la chambre double #3 | livre

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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To find something horrible in a (perhaps familiar) book, and not to be able to find it again. #86

C’est il y a si longtemps que j’avais lu ce livre. J’étais enfant. Les livres faisaient voyager (Jules Verne), faisaient rêver (Edgar Poe). Les livres vous emportent dans une réalité qui a la même durée que le temps réel, puisqu’enracinée dans votre propre temps matériel de lecture et ce qui l’accompagne, souvenir du lieu, des arbres, du bruit éventuel, de la rue ou de la fenêtre, de la conversation des proches, de vos interruptions ou, plus tard, des notes prises dans un carnet.

On rêve, aussi, après le livre. J’ai toujours eu, d’autre part – et on s’est parfois durement moqué de moi pour cela – une tendance à un très bref mais très dense sommeil de quelques secondes quand je commence une lecture. C’est la musique des phrases, c’est l’arrangement distinct des sons.

Lorsque cette singularité ou cette étrangeté du livre s’est implantée, c’est comme si je me réveillais en lui, et la lecture peut alors durer toute la nuit. Du moins je suis capable, même à tant de distance depuis mon âge, de tenir la liste exacte des livres qui ont été capables de me tenir éveillé toute la nuit. Je ne sais pas, par exemple, si est possible de lire Tolstoï ou Dostoïevski autrement. J’ai toujours un plaisir unique et très singulier, même aujourd’hui lorsque, passé les 1 heure du matin, on comprend qu’on va continuer à lire, et que tant pis si ça dure jusqu’à l’aube. Alors une autre conscience est mobilisée, qui remplace la conscience diurne et n’appelle pas le sommeil.

C’est peut-être la raison pour laquelle le souvenir d’un livre est une image à la fois sonore et mouvante, mais liée aussi à nos perceptions physiques de ce moment de la lecture. On se souvient de scènes qui émergent durement d’une continuité plus textile, ou comme souple et moirée. C’est un dialogue, c’est le dos nu de Mme de Mortsauf dans le Lys, c’est Robinson Crusoe debout sur sa falaise et découvrant une trace de pas.

C’est à la fois plus compliqué et plus simple s’il s’agit de récits brefs : jamais je ne sais retrouver du premier coup, par la table des titres, un récit de Maupassant que je veux retrouver. Alors j’ouvre au hasard un des deux tomes de ses Nouvelles, et de l’une à l’autre finirai bien par retrouver celle que je cherche, et sinon quelle importance.

Mais là c’était plus grave : il y allait d’un souvenir de fièvre, de dents qui claquent ou de corps qui frémit. J’avais peur. Devant moi était mon double. Mais ce n’était pas un rêve, c’était bel et bien cette impression que donnait le livre dans ce coeur de la nuit : le personnage qu’on y suivait vous tendait soudain sa main à travers la page même et souhaitait vous y entraîner. Ce souvenir ancien, et qui à distance me paralyse encore, au point de me mettre soudainement à suer, ou me pousserait à me protéger le visage du coude, il arrive que certains livres me remettent à nouveau sur sa piste, ainsi la fin du Golem de Meyrink, ainsi certaines pages si flottantes de Balzac, dans Louis Lambert par exemple. Mais ce n’est pas un de ces deux auteurs, ni Verne où la règle du jeu est toujours si cadrée, ni Edgar que j’ai relu si souvent et souvent. J’ai cherché obsessivement, même au détour d’Aurélia ou Sylvie ou des Illuminés chez Nerval, dans l’Infernaliana de Nodier ou les contes de Gautier, ou chez les romantiques, comme l’étrange Lenz de Büchner.

J’ai le souvenir d’un livre minuscule, relié toile, avec des pages fines jusqu’à la transparence, et cette double page où soudain tout se nouait, et que sortaient les mains pour vous prendre.

J’ai cherché longtemps ce livre, et j’ai cherché jusqu’à n’en plus pouvoir, dans tous les textes qui m’ont été accessibles, lequel aurait pu provoquer cette sensation de panique bien plus que de trouble, et qu’ensuite j’ai cherchés dans tous les livres sans jamais réussir à la provoquer de nouveau.

Un livre capable de vous attirer vous-même dans son piège, vous engluer ou vous dévorer avec les dents : un livre animal.

Peut-être ce jour-là ai-je tout simplement découvert la lecture.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 avril 2015
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