outils du roman #14 | faire parler le mort

un exercice d’écriture à la première personne du singulier



 image haut de page : cimetière, Brooklyn.
 retour au sommaire général du cycle « outils du roman »
 retour au sommaire général de l’atelier hebdo & permanent

 

#14, faire parler le mort


Résumé de la consigne :

 prendre 2 à 3 jours de réflexion, dit Laura Kasischke, alors on le fait ;

 écrire un texte à la 1ère personne du singulier, dit Laura Kasischke, alors on le fait (ah oui, mais zut : ce n’est pas nous ?) ;

 attention : chacun.e de nous hanté par des morts, c’est ancré jusque dans nos mythologies, à chacun.e de le.la choisir à bonne distance, pas là où ça fait mal ;

 tout récit est en quête d’un secret : ce mort, qu’on choisit, connaît les ficelles de ce secret –- il ne va pas [nous] le raconter pour autant, mais ce qu’il va dire, de nous-mêmes, de son présent comme des secrets du nôtre, va nous permettre de renforcer cette sensation de secret qui meut notre récit, tout en le laissant ouvert ;

 lorsqu’on explore les contributions au cycle, on reconnaît la voix singulière de chacun.e, sa manière de phrase, on est pourtant en partie sourd et aveugle à la sienne propre — notre mort, il la percevra ? et si ce qui caractérisait ce mort c’était la capacité à parler depuis ou dans notre propre singularité ?

 attention : on n’est pas dans la reconstitution historique (on se sépare là de Laura Kasischke), les morts parlent de l’origine secrète de ce qui nous meut, ils parlent de nos tensions, agitations, inquiétudes au présent ;

 attention : le mort peut être mort d’hier, mort de ce matin, silhouette anonyme sous la bâche au bord de la route, comme il peut être ce personnage que cherchent à reconstituer ou à suivre plusieurs de nos récits — l’archéologie familiale n’est pas une contrainte, le mort c’est peut-être celui que personne n’a encore découvert, juste de l’autre côté de la cloison ;

 enfin, ou au fait : vous avez lu Bobok de Dostoïevski ?

sur Laura Kasischke


Dans les livres de référence issus des MFA de creative writing, le Now write édité en 2006 de Sherry Ellis, où elle a rassemblé 76 enseignants de toutes les facs, et leur a demandé chacun de présenter un de leurs exercices favoris pour fiction, dialogue, personnages, construction etc, et a organisé ces interventions de façon à reproduire un véritable cycle de travail.

Pour préparer cette rencontre avec Laura Kasischke, quoi de mieux que de traduire ici l’exercice qu’elle présente dans Now write ! ? Et rien n’empêche de vous y coller aussi –- le vieux Malt Olbren (elle en a été l’élève, pas de hasard) vous suggérerait de chercher, dans notre propre littérature française, des exemples de récit susceptibles pareillement de s’en faire l’exemple...

Il y a Bob Marley, Walt Whitman, une bonne dose d’humour et une solide couche théorique de narrativité.... La classe, quoi... À vos mots, à vos morts !

Pour Laura Kasischke : elle enseigne l’écriture créative à l’université du Michigan (Residential College, Ann Arbor), et deux de ses romans sont traduits chez Bourgois.

Et revoie cette vidéo, à la Baule « Écrivains en bord de mer », dialogue sur le creative writing avec elle-même et Cole Swensen, animé par Bernard Martin.

 

Laura Kasischke | faire parler le mort


un exercice d’écriture à la première personne du singulier

On accuse les auteurs de fiction contemporaine de choisir les narrateurs à la première personne du singulier par facilité. Mais la plupart de celles et ceux qui ont fait l’expérience d’écrire un récit ou un roman à la première personne vous diront qu’il y a énormément de choses à traiter dont on peut se dispenser lorsqu’on use de la troisième personne. Parfois, cependant, la première personne n’est pas un choix, semble-t-il. Des auteurs racontent être saisis, habités, choisis par leurs narrateurs. Ils se glissent dans leurs personnages, leurs voix et leur sensibilité, comme le ferait un acteur, ou un médium.

L’exercice qui suit est une tentative de vous préparer pour une telle possibilité, et vous aider à planter le décor d’une telle expérience. Ou dresser la table pour qu’un invité de cette sorte survienne. L’exercice privilégie le processus sur le résultat, et bien qu’on ne vous demande pas de croire à un après-coup où les morts essayeraient de contacter les vivants (ils ont sûrement autre chose à faire, d’ailleurs), cela vous aidera certainement d’avoir au moins un peu de respect pour le subconscient. Bob Marley disait que les chansons sont juste là dans l’air, attendant que quelqu’un les écoute pour les écrire. De la même façon, mais en moins joli, quand nous sommes dans un état supérieur, nous sommes fondés à croire que ces voix qu’on entend parfois sur la ligne du téléphone, chuchotant sous la conversation que vous essayez d’avoir avec votre ami, sont bien celles des morts. Et, même si nous n’y avons pas cru, cela nous a amusés de faire comme si on y croyait. Et pourquoi pas ? L’idée que les morts ont encore des choses à nous dire, et qu’il doit bien exister des instruments pour enregistrer leurs histoires est une superbe idée, depuis la croyance en une possible réceptivité des mots et de la musique, de l’expérience et de la conscience, des voyages, et que peuvent les collecter et les transférer, les rendre immortelles même, à la fois les adolescents à leur téléphone et les écrivains à leur bureau.

Cet exercice se propose de mettre l’écriture fictionnelle au service de ces voix et les inviter à parler, et que l’écrivain soit l’instrument pour aller les capter –- et que les écouter, puis les comprendre, est une des approches pour qu’écrire à la première personne puisse nourrir une narration authentique et énergique, plutôt que ce à quoi on accuse les écrivains falots de recourir quand ils retombent à l’usage de la première personne.

Convoquez un fantôme. Imaginez un locuteur, quelqu’un qui est mort (était-ce hier, ou il y a mille ans ?) et n’a pas eu la possibilité de raconter son histoire. Le locuteur est juste là dehors, et vous a choisi. Le but, c’est que vous rendiez disponible pour celui qui veut raconter son histoire. J’ai remarqué que les apprentis-écrivains réussissaient mieux cet exercice s’ils trouvaient un locuteur qui, même s’il n’est pas exactement un double d’eux-mêmes, a des soucis similaires et les mêmes combats. Les problèmes de votre mort peuvent ne pas être les vôtres, mais cela aidera qu’ils résonnent avec eux. (Jack Kerouac disait : « Les choses ne s’imbriquent pas, elles correspondent... C’est ainsi que les morts s’écrivent les uns aux autres. »)

Maintenant, prenez un jour ou deux pour penser à qui est votre narrateur à la première personne. Qu’est-ce qu’il ou elle fait de son temps libre ? Qu’est-ce qu’il ou elle aime pour le dîner, s’il est invité depuis l’autre monde à une soirée dans celui-ci ? En avoir une image plus précise vous permettra de développer votre locuteur avant que vous commenciez à entendre sa voix. Faites quelques recherches sur la période où il vivait. Allez au cimetière où il, ou elle, est enterré. Si vous avez assez de courage, allez-y de nuit. Vous commencerez les premiers mots de l’histoire en imaginant la voix du mort vous parlant, ou parlant à travers vous. Cela vous demandera de l’écouter vraiment, et d’essayer de laisser votre voix de côté pour que la sienne ait de la place. De préférence, choisissez un fantôme qui ait une histoire conséquente à transmettre, et qu’il n’a pas eu le droit ou le temps de raconter de son vivant. Pensez à quelques questions pour votre fantôme, et laissez-le parler.

Un avertissement : soyez sceptique tant que vous voulez, mais contraignez-vous à croire qu’il y a ici quelque chose de sinistre, extra-terrestre, magnifique et transcendant, pour vous et hors de vous, qui vous traversera potentiellement comme vous voyagez en son travers, et que c’est votre narrateur, et l’histoire qu’il vous raconte. Il est venu jusque là, il vous est reconnaissant de l’invitation, et vous fait cadeau de son histoire.

Deux splendides exemples pour l’exercice : Reassurance d’Allan Gurganus, un récit dans lequel un soldat mort écrit à sa mère, lui apportant tout le réconfort qu’il peut (d’après une vraie lettre de Whalt Whitman), et le récit de Dan Chaon, Sophomore, 19, is School Year’s First Fatality, raconté du point de vue d’un étudiant de deuxième année qui vient de mourir ivre au volant (apparemment inspiré par l’article de journal dont il reprend le titre).

 

© Laura Kasischke, 2006 (see Penguin Book p 266), traduction @ F Bon

 


responsable publication _ tiers livre invite... © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 23 juin 2013 et dernière modification le 15 septembre 2020
merci aux 5520 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page