< Tiers Livre, le journal images : 2008.03.16 | voyage de Savenay à Brevenay

2008.03.16 | voyage de Savenay à Brevenay

Chaque fois que j’ai pris cette ligne de train entre Nantes et Saint-Nazaire, dans la petite minute d’arrêt obligatoire, j’ai regardé de tous mes yeux la gare de Savenay.

Savenay, c’est comme Illiers-Combray (ou l’école musée du Grand Meaulnes), une minuscule enclave de réel dont la littérature s’est saisie pour la transcender.

Du moins le savent ceux qui ont lu La Presqu’île de Julien Gracq : l’attente à la petite gare de Brévenay, le clocher à dôme, la bourgade qui tombe en coteau abrupt sur l’embranchement des trains, ces transparences des lumières quand le narrateur regarde cette poignée de gens descendre du train, parmi lesquels n’est pas celle qu’il attend.

Alors, les 120 pages du récit seront sa façon d’occuper le temps, au volant de sa deux-chevaux, jusqu’à revenir au train du soir.

Mais, ce samedi matin, je m’en vais lire à Lorient. Je prends à Saint-Pierre des Corps l’Inter-Loire Orléans-Le Croisic, et mon billet me fait changer à Savenay, où je dois rattraper le Bordeaux Quimper. J’ai une attente de 2 heures pleines à Savenay. En fait, Dominique Pifarély vient de Poitiers, c’est sa route et j’attendrai moins que ça, on fera ensemble les 130 kilomètres restant.

D’un lieu dont la littérature fait un rêve suspendu du temps, que reste-t-il à vingt-cinq ans de distance ? Le livre a été publié en 1983, mais le temps récit est bien antérieur : il mentionne les escarbilles de charbon, les trains en 1983 étaient diesel depuis longtemps (et on n’appelle plus marquise, comme Gracq, l’abri vitré sur le quai).

Le coteau abrupt et la route en virage qui l’escalade sont bien là, et l’embranchement des rails, et la petite Micheline bleue qui laisse passer sa poignée de gens. Et le hall de gare vide, quelques minutes plus tard, avec ce panneau d’affichage lumineux transformé en hiéroglyphe, pour ceux qui voudraient y lire leur Gracq.

Mais sur la place, il n’y a plus les acacias deux fois mentionnés par le récit. Rien que le parking. Je vais jusqu’au bout de la route, on aperçoit un garage Renault, et le haut d’un hypermarché. On peut dormir, à l’hôtel de la gare, pour 40 euros. Les pèlerins Gracq ne suffiraient probablement pas au chiffre d’affaire. Dans le petit café désert, qui s’organise pour le repas de midi, il y a une radio en bruit de fond comme partout, et j’ai La Presqu’île sur ma table sans que cela provoque réflexion particulière de la dame.
Reste le bâtiment : la SNCF les construisait de même format. Reste le coteau, le dôme de l’église, la route qui escalade, reste cette façon des gens de descendre, traverser et partir.

Pour le reste : pays pauvre, pauvre pays. On massacre les signes, on plante des grillages, on installe nos parkings. Pour les lumières qu’a sauvées Gracq, il faut lire le livre. Le réel les a effacées.

Se dire aussi qu’à trois mois près, cela je le lui aurai écrit, et probablement, les photos, je les lui aurai imprimées.

La gare qui s’appelle Brévenay est définitivement celle des livres. Un étudiant américain qui voudrait s’atteler à la transfiguration inscription du réel chez Julien Gracq, s’il s’en trouve un, un jour, arrivera maintenant sur cette page et regardera Savenay.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 16 mars 2008
merci aux 2470 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page