du lieu, 6 | « entrer dans des maisons inconnues »

de la littérature comme cambriolage -– et si à nous tous, sur ce thème pris à Christian Garcin, on faisait un livre, un livre vrai de vrai ?


 

du lieu, 6 | entrer dans des maisons inconnues


Pourquoi certains lieux nous happent comme une énigme ? Quel phénomène de reconnaissance anticipée, ou dédoublement du présent, ou rappel de certains rêves... Pourquoi, dans certains appartements, hôtels, cours ou bureaux dans l’ouverture des romans de Simenon on a cette impression de déjà vu ? Pourquoi, à telle traversée du quotidien, à tel paysage retrouvé, à tel toit en angle aperçu en allant faire les courses, à telle fenêtre éclairée d’un immeuble dans la rue d’en face, on a cette résonance intérieure qui pousserait à franchir l’interdit et aller un jour le visiter ? Pourquoi a-t-on cette impression à ces murs après démolition, à ces espaces vides après déménagements, aux appartements qu’on visite pour les louer, voire aux maisons témoin qui miment la vraie vie, ou parfois à certains films avec juste fenêtre sur rue ?

Voilà comment c’est venu :

 à lire l’ensemble des contributions sur la voix ou le dialogue, l’impression que s’amorce, au bout d’un cycle d’atelier, une autre instance. Textes qui s’écoutent, s’épaulent, s’ajoutent, constituent un corps en eux-mêmes (voir la réaction de Ryoko Sekiguchi à vos contributions). Et si, pour cette fin de cycle, c’était cette notion d’un corps composite et collectif qu’on mettait en avant, y compris dans l’esthétique du livre que cela constitue, et pour cela aller au bout de l’idée, faire un livre ?

 bien sûr, aussi parce que je commence à bien maîtriser la chaîne technique, compo et préparation, mise en fabrication et dispo via Tiers Livre Editeur, pour cela aussi qu’il me faudra mention (voir ci-dessus) pour autorisation de reproduction et mini-notice bio-biblio – et chacun disposera bien sûr de la version numérique, aucune obligation d’achat du livre imprimé (mais pour moi c’est obligatoire : l’artisanat de la compo participe d’une ultime étape de la langue). Ceci, plutôt qu’une compilation de l’ensemble des textes ateliers ? Ces compiles sont toujours tristounettes, vieillissent vite...

 alors sur quel modèle s’appuyer ? Résumé de la vidéo : souvenir, dans l’atelier d’il y a un an, de cette proposition sur une maison réelle et connue, mais qu’on vide pour l’écrire, comme dans les chapitres d’ouverture de Béatrix ou d’Honorine chez Balzac... Il s’agissait, dans un parcours consacré au fantastique, de s’approcher du réel en le décalant. Cette fois, c’est le contraire : on a passé 8 séances à construire de l’illusion de réel, et si on utilisait ce qui s’est peu à peu révélé pour chacun de son écriture, perceptible dans la diversité des textes, la reconnaissance qu’on a des voix, pour lancer le récit vers des fragments inconnus du réel, des petits timbre-postes de réel définitivement séparés de notre expérience réelle, à moins de se faire cambrioleur. Le texte peut-il cambrioler (ou cabrioler) là où nous n’avons pas accès ?

 je change l’ordre de la vidéo : le livre que j’avais sur ma table, pour cet atelier, c’est Anvers de Roberto Bolaño. 56 brefs ou très brefs chapitres, qui s’appuient chacun sur un archétype du thriller ou roman policier, et les projettent dans une ville inconnue, qui n’est nommée que par le titre du livre, et où l’auteur n’est jamais allé. Récent exilé en Espagne, Bolaño est alors gardien de nuit dans un camping à Barcelone, et peu à peu ces lieux et situations, trajets, contaminent aussi les fragments. Mais, dans tous les cas, c’est la situation prise à tel archétype des thrillers qui conditionne la description de la ville, des intérieurs, couloirs, escaliers, chambres, appartements... Et le titre les assemble pour en faire une ville qui n’existe que par le livre, puisque l’auteur n’y a jamais mis les pieds. Le livre restera inédit près de 20 ans.

Quelqu’un ouvrit la porte arrière de la voiture et elle y monta silencieusement. Ils parcoururent des rues vides de la zone résidentielle. La plupart des maisons étaient inhabitées en cette saison de l’année. Le type se gara dans une rue étroite, bordée de maisons sans étage, avec des jardins identiques. Pendant qu’elle était dans la salle de bains il prépara du café. La cuisine, au sol carrelé en marron, orné d’arabesques, ressemblait à un gymnase. Il tira les rideaux, aucune des maisons en face n’était éclairée.
Roberto Bolaño, Anvers, extrait.

 c’est alors que je relis Entrer dans des maisons inconnues de Christian Garcin. Auteur que je considère comme majeur, les livres de Christian partent de voyages qu’il accomplit réellement (il prépare actuellement un « tour du monde sans avion »), sauf si l’enquête est un saut temporel, comme dans son livre le plus récent, et magistral, Vies multiples de Jeremiah Reynolds. Dans ce livre plus discret, paru en 2015 chez Finitude, Christian Garcin propose 20 textes, chacun de 3 à 4 pages, qui sont comme entrer dans sa bibliothèque, approcher les auteurs qui comptent en recomposant, par narrateur interposé, un instant de leur quotidien. Voir l’épigraphe prise à Léautaud : « Tous mes plaisirs viennent des livres de cette sorte, où la pensée de l’homme qui les a écrits m’occupe en même temps que ma lecture ». Garcin rend ainsi visite à Kafka, Thomas Bernhard, Stendhal, Hemingway, Char, Celan, Faulkner, Pessoa et d’autres (mais pas Proust ni Balzac, tiens...). J’ai repris dans les « fiches » d’extraits le soir chez Apollinaire. Mais, contrairement à ce que semble annoncer ce titre magnifique, très peu ou pas de description des lieux. Christian s’attache aux personnages, à la situation, à l’écho qui en émerge pour la compréhension de l’oeuvre.

En ce qui me concerne, j’ai horreur du safran, mais j’avais été séduit, je crois, par la saine familiarité d’Apollinaire, qui vous reçoit en bras de chemise et prépare lui-même le dîner, son côté simple et sans afféterie, la chaleur conviviale qui émane de lui et de son appartement — appartement assez étrange au demeurant, avec un escalier intérieur qui conduit à la fois vers une terrasse et vers sa chambre à coucher, sorte de cube posé là juste sous le toit, comme une verrue sur la façade. Apollinaire du reste est conforme à son appartement : un peu curieux, surprenant, pas le moins du monde poseur, et très accueillant. J’ai beaucoup de sympathie pour lui, et c’est pour cela sans doute que je n’avais pas osé mentionner mon peu de goût pour le safran.
Christian Garcin, Entrer dans des maisons inconnues, bref extrait.

 le livre de Christian Garcin donc n’annule pas la démarche que nous propose Bolaño, mais nous offre un titre qu’il nous revient de lui cambrioler, comme nous allons cambrioler narrativement des lieux où entrer est impossible. On donnera à notre propre livre un titre bien spécifique (et peut-être Christian nous gratifiera-t-il d’une réaction en prologue ?), mais pour écrire prenons le droit de lui voler son titre, d’en faire notre propre injonction : entrer dans des maisons inconnues.

Et donc, contrairement à ses 20 propositions, retour à Bolaño : il ne s’agit pas de maisons d’hommes célèbres ou de nos auteurs préférés, et il ne s’agit pas de caméra temporelle. Il s’agit, très clairement, d’utiliser notre expérience immédiate, de figurer la ville aujourd’hui, de nous confronter à notre monde au présent, dans son anonymat, dans ses mystères (je cite brièvement le nouveau livre de Iain Sinclair, qui arpente le trajet d’une nouvelle ligne de métro londonienne).

Alors comment faire ? Et si vous preniez le temps de chercher à quel texte correspond pour vous-même ce genre d’exploration ? Je relisais récemment Crime et châtiment, traduction André Markowicz, cette déambulation dans des lieux comme flottants, ou des intérieurs séparés de toute relation l’un à l’autre, est un des ressorts les plus prégnants de ce permanent enfoncement en spirale qui fait hypnose dans ce livre. Relisez aussi des textes canoniques, basés sur un enfoncement dans un lieu réel fait de pièces successives, comme Le masque de la mort rouge d’Edgar Poe (Christian Garcin vient, en binôme, de boucler une retraduction chronologique intégrale des 71 nouvelles de Poe – Baudelaire en ayant traduit 46 –, à paraître chez Phébus au printemps prochain).

Comment construire mentalement une illusion de réel ? Tout est là. On invente avec ses propres sources secrètes. On fabrique du réel de fiction, mais on convoque chacun tous ses muscles et son savoir pour que l’invention passe inaperçue. Le troublant doit d’abord être juste.

Moi, le mystère d’une maison dans laquelle on entre, et qui se révèle petit à petit mais comme énigme, si c’est présent dans tant d’ouvrages (tiens, L’autre côté de Kubin, ou l’auberge dans le Château de Kafka, ou même la disposition des lieux, avec la resserre fermée du grand-oncle dans le jardin, dans le Combray de Marcel Proust), c’est un bref texte de Julien Gracq qui l’incarne, Le roi Cophetua.

Contrairement aux Eaux étroites, publié seul, et alors que les 2 textes sont presque de même format, Cophetua a été imprimé par Corti à la suite de La presqu’île, mais tous les gracquiens le connaissent bien.

Et, si vous l’avez lu, vous savez que l’événement, contexte et action, qui seront le déchirement de ce récit sans parole, n’est traité que par élisions (celle qui concerne la mort du frère, celle qui concerne la nuit d’amour avec la soeur), tandis que tout le récit s’appuie sur la conjonction d’une immobilité (l’attente dans le salon, le repas pris à deux, la description de la chambre) par rapport au bref récit emboîté d’un aller-retour onirique à la Poste du village. Dans la fiche d’extraits, j’ai mis un fragment de la description du salon, et un autre de la chambre. On pénètre à tâtons le mystère d’une maison, et tout ce qu’on perçoit devient présence.

Je commençai à monter un des escaliers courts. L’impersonnalité du couloir où j’accédai était celle d’un corridor d’hôtel — mais plus vaste, plus étouffé, imprégné d’une odeur lourde et cireuse. Sa perspective se fermait sur une croisée qui dessinait sur l’obscurité un rectangle plus pâle. J’écartai le rideau et j’appuyai le front contre la vitre. La nuit n’était pas tout à fait opaque ; elle avait perdu cette épaisseur cendreuse des nuits de la campagne : l’air filtré par les averses de la journée prenait une transparence cristalline qui venait coller tout contre la vitre les masses obscures du paysage. Au bout de la traînée claire de la cour, on voyait la barre des marronniers et la charmille : au-delà du mur de soutènement, les dômes bossues et maintenant très immobiles des arbres du ravin et du plateau qui le bordait se soulevaient et s’arcboutaient l’un l’autre comme de lourdes bulles noires, gonflées par la fermentation de la terre spongieuse. La ligne des arbres se détachait sur une bande d’un gris plus clair, où venaient vibrer continuellement des élancements lumineux presque imperceptibles qui semblaient monter de très loin au-dessous de l’horizon. Une impression de sauvagerie se dégageait des houles feuillues : profilées sur cette toile changeante de lueurs, elles semblaient se mettre à vivre de la vie alertée d’un rideau de scène que la rampe commence à lécher par-dessous. J’entrouvris la fenêtre. Une tenture derrière mon dos claqua brutalement dans la perspective du couloir ; les flammes des bougies se couchèrent. Je respirai un moment l’air vif et remué, presque soulagé par le grondement qui courait et rebondissait au long du corridor comme une rivière éclusée. Je refermai la fenêtre. Les menus craquements des meubles, les frôlements, les sons se propageaient librement, longuement à travers la maison : on eût dit qu’elle était démeublée. Froide, encaustiquée, béante — singulièrement inhospitalière. Un moment, pendant que je retournais vers le salon, je me représentai vivement Nueil travaillant à son piano, toutes portes ouvertes, dans le salon de musique. Seul, percutant de ses doigts posés sur les touches le vide gelé et sonore, éveillant dans les fonds de la maison, où les couloirs semblaient conduire le bruit comme une oreille, une écoute muette et figée.
Julien Gracq, Le roi Cophetua, bref extrait.

Je compte sur vous, dans les commentaires ci-dessous, pour donner vos propres pistes – il y a des passages équivalents chez Trassard, dans Simenon, Perec, Ernaux ou Bergounioux (je cite dans la vidéo La maison rose, s’arrêter en voiture en face de la maison qui était un tel solide repère dans l’enfance, et maintenant occupée par d’autres)... Ce sont aussi – pourquoi pas –, des lieux publics aux heures vides, bureaux ou entrepôts. Ça m’est encore arrivé en mai à Montréal, cherchant l’entrée du métro sous la place des Arts, me retrouver par erreur dans le mall d’en face alors qu’il était fermé, grandes galeries commerciales souterraines dont il a fallu des vigiles pour m’extirper, eux-mêmes ne comprenant pas comment j’avais pu pénétrer...

Les questions touchant aux sens (toucher, ouïe, odorat autant que vue), aux déplacements (et le corps dans ces déplacements), à la nature du réel examiné (représentations mises en abîme comme chez Gracq), et la force que peut prendre le plus ordinaire du réel (c’est probablement ce qu’il y a de plus magistral dans le site collectif des maisons témoin), voilà ce que vous aurez à déterminer pour écrire. Et quel début, quelle fin ? Pensez qu’une attente peut tout à fait se dispenser d’intro et conclusion, c’est la globalité du livre qui fournira le contexte à votre propre texte – une bonne part de la magie du Anvers de Bloaño vient de ça...

Après, c’est l’aventure. On est le 11 septembre à publication de ces lignes. J’aimerais qu’on bloque les contributions à fin de mois, disons le 29. Sais pas si vous serez 30, 40 ou 60. Ni comment se composera l’ouvrage. Il ne comportera pas de photo, donc avis préalable. Je souhaite qu’il soit ouvert à l’ensemble des abonnés au site, en hommage et gratitude, et non aux seuls contributeurs de ce cycle d’été (gratitude aussi, même si j’ai ramé pour suivre le rythme, quelquefois !). Ouvert aussi, sans contrainte d’abonnement bien sûr, aux étudiants Cergy (EnsaPC/UCP) qui souhaiteraient se joindre !

Donc bienvenue à vous, les blogueurs et auteurs abonnés à mon site, bienvenue à celles et ceux qui nous rejoindront les jours à venir, le compagnonnage sera pour longtemps !

Comme pour les propositions précédentes, je mettrai en ligne à mesure, ce qui vous permettra d’interagir avec les textes qui précèderont le vôtre : quelle ville inconnue cela désignera-t-il alors ? Utilisez l’espace commentaires (on pourra aussi envisager qu’ils soient repris dans le livre). Bien sûr, vous pourrez proposer, à la toute fin, une version relue et affinée de votre texte.

Soyez audacieux dans la forme. Que chaque texte soit une recherche, et pas simplement monter le volume de la radio littéraire de service, mais pour ça je vous fais confiance. N’hésitez pas à accentuer ce qui fait votre signature. Soyez à l’écoute des textes des autres. Nota aussi : il s’agira d’un livre de récits en prose, pas de forme vers libre. Idem seront rejetés les textes avec allusion personnelle à ma très modeste personne et ses lieux d’habitation ! N’hésitez pas, par contre, à ce que cela fasse écho à des lieux ou situations évoqués dans vos textes précédents, ou que cela s’appuie sur des outils de géolocalisation – voir le majestueux Dreamlands Virtual TOur d’Olivier Hodasava, ou comment un lieu inconnu – rue, parking – peut être documenté avec hyper précision par Google Street View. Et passez ici relire, je rajouterai probablement quelques notes à mesure...

souvenirs d’aphorismes du vieux Malt Olbren, mon maître :

 le passé simple est réservé aux participants nés au XIXe siècle ;

 avant envoi de votre texte, le relire en enlevant un adjectif sur quatre, tout adjectif prévisible est un abandon de lecteur ;

Pour le choix de ce dont vous allez parler, désolé, je ne peux pas aider. Pour le reste... à vous d’écrire...

FB

l’ensemble des contributions est à lire ici

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1ère mise en ligne 8 septembre 2016 et dernière modification le 15 mai 2019
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