écrire | Seî Shonagon, tenir un carnet

avec les infinis rouleaux de choses que sont les "Notes de Chevet" de Seî Shonagon


parcours libre | Seî Shonagon, tenir un carnet


Un livre fondamental, parce qu’écrit par une femme dans une civilisation, le Japon de l’an 1000, où l’écriture était partie prenante, et honorée comme telle (concours de poésie pour l’obtention d’un poste de sous-préfet, ou poème pour obtenir la main de l’aimée, etc), de tous les rituels sociaux.

Et parce qu’il s’agit d’un livre qui, par son principe même, va permettre de capter une suite de choses, de la plus légère à la plus grave, des suites de signes et de micro-narrations qui sont comme la peau du monde, ce par quoi nous percevons et pensons ce qui nous entoure. Le monde de Seî Shonagon est très éloigné du nôtre, mais par son attention aux signes du monde, la captation très pointue de langage qu’elle en fait, elle nous désigne un mode encore très neuf pour dire notre immédiat présent. 

Les deux points ci-dessus peuvent paraître mineurs, mais fort à parier que sur un groupe de vingt enseignants en formation, vous soyez le premier à faire circuler les Notes de chevet pour au moins les deux tiers du groupe. Évoquer qu’une langue ait pu se constituer par les femmes, dans un pays dominé, évoquer qu’il s’agisse là d’un travail d’atelier personnel en soubassement de son accomplissement de poète, évoquer que l’écriture puisse se contenter d’avoir à nommer la réalité immédiate, que c’est tâche difficile, qu’elle ne sera qu’intermittente dans notre propre littérature (de Rabelais à l’Essay sur les merveilles de nature d’Étienne Binet, puis presque directement à Francis Ponge...). Je donne souvent aussi comme exemple l’incapacité d’un écrivain aussi majeur que Saint-Simon à évoquer des objets, à moins qu’il ne s’agisse d’un tabouret devenu enjeu social entre une duchesse et une des filles illégitimes du roi, et que nous-mêmes, si nous souhaitons visualiser l’environnement des gens de cette époque, lisons comme un roman leurs inventaires après décès, y compris celui de Saint-Simon. Ou relier cela à l’injonction de Georges Perec, d’être attentif à ses petites cuillers, et on remettra progressivement Seî Shonagon à sa très haute place. Y compris dans ce concept de valeur universelle pour la littérature, en l’occurrence un livre écrit il y a plus de mille ans, dans un pays que nous n’apprendrons à connaître, et bien lentement, qu’à partir du XVIIe siècle...

Mais insister aussi sur la beauté de ces pages, considérées non plus comme exercice, mais comme accomplissement en soi, reconnu comme tel en leur pays même (encore que, à Sciences Po on se retrouve souvent le premier à parler de Seî Shonagon aussi à nos étudiantes japonaises, patience alors le temps qu’elles notent auteur et titre, un peu interloquées mais fières et confiantes !). Parler de la trace culturelle de Seî Shonagon, la façon dont on retrouve son nom dans le cinéma ou chez tant d’auteurs d’aujourd’hui.

Alors, ce livre inépuisable, comment s’en servir ? Ou plutôt : comment s’en servir immédiatement dans une séance collective, quand son premier message c’est le carner comme accompagnement solitaire, le futur miroir promené au bord de la grand route de Stendhal...

On peut partir tout simplement des 140 ou 160 items de la table des matières. La lire (pas toute, c’est trop long, mais justement chaque fois on y aura un ititnéraire différent). Dérouler la liste des choses dont Seî Shonagon fait les titres de ses rouleaux. Insister sur le fait qu’un rouleau nouvellement ouvert pourra se limiter à la notation qui a été le prétexte de cet ajout, tandis que certaines observations rejoindront naturellement un rouleau déjà ouvert et s’y inscriront à la suite.

Insister sur le monde qui est décrit : l’importance des rituels d’écriture, le sens des belles matières, les hiérarchies de la cour, mais aussi les paysages et l’art d’y intervenir, ou ce qui se joue d’angoisse dans les rites guérisseurs. Même l’acoustique change : palais nomade où les appartements ne sont séparés que par des paravents de soie et des rideaux de bambous.

Alors, quand on sent l’émerveillement suffisant (faites acheter ce livre à votre bibliothèque, à votre CDI, et – si vous écrivez pour vous – sachez que sa présence sur vos étagères est obligatoire), on propose que chacun choisisse un des intitulés parmi ceux qui lui parlent, et commence sa liste. Mais on peut leur suggérer d’ajouter aussi leur propre intitulé : un choses qui rien qu’à eux. Fini d’écrire, alors on échange les feuilles. Les textes resteront anonymes, et chacun rebondit sur ce que l’autre a écrit. Et ça fonctionne dès l’école primaire, tout comme on peut aussi aller très loin et de façon la plus radicalement poétique avec des groupes adultes.

Insister toujours sur le fait qu’il ne s’agit pas de liste et d’accumulation (sauf les titres et l’ensemble des titres), mais bien, chaque fois, d’une phrase qui aille sculpter ce qu’elle désigne, la cueille concrètement et tout entière, même si c’est en une ligne et demie.

Lire comment Georges Perec, dans le texte qui donne son titre au livre Penser/classer énonce sa dette à Seî Shonagon :

Seî Shonagon ne classe pas ; elle énumère et recommence. Un thème provoque une liste, de simples énoncés ou d’anecdotes. Plus loin, un thème presque identique produira une autre liste, et ainsi de suite ; on aboutit ainsi à des séries que l’on peut regrouper ; par exemple les « choses » émouvantes (choses qui font battre le coeur, choses que l’entend parfois avec plus d’émotion qu’à l’ordinaire, choses qui émeuvent profondément) [...]

Lorsque vous maîtriserez bien l’emploi de ce livre avec vos élèves ou le public de vos ateliers, repensez à cette notation discrète de Perec : ce qui donne à Seî Shonagon une telle puissance de déclencheur, c’est précisément ces fines variations sur ses titres : on n’annonce pas une rubrique de catalogue, on fait chatoyer des instances différentes d’émotion ou d’usages sur des faits ou des choses extrêmement proches. Et cela suffit pour que vos collégiens oublient la fonction inventaire ou catalogage, et aillent mentalement chercher l’objet cible depuis cette nuance, laquelle sera précisément ce qui va autoriser de l’écrire. Voici quelques titres pris au hasard parmi tous ceux de la table des matières :


 Choses qu’il ne valait pas la peine de faire.
 Choses dont on n’a aucun regret.
 Choses qui paraissent agréables.
 Choses qui distraient dans les moments d’ennui.
 Choses qui ne sont bonnes à rien.
 Choses qui paraissent pitoyables.
 Choses qui donnent une impression de chaleur.
 Choses qui font battre le coeur.
 Choses qui font naître un doux souvenir du passé.
 Choses dont on néglige souvent la fin.
 Choses que l’on méprise.
 Choses détestables.
 Choses qui ne font que passer.
 Choses que les gens ignorent le plus fréquemment.

Mais elle s’en éloigne parfois. Ouvrant un rouleau simplement pour Ponts ou Îles, ou pour prendre directement les gens :


 Fonctionnaires de deuxième rang.
 Gens à propos desquels on se demande si leur aspect aurait autant changé, supposé qu’ils fussent, après avoir quitté ce monde, revenus dans un autre corps.

Autre approche : à partir de ses choses détestables et de ses choses désolantes, on va proposer l’inventaire de tout ce qui, grands et petits événements, remarques, conversations, impolitesses qui, dans la vie quotidienne, la dernière quinzaine nous a mis en colère. Seî Shonagon nous contraint de ne pas nous en tenir aux grands mots, même s’ils sont injustice ou racisme, mais de nous en expliquer par une scène ou une figure concrète. Un livre de mille ans nous enseigne alors des révoltes pour aujourd’hui.

Choses désolantes.
Un chien qui aboie pendant le jour.
Une nasse à poissons au printemps.
Un vêtement de couleur de prunier rouge, au troisième ou au quatrième mois.
Une chambre d’accouchement où le bébé est mort.
Un brasier sans feu.
Un conducteur qui déteste son bœuf.
Un savant docteur à qui naissent continuellement des filles.

 

Choses détestables.
Un visiteur qui parle longtemps alors qu’on est pressé.
En frottant le bâton d’encre de Chine sur la pierre de l’écritoire, on rencontre un cheveu qui s’y est introduit. On encore, un petit caillou était caché dans ce bâton d’encre, et il grince : gishi, gishi.
Soudainement quelqu’un tombe malade, on va chercher l’exorciste. Mais il n’est pas où d’ordinaire on le trouve, on le cherche partout, on attend impatiemment et un long temps s’écoule. Enfin, il arrive, on l’invite avec joie à faire ses prières. Hélas, peut-être s’est-il fatigué à dompter les démons, ces jours derniers ? A peine a-t-il pris place que déjà sa voix endormie n’est plus qu’un murmure. C’est très détestable.
Seî Shonagon, Notes de Chevet, traduit du japonais par André Beaujard, Connaissance de l’Orient, 1966.

Et chaque lecteur saura trouver ces traits de lumière qui le transporteront :

La vieillesse de leur mère (Choses que les gens ignorent le plus fréquemment).
Le fil à coudre dont on a besoin tout de suite (Choses qui doivent être courtes).
Un bateau dont la voile est hissée. L’âge des gens. L’automne, l’hiver, le printemps, l’été (Choses qui ne font que passer).
Au hasard d’un carnet de lecteur, Karl Dubost, La Grange.

À partir de quoi, dans un Centre de jeunes détenus, je m’étais retrouvé à lire pour l’ensemble du groupe le texte suivant :

Choses sans promesse.

Je n’aime pas les balances. Ils méritent qu’on leur coupe la langue. La plupart du temps, les balances ce sont des toxicos car pour de la came ils vendraient leur mère. Et ça, je dis qu’ils ne méritent pas de vivre, de plus ça fait souffrir les parents et la famille et tout peut arriver à toute seconde.

Je n’aime pas ceux qui mentent, ou celui qui te dit des choses sans promesse. Pour moi c’est des gens sans vie, sans Amour, sans pitié. Ils ne cherchent qu’à faire du mal.

On se demande si l’homme a des droits. Bien sûr il en a, mais pourquoi tant de clochards et de chômeurs et il y a beaucoup de préférence.

On trie par la couleur des gens.

C’est une des manières parmi beaucoup d’autres d’utiliser Seî Shonagon à notre égoïste profit, mais voici deux exemples de textes recueillis lors d’un atelier d’écriture à la bibliothèque de Pantin, lors d’une session destinée à familiariser des bibliothécaires du 9-3 à notre petit univers des ateliers :

Choses qui encombrent ma vie.
 choses qui ne fonctionnent plus
 choses qui encombrent mon désir
 choses sauvages qu’on cherche à dompter
 les tâches à accomplir que je repousse (écrire au syndic, passer une dernière couche de peinture sur les étagères de la bibliothèque, ranger mes papiers, appeler les impôts)
 la mémoire, parfois douloureuse
 la machine en panne, lundi, écran gris
 le péage du parking, le soir, quand on se croit débarrassé de la journée de travail
 avoir trois téléphones, et la facture de ceux des gamins en plus
 la pub sur les murs : pas possible de ne pas lire
 mon corps qui parfois est trop lourd alors que mon âme voudrait s’envoler
 le claquement des vitres dans la tête
 la mémoire, quand elle empêche de voir pour la première fois, quand elle joue aux algues
 trop de livres, trop d’objets
 le bruit et l’odeur des voitures le matin à l’arrêt du bus
 la couche de pollution au-dessus de Paris
 les objets inutiles
 les idées reçues
 mon manque de franchise
Bibliothèque de Pantin, session de formation, 2005.

 

Choses qui paraissent étrangères.
 alors que je fixe depuis trop longtemps un objet qui d’habitude passe inaperçu et paraît quelconque, soudain celui-ci parce que je l’observe semble étrange
quand j’écris alors que je suis hors de moi, soit par colère ou par passion, je dis que je relis, tout me paraît irréel comme si ce n’était pas moi qui avais écrit ça
l’autre quand on ne le comprend pas
 une chose soudain étrangère quand la fatigue plombe le regard, une chose aussi quotidienne que mon crayon de papier, un rire qui devient incompréhensible
 le type qui me fait ce geste depuis sa glace de voiture
 la réunion à la Région, leur façon de parler en étant sûr
 la première page des journaux, hier, avant-hier, avant avant-hier et se dire qu’on réouvrira dans 8 jours
 moi dans la colère, les phrases, certaines phrases à la première lecture, celui que je deviens
 les « ouvertures faciles »
 les parkings
 les aliments pour chat
 les chats qui mangent lesdits aliments
 les aiguilles d’une montre
 le goût avéré pour la viande
 l’envie de fumer
 les plaisanteries grasses et graveleuses entre hommes
Bibliothèque de Pantin, session de formation, 2005.

 

Et qu’on vous souhaite bien du bonheur.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 12 septembre 2013 et dernière modification le 31 janvier 2020
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