creative writing | auteur, aime la foule

une approche radicalement originale de Malt Olbren pour aborder la composition romanesque avec foule


Malt Olbren, A creative writing no-guide
sommaire général.

 

 

Mon ami John Gardner, dans sa vie trépidante, avait eu cette fois-ci l’originale idée de se casser simultanément les deux bras (et sa huitième moto). Nous l’occupions comme nous pouvions. Cet exercice fut élaboré en commun, mais il n’était pas en état de le rédiger ni de l’utiliser — je dois quand même lui rendre cet hommage préalable.

Il convient donc de resituer brièvement la situation : un poste de télévision au son coupé (c’est important, lorsqu’on regarde la télévision, de lui couper au moins le son). Je communiquais à John les quelques informations habituelles et bruits de couloir concernant notre petite communauté estudiantine, mais constatai qu’il avait bien du mal à s’intéresser à ce que je disais. Ce n’est pas grave, pensai-je, un ami à l’hôpital a tous les droits. Et voilà ce qu’à l’instant il me dit, lui :

— As-tu remarqué, mon cher Matt (il n’a pas dit « mon cher » mais peu importe) comme facilement le film et la télévision s’arrangent des scènes de groupes ou de foule ?
— Oui, répondis-je d’un ton certainement passionné.
— Hey man, reprit-il (là cette fois c’est sa manière de parler), je te dis : savons-nous dans le roman utiliser la scène de foule de façon aussi élémentaire et naturelle qu’en usent le cinéma et la télévision ?
— Faut voir, dus-je répondre d’un ton encore plus passionné.
— Non, motherfucker (je m’excuse de reprendre avec exactitude le mode de parler de mon ami), faut l’écrire.

Voici donc la démarche.

Selon mes habitudes (vous m’en voyez désolé, mais vous commencez à me connaître), de quelles scènes de foule vous souvenez-vous dans les livres lus il y a l longtemps, dans les livres lus récemment ? Quelles sont les grandes scènes de foule auxquelles immédiatement vous pensez, et qui vous ont le plus marqué ?

Bien sûr qu’il y en a. Dans la littérature française du XIXe siècle, c’est la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, la grève des mineurs dans Germinal de Zola, et, si vous me permettez de vous en suggérer une et une seule, les émeutes de 1848 telles que traitées dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, peut-être parce que le narrateur, le falot monsieur Moreau, étudiant raté, s’y découvrira révolutionnaire raté, romantique raté, et qu’il faut tout ça pour faire un livre qui ne le soit pas, raté. [NdT : trois wasted et un flop). Et Dostoïevski : évite-t-on jamais l’impression, lorsqu’un personnage s’isole ou se trouve en face à face avec un autre, qu’ils viennent d’être provisoirement séparés de la foule bruyante de la ville, du jeu, du camp, avant qu’elle les rattrape ?

La foule bien sûr chez Dos Passos et Steinbeck, mais nous en parlons trop, ici. Revenir au premier moment où elle est structurante (formative). Et c’est américain, même si Edgar Poe, pour l’installer, va chercher la plus grande ville ou la ville par essence : la dickensienne Londres de son temps, quand nous vivions dans des presque villages. Souvenez-vous de L’homme des foules : et que d’abord on ne la voit pas. Ce qu’on a dans le récit, c’est le dispositif optique, la vitrine du café (avec le mot COFFEE écrit à l’envers) qui délimite le cadre précis de la vision du narrateur. Des silhouettes y surgissent, passent, disparaissent. C’est le mouvement de ces silhouettes qui fait supposer leur grouillement hors champ. Puis deuxième dispositif : plus de cadre optique, mais un déplacement linéaire – le narrateur suit l’homme qu’il a repéré, isolé dans la foule. C’est lui qui l’emmène dans la nuit de Londres : voit-on la ville, voit-on la foule ? Non, on voit seulement un parmi la foule. Enfin la résolution par prise de vue d’ensemble : un concept neuf, qui nous dit que la ville est ville 24 heures sur 24, mais que ce point de plus grande agitation n’est pas fixe, mais se déplace sur sa carte. Et c’est la compréhension du concept qui nous permet de nous représenter enfin globalement la foule comme idée, ce que n’avaient pas fait les deux parties de récit initiales, pourtant fondues dans la foule elle-même.

Maintenant, pensez aux scènes de foule dans votre vie même : n’allez pas chercher dans la vie solitaire d’un pauvre professeur de creative writing à l’université, prenez plutôt la vôtre. On s’assemble pour voir un match sur les écrans suspendus au mur, vous allez danser, ce sont des festivals de musique, une fête avec feux d’artifices – mais vous avez déjà complété pour vous la liste. Le métro, une attente à l’aéroport, un dérèglement soudain de la ville et la voilà, la foule.

Prenons un simple échantillon. Cent mille personnes, cela vous suffit ? Alors Consider the lobster. Pendant trois jours, ces Américains comme nous se rassemblent dans le Maine pour dévorer des homards. Un écrivain décide de le mettre en écriture. Et si vous décidiez de travailler par l’empreinte en creux : votre itinéraire, train, voiture, taxi pour venir et se loger. Et puis non pas la foule, mais ce qu’elle mange : la foule, celle des bestioles jetées dans l’eau bouillante, ressorties par masses et débiter pour les mâchoires américaines. De là, non pas, non pas les gens, mais ceux qui ici viennent pour s’opposer, considérant indigne de notre humanité ce traitement barbare (qui nous prouve, dans le système nerveux du homard, qu’il n’y a pas souffrance ?), et les voilà, silhouettes perdues dans la foule qui les ignore, avec leurs tracts et leurs pétitions.

On va parler de lobotomie, de vie grégaire, de bassines et de mâchoires. Personne plus jamais n’oubliera la grande foule du Maine World’s Largest Lobster Cooker.

Vous direz qu’il n’y a pas d’enjeux qu’un exercice facile ? Mais qui êtes-vous, jeune homme, dans le grand anonymat de l’université entreprise ? Qui êtes-vous, quand la ville vous trace probablement par votre téléphone et ses caméras de surveillance, mais comme un parmi tant et tant, et que le nom ni le visage ne comptent plus. La politique même suppose la masse, et l’histoire se charge parfois de nous démentir, si trois types avec un couteau envoient des avions sur une tour et que la foule est celle des morts. Vous donc, jeune homme, combien de films-catastrophe avez-vous dégusté qui supposaient qu’on y représente la foule ?

Voici donc ce que je vous propose :

 un, choisir et poser votre foule : à vous, et le plus simple est de partir de l’expérience biographique directe, les images qui vont avec ;

 deux, choisir et isoler les dispositifs : il ne sert à rien d’essayer de tout décrire, ou décrire la foule comme foule – mais isoler les cadres, objets, le bruit, les murs, les éléments fixes au-dessus de la place, qui diront la foule sans la représenter ;

 trois, je vous incite alors à traverser : le corps, le vôtre, dans la foule – ce qu’il voit, perçoit, ressent, même si c’est très peu, même tout petit, mais c’est en mouvement, mais ça va d’un point à un autre ;

 quatre, et tout est là (retour à mon ami John Gardner, regardant la télévision devant son lit tout en haut près du plafond, et ses deux bras plâtrés raides comme deux bâtons de chaque côté de lui : — La voix off, Malt, tout est dans la voix off... Parce que je crois qu’il regardait des films sous-titrés. Le bruit de la foule par elle-même est énorme (on a des exemples contraires, allez voir sur archives les funérailles de JFK ou autre moment), et énorme surtout, aujourd’hui encore plus, le bruit dont on baigne la foule pour qu’elle ne soit pas saisie de sa propre angoisse. Alors on pense, mais dedans.

« La voix off, Malt, fais-les écrire la voix off », c’était cela, l’idée de John Gardner. Ne vous inquiétez pas de faire interagir le personnage (ou le narrateur) avec la foule. Captez les éclats, décrivez les bribes de visages, les odeurs, les fringues, l’aveugle et le mendiant, et puis, chaque fois que vous avez l’opportunité du saut, insérez des crochets, insérez un double slash // ou ce que vous voulez, mais qui signalera au lecteur qu’on a quitté le registre principal.

Et si, ce registre sous le registre, la phrase dans les crochets ou entre les //, vous l’utilisiez non pas pour un auto-commentaire (aucun intérêt) ni une prolongation intérieure des grands soucis du personnage (grâce) mais comme un carnet d’invention : noter comme ça, bribe, idée, ébauche, éclat, ce qui serait une possible interaction du personnage (du narrateur) avec ce qu’il voit ? Mais attention : il ne le fera pas. Le texte reste la plongée dans la foule, la multiplication des moyens de dire la foule. Mais un dialogue, une réponse, le film qu’on pourrait faire avec cette personne aperçue, ce qu’on suppose d’elle-même, la description du bar, de la tente backstage, l’incursion dans la tête du musicien, le lieu le lendemain matin, quand tout le monde sera parti, ou pourquoi pas comment ça dégénère – ou bien la version politique, ces grands rassemblements sur la place publique qui abattent les murs et défont les dictateurs...

À vous. Reprenez ces étapes, ne vous jetez pas tout de suite dans le texte, sachez quelle foule est votre foule (elle doit aussi être la projection de votre foule intérieure ?) – et, quand c’est prêt, jetez-vous dans la foule, écrivez avec foule, soyez foule. Pensez à la voix off, aux éléments sous-titrés qui sont toutes les fictions possibles, dans lesquelles vous ne vous lancerez pas, restant à même votre foule...

 

figures de la foule chez Gustave Flaubert


NdT : Le document ci-dessous, distribué aux étudiants pour l’exercice, a été préparé par Malt Olbren lui-même, à partir des occurrences du mot foule dans la traduction anglaise de L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, livre qui lui était cher. On est bien sûr reparti des citations originales.

On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers, et l’autre répondit en lui serrant la main.

A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l’escalier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes.

Et il le regarda d’une telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.

La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur d’aller plus loin. Il s’arrêta devant l’escalier. On l’aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix.

La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient.

A mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse.

Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’un air féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s’en allaient peu à peu. Des passants, que l’on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s’écria même qu’il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.

De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.

Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste !

Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques à galons d’or sur le chef.

Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l’étourdissait, — le dimanche surtout, — quand, depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était un immense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait tout écoeuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.

Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriants, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; — et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir. Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique. — Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ?

Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; — et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : — Ah ! cela est beau ! en lui passant sur le front ses mains légères.

Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au-delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans l’avenir, qu’une interminable série d’années toutes pleines d’amour.

Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits- Champs et du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel.

La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s’ennuyer ; quelques dandies, d’un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues, — les gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée et les allusions à sa richesse.

Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de l’Ecole Militaire ; et les deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies d’une foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspect moins vulgaire ; c’était l’époque des sous- pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers d’état-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

— Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! — À tantôt ! et les figures se succédaient avec une vitesse d’ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux continuellement toutes ces roues tourner. Par moments, les files de voitures, trop pressées, s’arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d’un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume autour d’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d’eau que le soleil couchant traversait.

Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui oscillaient. Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l’église.

Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.

Des hommes d’une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le matin, était couvert de barricades.

On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient.

Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait sous les effluves d’un immense amour, d’un attendrissement suprême et universel, comme si le coeur de l’humanité tout entière avait battu dans sa poitrine.

Comme les affaires étaient suspendues, l’inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances s’étalaient, la foule était pleine de douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac ; rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours.

On criait de temps en temps : — Vive Napoléon ! vive Barbès ! à bas Marie ! La foule innombrable parlait très haut ; — et toutes ces voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. A de certains moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait. Sous les portes cochères, des hommes d’allures mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’oeil, et s’éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient. C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles.

Cette foule de grosses lignes verticales s’entrouvrait. Alors, d’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à la surface des vallées où s’avançait la croupe d’autres collines dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur indécise.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mars 2014
merci aux 909 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page