regard au milieu de sa rue, la rue du 10 avril et de tous les autres jours qui débouchent au stop à deux pas de là sur la route qui l’a réveillé à cause des autos des premiers travailleurs de la journée qui passent et s’arrêtent au stop et redémarrent, des moteurs qui ronflent, de la route mouillée qui a l’air de crier sous les roues. Il n’y avait, bien sûr, que le 10 avril pour être éveillé, dérangé, remué, levé de la sorte. Ou bien le 10 avril est le premier. Il est le premier d’une suite d’autres jours. Comme des répliques du 10 avril. Il n’aura fallu que la conjonction d’éléments divers, la pluie, la nuit, la route, le bruit, l’auto, des fenêtres ouvertes pour que ceux-ci agissent sur le 10 avril comme un appel. Le 10 avril est cette conjonction. Il appartient à cet ensemble. Et aussi des phares. Les balais des phares dans la nuit. Les phares dessinant des auréoles sur la route. Des auréoles pour quelqu’un. Il n’est pas d’auréole sans personne. C’est à cause des phares alors, surtout, que cet appel, le 10 avril se demande si ce ne serait pas le 17 novembre. 

Le 17 novembre aussi était quelqu’un. Ils sont deux à se réveiller dans la maison. Nous sommes au moins deux. Le 17 novembre se réveille dans le même lit et se lève. Ou sans doute est-ce dans la même nuit. (Ou sinon le 22 mars.) Peut-être suit-elle le 10 avril, elle a cru entendre un cri, peut-être le précède-t-elle, et c’est elle qui l’appelle. C’est ce matin samedi — parce que le 17 novembre et le 10 avril tombent également un samedi, ces années-là — qu’elle se lève plus tôt que d’habitude, par souci, par anticipation ou excitation, qu’elle doit rejoindre une mobilisation contre la hausse des taxes sur les carburants. C’est une première pour elle. La perspective est sombre, les jours s’assombrissent, ils raccourcissent comme la vie. Elle est la journée du 17 novembre. Elle est son dernier jour, alors que nous nous installons ou enfonçons irrémédiablement dans l’automne. Alors que lorsque le 10 avril se lève, avant le jour, nous entrons tout juste dans le printemps, nous rebondissons, nous nous élevons du fond, nous quittons l’arrière-plan et faisons saillie, nous remontons et rejoignons la surface des jours, nous avons cessé de nous y enfoncer, avons fini de toucher le fond, nos jours rallongent comme nos vie qui se prolongent dans celles des autres, d’une autre, une autre vie. Une autre vie se présente, une vie voisine. Une autre vie se présente en voisine, rien qu’un pas de côté.

Le 10 avril part sur les traces du 17 novembre. Il a beaucoup de retard. Il part avec du retard. D’ailleurs, il ne cesse d’en prendre. Cela est parce qu’il s’écrit. Le 10 avril s’écrit. Et peut-être est-ce, d’une certaine manière, de l’avance, qu’il prend. Notre temps avance dans tous les sens. Cela s’appelle exploser. Ou expansion. Il ne sait, le 10 avril, ni pourquoi ni comment la rejoindre, cette journée du 17 novembre. La preuve, il ne prend même pas son auto, mais se contente de se tenir au stop en bas de chez lui où il raconte une histoire. Ou il parle au stop. C’est entre les boîtes aux lettres et le stop. Il se la raconte. C’est par une histoire qu’il rejoint la 17 novembre. Par une invention. C’est inventé. C’est inventée qu’il la touche, la voit. Le 10 avril invente la 17 novembre et s’invente en même temps. Le 10 avril est un matin mais il sera bientôt une journée. C’est sa nymphose. C’est sa métamorphose. Peut-être, finalement, une belle, ouverte journée de printemps se fera une place à la place d’une sombre, d’une fatale, sale histoire d’automne. Ou juste à côté. En voisine. De l’importance de garder une place libre auprès de soi, place du mort, covoiturage. L’histoire sera le véhicule. Mais le 10 avril ne monte pas dedans. Peut-être qu’il la chevauche. Le pas de côte, le 10 passe à côté. Il se raconte l’histoire en courant (c’est-à-dire en se combinant avec l’air du dehors, par la voie du dehors comme un 17 septembre) de la nuit qui s’éparpille, du jour qui vient, de la nuit qui se glisse entre les jours, de la nuit où baignent les jours, où ils dorment, de la nuit de laquelle nos jours émergent, du jour, nous ne savons plus duquel il s’agit (ils se ressemblent, même si ce n’est qu’en quelques points ils se ressemblent, par où ils se touchent), du jour qui se lève sur le premier rond-point. Le premier venu. Ou alors il, s’il est le 10 avril, part en auto-stop, en covoiturage, il raconte l’histoire aux conducteurs qui le prennent en stop, en sueur (s’il est le 17 septembre), qui vont au boulot, qui le déposent au premier rond-point parce que c’est là que leurs chemins divergent, dans ou par l’immense distraction ou diversion des jours, qu’il leur dit attention au rond-point, ils le laissent en amont du rond-point ou tout se suite après, sur l’accotement, sur la bande d’arrêt, d’urgence. Entre la ligne et le rail. Le 10 avril va, court, vole, navette ainsi d’un rond-point à l’autre, entre deux ronds-points voisins, dans un sens puis dans l’autre, deux échangeurs, entre une bretelle d’accès et une autre, et à force il n’est plus tout à fait le 10 avril, il est un peu quelqu’un d’autre (quelqu’un comme le 17 septembre ou le 21 mars, ou le 8 avril), il a coulé hors de ses contours, il est flou et c’est peut-être la distance, il n’est pas net (et c’est peut-être à cause de la vitesse avec laquelle les automobilistes le doublent, quoique la vitesse puisse être facteur de netteté, il n’y a qu’à voir le 19 janvier, retrouvons-nous y bientôt, si vous le désirez), il a débordé (la nuit est la matière de l’écriture et elle s’infiltre entre nos jours et parfois même elle parvient à les traverser en un très très mince fil, très cassant, mais très noué, pas d’araignée du tout, ou de la vierge peut-être…), à raconter, se raconter, raconter pour lui-même, à d’autres, des instants lus ou inventés d’une certaine 17 novembre, c’est ainsi qu’il la rencontre. Disons : qu’il active sa présence. Il ne la représente pas mais la porte et l’incarne. Le temps de l’histoire et de ses navettes le 10 avril est le véhicule du 17 novembre. Il en porte l’élan. Il emporte un élan.

En covoiturage 10 avril est ou porte, transporte ou emmène, ou transfère 17 novembre. Il la conduit. Mais en courant, ce qui est aussi une manière de rendre l’histoire haletante, et de doubler l’histoire, d’en être la doublure, voilà que nous sommes le 17 septembre, et le 17 septembre est une autre intuition, un autre jour. Autre lumière. Ce faisant, en courant, en respirant fort et passionnément il prend de l’avance sur le 17 novembre (et peut-être y court-il — et se retrouverait alors dans les pas du 21 mars ?). Le 17 septembre se passionne pour la respiration, il n’est que course en l’air, la course du 17 septembre ne sent pas encore l’automne, elle ne le sent pas du temps venir, non, pas du tout venir, elle croit indéfiniment prolonger l’été, par la simple magie de pousser course et respiration dehors et de toujours les pousser un peu plus, respiration et aussi curiosité, presque à les forcer. 17 septembre, c’est courir pour respirer et courir pour voir, voir pour raconter et respirer pour dire. Il est l’été qui finit, qui ne se sent pas près de verser dans l’automne, dure avec la légèreté de l’air chaud d’été. Ambiant. Suspendu. Il est le souffle, le souffle porteur. Prolongateur. Il est le souffle du voisinage qui glisse par les jardins, et de jardin en jardin sous le soleil, avec le soleil, le premier rayon du soleil s’infiltrant, le souffle léger du divers, le souffle divers, du sans-y-toucher et même le sol, papillonnant yeux ouverts, sans autre but ou fonction que respirer (car respirer dit tout, respirer à en boire), dans la suspension que la respiration procure, la sustentation, une espèce de combinaison avec le jour. Avec lui-même donc. Mais 22 mars (je ne vous ai pas encore dit pour le 22 mars), 22 mars poursuit 17 septembre. La soirée du 22 mars. Le 22 mars peut se résumer à cette soirée, triste soirée (et qui aurait pu être fatale) précède directement et donc poursuit le 23 mars et puis par effet dominos le 17 septembre (à savoir qu’entre le 21 et le 22 mars il n’y a non seulement qu’une nuit, mais aussi dix ans). Et c’est par les jardins, d’abord le jardin voisin du docteur, car le 23 mars est docteur. Un jardin, un voisin, et un docteur

à suivre

… Et je le découvre pour moi mais il y a des chances pour que cela soit écrit partout, dans tous les livres : la tapisserie, défaite, reprise, de Pénélope n’est sans doute, peut-être que le tissu de ses conjectures à propos de l’absence, la perdition de son époux…