Voyage du dehors | James Hardy

1. La nuit d’avant

Ils rentrent à pied dans la douceur du soir sans se presser, sans dire un mot non plus parce que l’un n’a pas assez d’yeux pour voir pour tout ce que la rue lui montre, parce que la ville parle pour eux, hausse parfois le ton avec un moteur ou une grappe de passants, c’est comme ça ici, on dirait qu’on fête quelque chose mais c’est toujours comme ça dans cette ville, c’est le type de la réception qui leur dit, le plus grand des deux essayent de tenir une conversation avec lui, il fait durer l’échange et il a ce petit air déçu qui passe sur son visage en voyant d’autres clients arriver, il dit encore quelques mots dans le vide parce qu’il doit travailler le réceptionniste et il n’a d’autre choix que de suivre comparse dans les escaliers. Sur le palier, encore quelques mots, les dernières gouttes d’une source qui se tarit, et pourtant le Grand continue de presser le linge, il refait le menu de leur festin du soir et l’autre, bien poli et se contente de finir ses phrases parce qu’ils ont déjà parlé de tout ça au restaurant, et puis sur le retour aussi, avant de se trouver à court d’adjectifs pour qualifier le repas. Le Grand lui souhaite de se reposer, il dit que c’est important pour partir aux aurores comme ils doivent le faire, il insiste et l’autre se contente d’acquiescer en glissant son badge dans la fente du boîtier et ouvrir sa chambre. Bonne nuit Laurent, bonne nuit, les derniers mots du Grand se faufilent tout juste quand il referme la porte.

La pièce n’est pas dans le noir, la lumière du boulevard déborde par les stores. Il trouve facilement le petit secrétaire en bois verni pour poser son badge et son portefeuille. La lampe de chevet qu’il allume éclaire vaguement la valise ouverte au pied de son lit et donne à la pièce une ambiance de wagon-lit. Il commence par s’asseoir sur l’édredon, caresse l’imprimé de roses avec le dos de ses doigts et y déplie tout son corps, doucement, en étirant les bras et le dos. Les pales au plafond font semblant de rafraichir la pièce et battent la mesure du sommeil qui se tient prêt à l’emporter. Il allonge encore ses jambes en retirant ses chaussures du bout des orteils. Plus doucement encore ses paupières se ferment. Rien pour les faire trembler, pas même les coups qu’on donne à la porte, d’ailleurs, il les entend à peine. C’est à la deuxième salve, plus forte, qu’il revient à lui.

Le Grand raconte comment il a cru que, mais qu’en fait il a oublié de, et l’autre est déjà en train de fouiller sa valise si bien ordonnée, il fouille en hâte, nerveusement il fouille en jetant des regards le plus loin possible derrière lui sans se retourner parce qu’il sent, parce qu’il le voit sans le voir le Grand et son regard insistant, il le sent que le Grand derrière lui scrute ses faits et gestes comme une vieille chouette et ça le gêne, ça l’irrite même tellement qu’il se fige soudain en soupirant et se tourne pour l’attraper tout entier avec son regard d’aigle en lui demandant ce qu’il est vraiment venu chercher. Le Grand bafouille des sons étonnés et étonnants, varient les tons pour trouver la note la plus juste, il est venu chercher un cachet à cause de sa migraine, il répète ça plusieurs fois pour rendre la chose plus vraie que vraie et l’autre attend patiemment qu’il s’épuise, comme tout à l’heure dans le couloir. Le Grand prend le cachet que l’autre lui tend. Et bien bonne nuit Laurent, bonne nuit, il va pour prendre la porte mais traîne le pas, quelque chose dans son corps résiste, et l’autre sait déjà qu’il s’éclaircit la voix pour faire sortir ce qui y est coincé, il s’oblige à le dire comme ça sans artifice parce que ça l’épuise lui aussi ce petit jeu. Il dit combien le désert est inconnu pour lui, même s’il le connait par cœur, il dit que le désert lui échappera toujours et qu’il y va pour ça, il dit qu’il n’a pas peur de lui tant qu’il part avec quelqu’un, quelqu’un oui mais pas n’importe quel inconnu et justement, le hic c’est que de lui, de l’autre, il ne sait rien ou pas grand-chose, rien de plus que cet ami a dit de lui, rien de plus que son CV, les CV ne disent jamais rien de personne, il continue comme ça à tricoter ses mots en regardant ses chaussures, il se dit désolé, que le billet de retour ne sera pas un problème, il dit qu’il le payera de sa poche s’il le faut mais qu’il préfère que ça se passe ainsi, il préfère encore partir seul. Et pendant qu’il déroule sa pelote, l’autre qu’il appelle Laurent s’est assis sur la chaise en bois verni du petit secrétaire et l’a écouté attentivement, sans grimace ni étonnement, il l’a écouté jusqu’au bout et a laissé infuser ses mots quelques temps après ça encore, dans le faux silence de la chambre et du boulevard qu’on pouvait confondre à cette heure là. Et puis celui qu’on appelle Laurent s’est mis à parler de ce goût d’orange et de fleur d’oranger qui lui est resté dans la bouche. Il ne lui parle que de ça au Grand, que du goût d’orange qui lui rappelait tant de chose et de la fleur d’oranger qui sur le retour l’a rendu si léger. Il ne lui parle rien d’autre que du dessert qu’ils ont partagé ce soir et demain aux aurores ils se retrouveront dans le hall de l’hôtel avec leurs bagages et sur le boulevard qui ne dort jamais, et sans se dire un mot de plus, ils prendront la même voiture pour le désert. 

2. L’arrivée dans la ville

Il lui demande si c’est bien la première fois qu’elle vient ici et elle a ce sourire, elle prend un petit moment avant de lui répondre parce qu’il a déjà posé la question plusieurs fois et elle lui fait remarquer, tu es sûr il fait, il s’excuse en marmonnant, il est un peu fatigué par le voyage, de tirer ses valises, elle le regarde faire sans l’aider, elle n’a presque rien, elle, rien qu’un tout petit sac en bandoulière, il aimerait bien savoir pourquoi elle a si peu de choses mais elle a déjà répondu, vaguement répondu mais répondu quand même et les silences qu’elle installe avant de répondre à ses questions sont de plus en plus longs et le décourage, il a le regard qui s’agite dans tous les sens, il ne sait pas où il va, il est venu ici il y a longtemps et les halls d’aéroport, ce n’est pas ce qu’on retient, il a besoin de se justifier, il voit qu’il fait les choses dans le désordre, elle le reprend sans faire de manière, sans humeur, lui montre comment prendre une ticket de métro, il dit qu’il sait mais la laisse faire parce qu’il fait les choses à l’envers et pas elle, elle déambule dans les couloirs comme si elle était venu le chercher lui, comme si elle faisait le trajet tous les jours, il faut que je me trouve un hôtel, une chambre, quelque chose, elle dit ça entre deux portes de métro, tu sais où tu vas toi ? Sa question l’agace, elle commence à l’agacer, il met un temps avant de répondre lui aussi, il répond dans un soupire qu’il a réservé depuis y a longtemps, c’est ce que tout le monde fait, c’est ce que les gens font, en fait, il y a du bruit dans le wagon, les fenêtres ouvertes donnent sur le vacarme, et c’est ce qui comble le silence qui s’est installé entre eux, il a été trop sec et la gêne lui fait baisser la tête, il va se reprendre, le métro ralentit, il a trouvé quoi dire, il y a déjà moins de bruit parce que la rame entre en station, il lève la tête pour lui dire mais elle parle avant lui, c’était sympa de se rencontrer comme ça, au hasard, elle dit juste ça et elle sort sans lui dire au revoir, avec son sac en bandoulière et le pas de quelqu’un qui sait où aller, il a bafouillé quelque chose mais ses mots sont partis avec elle et les autres, il jette des coups d’œil inquiet autour de lui mais personne n’a rien a vu, il s’accroche à ses valises, il n’a plus qu’elles.

Il dit au serveur du café qu’il a habité là il y’a longtemps, qu’il venait ici tous les jours, qu’il adorait leur expresso, le serveur force ses no way, mais il s’en fout, il continue, il ne reconnait rien depuis qu’il est arrivé alors venir ici c’est rassurant pour lui, il n’a rien à perdre à raconter ça, il parle dans une autre langue que la sienne et dans cette langue, il est quelqu’un d’autre, il est quelqu’un qui parle beaucoup et se définit avec des lieux communs qu’il n’oserait pas dire dans sa langue à lui, dans cette langue il est bourré de bons principes et de goûts très simples et très clairs, il ne bafouille pas dans cette langue, il nage avec des brassards, il ne peut pas couler, il adorait ce café, il le dit plusieurs fois, il l’adorait et le serveur joue le jeu en revenant avec une carafe pour le servir, dites-moi si c’est toujours le même, il boit une gorgée, c’est le même, il répond trop vite, exactement le même, trop vite pour que ce ne soit vrai, il rit pour rendre la surprise sincère, il rit le temps que le serveur s’éloigne, mais qui ici est dupe, qui ici peut le regarder dans les yeux sans voir la déception, sans voir l’angoisse de ne jamais arriver ici.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, travaille principalement pour des programmes jeunesses. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.