la chambre double #13 | rétroviseur

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


sommaire _ précédent _ suivant
Fear of mirrors – memory of dream in which scene is altered & climax is hideous surprise at seeing oneself in the water or a mirror. (Identity ?) #42

Avec Audeau on parlait du rêve.

Je m’en souviens. On s’était arrêté sur le parking d’un Leclerc, à Luçon.

Il ne m’en avait donné aucune justification. Mais une fois sur le parking, alors que je roulais au ralenti, il m’avait désigné d’abord une zone particulière, un peu plus loin que les pompes à essence, puis ensuite une orientation bien précise pour garer la voiture, éteindre le moteur. Devant nous, à vingt mètres, le grillage géométrique d’une entreprise de matériaux pour constructions, et de location d’engins et grues. Le soleil était bas, rasant.

« Parle-moi », avait-il dit, et ce n’était pas non plus différent de nos entrées en matière habituelles. J’ai pris mon temps, je crois que j’avais encore les mains sur le volant.

« Est-ce que mes rêves sont différents, ou bien est-ce que j’ai une perception différente des mêmes rêves », lui-ai je demandé.

Et comme à l’ordinaire, il restait figé dans l’immobilité, sans répondre, sans non plus me dissuader de continuer : à moi de faire le travail.

« Dans les rêves, il n’y a pas de visage. De la même façon que souvent j’ai du mal à reconnaître les gens, dans la vie réelle. Mais parfois un seul visage, et alors tout le rêve disparaît comme d’y fondre. Pourtant, si ce visage est infiniment précis, qu’est-ce que je saurais en décrire. »

Il gardait encore le silence.

« Il y a cette toile de Magritte, elle est devenue comme un poncif, le type qui regarde un miroir où il est de dos », j’ai dit comme si ça pouvait aider à quelque chose.

Je me souviens qu’un camion semi-remorque, passant au ralenti devant la voiture, avait soudain occulté tout le reste.

« Regarde-toi », avait dit Audeau. Il montrait du menton le rétroviseur, entre nous deux, accroché au plafond.

J’ai regardé.

Celui que je voyais n’était pas moi. C’était un visage de moi sans moi. Un visage de tous les autres. Un visage où les yeux seuls avaient un éclat, mais qui sentait la mort – une sorte d’ironie hostile, transparente et sans prise.

J’ai résisté, j’ai regardé en face. L’image a tenu un moment. Puis le camion était parti, et c’était à nouveau un fragment de ma propre image, mon visage habituel.

Audeau se taisait. On est resté comme ça quelques minutes. Dans le rétroviseur, rien que ma pauvre tête et, en me penchant sur la gauche, la sienne.

« Celui que tu as vu, pense parfois à aller le chercher, dit Audeau. D’abord dans le rêve, dans n’importe quel miroir présent dans le rêve, puis là où tu es. Tu sauras vite les endroits, et pourquoi. Convoque-le, regarde-le. Il te connaît, mieux que toi jamais tu le connaîtras. Ensuite fais ce que tu as à faire. »

Et comme c’était moi, cette fois, qui ne répondait pas, il avait ajouté :

« Ce que tu nommes la vie réelle, tu finiras bien par décider où elle est. »

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 juillet 2015
merci aux 440 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page