[14] intailles dans une topaze

de l’électricité chez Proust


 

« Un Paris plus sombre qu’aujourd’hui, et qui, même dans le centre, n’avait pas d’électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d’un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu’était celui de ses appartements où recevait madame Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté comme à sa cause apparente et voilée la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. » La description en contre-plongée, vue de la rue, du jardin d’hiver des Swann allumé dans la nuit est une grande figure de la Recherche parce que la première occurrence du mot électricité (il y en a 13, et même le nom de l’électricien des Proust : Mildé). Mais Proust n’y va pas tout de suite, il se ménage des étapes. Paradoxalement, pour construire ce surgissement du lieu sous verre, dans sa lumière égale, mais inaccessible, il cite d’abord leur reproduction sur ces « héliogravures » offertes comme étrennes, procédé basé sur la photographie, et de développement très récent (irruption dans Littré : 1873). Mais la deuxième étape est plus curieuse, et dédoublée : on prend l’objet considéré (le surgisssement du jardin d’hiver en surplomb, éclairé dans la nuit), en le reproduisant par un objet réel mais miniaturisé – en l’occurrence, dans les hôtels, les « serres minuscules et portatives », posées sous une lampe au 1er janvier dans les hôtels, nous dit-il. Et le redoublement, lié aussi au jour de l’an (et donc épiphanie), les mêmes serres mais dans des dessins d’enfants. Ainsi, quand on arrive au jardin d’hiver réel, il y a d’une part le dédoublement du narrateur (c’est le narrateur de la Recherche qui vient voir le jardin des Swann, mais il installe la figure de ce « passant, se hissant sur ses pointes, apercevait »..), puis ce dernier élément, qui ne vient évidemment pas par hasard : « c’était seulement un cocher qui, craignant que ses bêtes prissent froid [ô ces subjonctifs], leur faisait faire de temps à autres des allées et venues d’autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnait au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct et plus explicite » – et qui installe un incroyable silence dans l’avant-texte, au-devant de la figure muette de ce qu’on va découvrir à l’arrière, Proust nous brusquant dans l’établissement de ce silence effectif (et à nouveau via la technologie, la nouveauté des roues de caoutchouc). On arrive alors plein texte dans la figure proustienne par excellence, celle qui reste et soutient tout l’ensemble, donne l’élan à la prochaine reconstruction à venir, et ou seule la dématérialisation de la phrase dans l’image en tend la force. Donc enfin la figure même : « un homme en redingote, un gardénia ou un oeillet à la boutonnière, debout devant une femme assise » – figure posée comme sans bords, et puis le jeu optique de la netteté et du flou – « tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l’atmosphère du salon, ambrée par le samovar – importation récente alors – de vapeurs... ». Intaille : « pierre dure gravée en creux, à la différence des camées », dit Littré, ce qui ne correspond pas exactement à ce qu’en fait Proust : « intailles dans une topaze ». Mais la magie minérale que prend alors la phrase ne constituerait jamais dans le livre un tel ciel sans les trois figures intermédiaires (l’héliogravure, la serre miniature, les dessins d’enfant), précédées du silence de caoutchouc, et suivies de ce dédoublement du narrateur via le point de vue du passant anonyme et général. Et qu’il fallait tout cela pour qu’advienne l’électricité en littérature, sitôt après en avoir prononcé le mot.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 21 novembre 2012 et dernière modification le 16 février 2013
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