#enfances #07 | Odradek en Mayenne, Jean-Loup Trassard

un cycle pour retrouver le monde vu à hauteur d’enfance


 

#07 | Odradek en Mayenne, Jean-Loup Trassard


En appui à cette proposition, indispensables lecture ou relecture, deux documents d’appui :

 de Franz Kafka, le texte qu’il est généralement convenu d’appeler Odradek, mais dont le titre originel est Le souci du père de famille, deux pages, dans la traduction historique d’Alexandre Vialatte ;

 de Jean-Loup Trassard, trois textes pris à son livre L’espace antérieur (Gallimard, 1993), qu’on trouve encore au moins d’occasion, concernant comme Odradek des objets surgis de l’enfance, et comme décortiqués, pris dans leurs cassures et brisures, mais qui, pour l’enfant, ont valeur en soi-même de monde... Un monde que le jouet offre complet, devenant par sa disparité même, son éclatement décrit, l’outil optique à induire et focaliser tout à la fois l’imaginaire.

Odradek tout d’abord, et sans italiques : objet qui fait partie, pour ma génération du moins, des souvenirs d’enfance, une bobine de fil vide, de celles avec trou au milieu pour être plantées sur les machines à coudre Singer dont chaque maison disposait, quatre clous sur le dessus, et de brins de laine récupérés on inventait une machine à tisser rudimentaire, on appelait ça un tricotin... Chez Kafka, une bobine étoilée, chez lui aussi les bouts de fil récupérés, de toutes les couleurs et « embrouillés », et une particularité : cet humble petit objet de bois et fil, élu jouet par l’enfant, on se prend les pieds dedans jusque dans l’escalier quand pas besoin, et impossible de le retrouver quand on le cherche. D’où l’énorme bibliothèque de commentaires et d’interprétations qu’il a engendrée, alors qu’il ne s’agit rien que de ce très humble objet. Mais une particularité, et j’oserais dire de génie : il n’y a pas de narrateur, en tout cas ni le père, ni l’enfant qui reviendrait à distance parcourir ses souvenirs, mais seulement des voix multiples, anonymes. Et, lorsqu’enfin une vois leur répond, c’est celle de l’objet lui-même.

Le livre magnifique, et pourtant si humble lui aussi dans les objets traités (les trois billes dans le fond de la poche de la « culotte courte », l’assiette renversée en fin de repas pour y poser les trois cuillérées de crème dessert, la « crème jaune » des grands-mères, la soupe aux restes de pain cuits dans le bouillon, « panade » des dimanches soirs), on glisse linéairement, sans interruption ni chapitres, dans la totalité des 200 pages du livre. Pourtant, rien de plus discontinu : chaque séquence fait 2 pages en général, une seule page parfois, trois voire quatre rarement.

De cet ensemble, pour notre proposition j’ai extrait trois passages :

 cet âne en peluche monté sur un cadre de fer qui finit par transpercer à force de dévaler les côtes, ce qui n’était pas l’usage initialement prévu, avec son pédalier monté sur « quatre roues de métal peintes en rouge » ;

 une petite figurine de dragon à valeur hautement symbolique, puisqu’offerte une génération plus tôt par le grand-père à la mère du narrateur, et que c’est ce même grand-père qui avec l’enfant va réparer l’aile grise et nervurée qu’il vient de briser : que représente ce dragon pour l’imaginaire de l’enfant, puisque rien de l’objet ne répond à l’idée du « jouer » conçu pour cette fonction ?

 et, tout au début du livre, le passage aussi le plus bref et que place avant les deux précédents, la complexité de cet autre objet-jouet, bandonéon pour enfant, avec donc les lamelles à produire du son, ses couleurs, son soufflet (probablement de ce qu’on nommait « carton bouilli »), sa fragilité et ses couleurs, tous ces éléments qu’on peut considérer un par un, et, surtout des surtout, cette incroyable figure de style que nous propose Jean-Loup Trassard : le passage commence par un adjectif, le mot irisé, suivi à peu de mots par coloré, puis par plissé, avant que disparition des adjectifs quasi totale, et, mais tout à la fin, retour de la même forme avec ce satinées et la fin par redoublement adverbial, trop loin, trop loin.

Et c’est cette construction, ce que change à un paragraphe en vingt lignes de l’amorcer par un adjectif, puis de veiller — sinon à leur disparition — à leur emploi presque comme rupture et réamorçage, que je vous propose d’essayer.

Quant à l’objet ou le jouer que vous allez élire comme votre propre Odradek, à vous de le choisir. Prendre son temps pour ça.

Prendre son temps, parce que — et là contrairement aux magnifiques proses-poèmes de Trassard — notre but n’est pas de reconstituer un fragment d’autobiographie de l’enfant-narrateur, mais au plus littéralement qu’il nous sera possible d’entrer dans l’objet-jouet en le décortiquant, démontant, précisément là où pour l’enfant il est substitut d’un monde, objet transitionnel ouvrant à ce monde, dans l’absorption des heures, et aller si possible jusqu’où, dans le texte de Kafka, il devient lui-même sujet du texte.

D’où l’insistance que je mets, dans la vidéo, sur ce « quatre roues de métal peintes en rouge », cette façon objet que devient la phrase même.

Et profondes résonances bien sûr avec deux textes déjà évoqués dans nos deux livres-socle, la boîte à ouvrages maternelle dont se saisit Walter Benjamin dans Enfance berlinoise, et ce si curieux passage dans le début de Enfance de Nathalie Sarraute, où le déballage de la poupée passe d’abord par le papier enveloppant le carton, puis, le carton ouvert, le surgissement de la poupée elle-même, mais qui se voit aussitôt substituer l’image de lorsque pour la première fois aperçue, dans l’illumination d’une vitrine, inatteignable et séparée, mais avec une mention qui résonnera avec l’ensemble de l’oeuvre (à... 80 ans de distance !), ce je sais parler qui va créer la fascination...

Et, de nouveau, une telle impatience à vous lire !

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 décembre 2023
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