écrire avec... Saint-John Perse | les « ceux qui »

sous le prétexte d’investir la généalogie, une réflexion en acte sur la capacité de la langue à sculpter l’humain


Tous les mots sont adultes, sommaire complet.

 

C’est pour moi presque un exercice fétiche, tant chaque fois il ramène d’humanité vivante à fleur du texte, tant résonne au-delà du texte une silhouette, un visage et une vie dont on ne saura que ce si mince élément silhouetté ici en une ligne.

Mais c’est un choeur, une foule, et c’est chacun de nous qui les portons.

Bien sûr, avant de lancer l’exercice, le resituer dans la vie même de l’auteur, ce Saint-John Perse qui est la fiction créée par Alexis Léger pour s’écrire.

Et si le miracle même de l’exercice tenait à tout ce que nous ne comprenons pas du texte déclencheur, ses vocabulaires spécialisés, de la mer à la botanique ou l’anthropologie, ou la distance même qui nous sépare de cette tentative, écrite dans une île en plein creux de la guerre ?

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 repris et développé dans les fiches atelier disponible via espace téléchargement du site.

 photo ci-dessus : atelier d’écriture, CE ArcelorMittal Fos-sur-Mer, octobre 2012.

 

 

Ce qui compte en premier lieu n’est pas tant le thème, écrire sur sa généalogie, que la très ancienne relation de cet inventaire à un fonctionnement natif de l’écriture : les listes généalogiques viennent dans la Bible dès le livre de la Genèse. Présentes aussi dans les écrits fondateurs des autres civilisations, les généalogies établissent une continuité et une légitimité dans le rapport de l’homme au monde.

Beaucoup de connotations annexes : la part de ce qui se transmet, de génération à génération un savoir presque total, mais à trois générations de distance c’est la perte qui est presque totale. Pourtant, à des comptines, des gestes, des inflexions de voix, un reste obscur est là, qui n’appartient pas à la mémoire consciente, mais se terre peut-être dans les caves de soi-même recherché. J’ai cherché longtemps des outils qui permettent d’explorer cette spécificité, et ce qui m’empêchait de trouver était un obstacle très simple : si on laisse au texte qui investit la généalogie d’écrire des noms propres de personnes, la force propre d’incantation du nom dispensera le texte de chercher plus loin. D’autre part, le nom appartient forcément à celui qu’il nomme, et le texte ne se départira pas du domaine privé. J’ai pu obtenir des textes disant la généalogie, dans un monde où il n’y a plus de repères de lieux, et souvent de temps, à partir du moment où j’ai demandé aux participants que ces textes ne comportent pas de noms propres.

Même si on donne comme contrainte de n’en prononcer aucun, chacun de nous est un amas condensé de noms. Pourtant, si à deux générations, on sait encore prononcer les huit noms qui nous constituent, à quatre générations on serait bien en peine, en général, d’en aligner le quart des trente-deux. C’est là cependant qu’on va demande d’écrire, malgré le blanc, malgré l’oubli. Descendre dans les noms pour qu’une phrase sans nom propre en sauve et en extraie la pâte, la couleur, qui donneront sens et forme à silhouette anonyme. Même si notre savoir est lacunaire, un objet, un lieu, le trajet d’une migration, une parole rapportée nous relient à cette silhouette et peuvent devenir figure du texte. Ce qu’on est d’os et de visage, d’armature au fond du sac de peau, c’est cela qu’on demande d’aller chercher. Et puis aller délibérément là où on ne sait pas, là où la mémoire consciente est comme une trace de pas sur du sable, un fragment lacunaire. Ne pas tout ramener, mais prendre d’abord à la frontière du blanc. Pour écrire sans savoir, écrire dans l’obstacle : paradoxalement, l’opacité, voire les expressions illisibles du texte qu’on soumet comme déclencheur vont permettre d’appréhender l’objet de l’écriture comme lui-même opaque, inaccessible, et pourtant s’appuyant sur une réalité certaine, une singularité unique.

C’est par un surprenant texte d’atelier, sur cette proposition d’un travail sur la généalogie, il y a plusieurs années maintenant, que j’ai pu remonter vers la forme qui, depuis, me sert de déclencheur :

L’orpheline de la campagne, bonne cuisinière et courageuse, je l’ai à peine connue.
L’ouvrier à la salopette bleue et parlant peu, mort d’un arrêt du cœur, je l’ai très peu connu.
Le garagiste italien, mort d’une pneumonie comme souvent les garagistes à cette époque, je ne l’ai jamais connu.
L’homme de la Résistance, l’homme du savoir, mort de gâtisme dans une chaise de paralytique, je l’ai un peu connu.
Centre dramatique régional de Tours, stage avec des acteurs professionnels, 1995.

L’anonymat des silhouettes ici m’a amené à ce rapprocher ce texte d’Exil de Saint-John Perse, dont le chant VI, s’il ne traite pas de généalogie, en collationnant cette suite d’hommes investis d’une responsabilité individuelle jouant sur le destin collectif, m’avait laissé une même sensation de proximité aiguë à ceux dont la phrase se saisit et qu’elle fait défiler :

Celui qui erre, à la mi-nuit, sur les galeries de pierre pour estimer les titres d’une belle comète ; celui qui veille, entre deux guerres, à la pureté des grandes lentilles de cristal ; celui qui s’est levé avant le jour pour curer les fontaines, et c’est la fin des grandes épidémies…

Celui qui peint l’amer au front des plus hauts caps, celui qui marque d’une croix blanche la face des récifs ; celui qui lave d’un lait pauvre les grandes casemates d’ombre au pied des sémaphores, et c’est un lieu de cinéraire et de gravats pour la délectation du sage ; celui qui prend logement, pour la saison des pluies, avec les gens de pilotage et de bornage — chez le gardien d’un temple mort à bout de péninsule (et c’est sur un éperon de pierre gris-bleu, ou sur la haute table de grès rouge) ; celui qu’enchaîne, sur les cartes, la course close des cyclones ; pour qui s’éclairent, aux nuits d’hiver, les grandes pistes sidérales ; ou qui démêle en songe bien d’autres lois de transhumance et de dérivation ; celui qui quête, à bout de sonde, l’argile rouge des grands fonds pour modeler la face de son rêve ; celui qui s’offre, dans les ports à compenser les boussoles pour la marine de plaisance…

Celui qui règle, en temps de crise, le gardiennage des hauts paquebots mis sous scellés, à la boucle d’un fleuve couleur d’iode, de purin… ceux-là sont princes de l’exil et n’ont que faire de mon chant.

Saint-John Perse, « Chant VI », Exil, Gallimard, 1941.

Dans ce poème, écrit en 1941 dans une île de l’Atlantique, la scansion est au rythme de la vague. La force ternaire du celui qui de Saint-John Perse empêche la phrase d’être aspirée par les cadences courtes de l’octo ou du décasyllabe : la très vieille lancée du verset offre en retour la force qui ramasse une silhouette ou un être en une ligne. On peut, avec cette manière de désigner un être, avoir le sentiment qu’il est en entier présent dans la phrase même si elle ne rapporte de cet être qu’un détail très indirect (correspondant au je ne l’ai pas connu du texte ci-dessus).

C’est aussi une proposition formelle considérable : priver le texte de toute proposition principale, et n’écrire qu’avec les propositions relatives induites par le celui qui — procédé qu’on retrouve aussi chez Michaux ou Aragon (sans parler du Dîner de têtes de Prévert), mais c’est cette rareté et cette importance du thème qui distingue Saint-John Perse : unicité absolue de qui on parle.

On insistera sur ce déport qu’opère le fait d’écrire sans proposition principale, celle-ci étant rejetée tout à la fin : une atteinte aux droits dominants du sujet dans notre langue. Se forcer à avancer par cette accumulation de relatives, le déport devenant le moteur même de la genèse du texte, accumuler encore, par manque de cette proposition conclusive. La répétition même de l’incipit celui qui, ou celle qui, ou ceux qui permet déjà le fait accompli que la main écrive, et que le texte soit moteur de sa propre genèse.

L’atelier d’écriture investit des zones qui peuvent être douloureuses, mais s’autorise de ce que Saint-John Perse dit éloge ou parler dans l’estime pour en faire un appui sûr, une protection. Par ce seul fait d’une proposition principale toujours différée, le plus loin possible, on décline sa généalogie, verticalement, latéralement, sans chronologie ni repère de temps (l’attention de l’auditeur ou du lecteur, la présence simultanée de toutes les allusions historiques, en sera d’autant plus fort), et, surtout, le texte devient capable de saisir de ce qu’il ne sait pas. Je commente aussi , à la fin de ce chant VI d’Exil, la phrase fameuse : J’habiterai mon nom, où le thème de Saint-John Perse et le nôtre se rejoignent. Le thème ici développé d’une responsabilité individuelle dans le destin collectif, les élèves sont infiniment sensibles à ce qu’on puisse l’appliquer à l’anonyme épopée familiale qu’ils portent, d’où la grande puissance déclencheuse de ce texte. Plus mystérieux pour moi, après avoir tenté le même exercice depuis des textes grammaticalement équivalents de Supervielle ou de Michaux, le fait que l’opacité même de Perse, la distance par le vocabulaire même (qui pratique une expression pourtant simple comme celui laque en haute mer ?) ajoute aussi à la force d’incantation ou d’exploration que suscite ce texte : son obscurité même permet à l’élève d’investir sa propre obscurité...

J’ai pratiqué cet exercice avec des dizaines de groupes ou publics différents, ce qu’on en obtient me surprend toujours autant, quel que soit le groupe avec lequel on tente l’expérience. Je le propose systématiquement dans chaque cycle d’ateliers ou stages que j’ai conduits, et l’immense liste anonyme des celui qui et des celle qui ou ceux qui, que j’ai rassemblée progressivement à l’ordinateur dans un texte presque infini, auquel ont contribué des dizaines d’auteurs, devient lentement comme un monde : une sorte de référent silencieux et anonyme de ceux qui n’ont eu ni mémoire ni parole, une peau vivante du monde juste en arrière de nous, sur notre épaule, regardant par nos yeux.
C’est peut-être l’exercice par quoi on rend le plus sensible, malgré le déluge de signes et de mots où on baigne, le peu qui est vraiment écrit du meilleur de notre mémoire.

Deux exemples seulement, écrits à Nancy en 1996, auxquels je suis plus particulièrement attaché et qui désignent les plus hauts enjeux de cette proposition :

Celui qui est parti et que les gendarmes cherchent toujours
Celle qui m’aimait tellement qu’elle est morte le jour de mon anniversaire
Celui qui avait les mains calleuses du travail de la terre
Celui qui conduisait les moutons dans les prés
Celle qui crochetait des tapis magnifiques
Celui qui est revenu fou de la guerre d’Algérie
Celui qui est parti trop tôt sans avoir eu le temps de vivre
Celle qui travaillait la nuit pour s’occuper de ses enfants dans la journée
Celui qui nous racontait son évasion des camps et sa traversée du Rhin
Celle qui vivait dans un château, mais dans les communs
Celui qui ne savait pas lire, mais achetait le journal tous les jours
Celui qui est parti fabriquer des briques du côté de Dijon
Celle qui ne voulait pas qu’on sorte quand il y avait du soleil, mais qui nous faisait faire cinq kilomètres à pied pour aller au cimetière
Cet enfant de l’amour dont personne n’a voulu s’occuper
Et puis ceux-là, Centre dramatique national de Nancy, 1997.

 

Celui qui était aviateur dont elle a conservé l’uniforme de sang taché dans le fond de la vieille armoire,
Celui qui faisait ses quatre-vingts heures au fond de l’atelier éclairé par les coulées d’acier orange,
Celle qui crachait dans la soupe qu’elle servait aux officiers,
Celle qui a frotté, lessivé, lavé, nettoyé, astiqué et recommencé toute sa vie pour dix autres,
Celui qui est mort dans ses toiles peinturées de noir comme aspiré dans sa folie,
Celle qui s’est retrouvée toute courbée d’avoir trop aimé la terre, de l’avoir bêchée, remuée, protégée,
Celle dont le portrait me fait frémir, à cause de qui je porte ce prénom, morte de trop de méchanceté, morte d’abandon,
Et puis ceux-là qui ont servi des petits rouges et des petits blancs derrière un comptoir sinistre,
Et puis celle-là qui dansait, dansait, dansait et dont on a perdu les pas,
Celui trépané au troisième degré qui s’évanouissait devant les fourneaux n’a jamais plus travaillé,
Celle qui piquait dans la caisse ou volait l’argent qu’elle venait de vous donner,
La même qui, enfant, me faisait m’agenouiller sur le prie-Dieu, le soir, peut-être pour que moi je lui pardonne,
Celle que le village appelait la sorcière et qui, sur la route qui menait à l’église le dimanche, traçait des cercles de pierre,
Celle qui croyait que la vie c’était laver les tombes des morts dans les cimetières,
Il a fallu composer avec tous ceux-là ancrés dans la tête, dans les tripes parfois et la laisser, elle, celle qui dansait, dansait, dansait à en perdre la tête, à ne plus savoir à qui étaient les bras qui la portaient, retrouver ses pas et s’y perdre, s’étourdir de la danse, de sa danse et de son rire, sa robe qui flottait et
Ceux-là qui la regardaient.
Et puis ceux-là, Centre dramatique national de Nancy, 1997.

Des années et des années après, en France comme à l’étranger, je continue cette accumulation : le seul changement, c’est peut-être la façon dont soi-même on exprime sa propre curiosité, et l’enjeu aussi qu’il y a, là où tout le corpus de notre littérature vient de l’exceptionnel, des puissants, à constituer cette mémoire des humbles, à faire trace de nos généalogies des sans-voix.

 


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1ère mise en ligne 11 décembre 2013 et dernière modification le 6 février 2014
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