écrire | Danielle Collobert, d’un trajet mille fois fait

revenir par suite d’images fixes d’échelles changeantes à un bref trajet mille fois fait


 

Danielle Collobert, d’un trajet mille fois fait


L’enjeu : comment un récit peut-il donner l’impression qu’on se déplace dans le réel qu’il représente ?

Depuis le fabuleux texte en mouvement de Montaigne, Des coches, jusqu’aux incessantes tribulations des personnages de Balzac, c’est une dimension narrative récurrente, centrale. Dans le vocabulaire didactique, on appelle ça narration ambulatoire, comme la chirurgie du même nom.

Pour nos temps modernes, la bascule se fait avec Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars : rappelons que ce texte est écrit sur un rouleau vertical, conçu avec une peintre, Sonia Delaunay, et qu’il est lui-même en partie écrit, près de 10 ans après les voyages de Frédéric Sauser adolescent accompagnant le commerçant Rogojine, lors d’un trajet en train de Paris à Berlin, 2 ans après l’année du séjour à New York et la première floraison de textes programmatiques sur le cinéma, qui certainement n’ont pas encore été assez étudiés pour leur rôle absolument central dans la genèse de la prose ultérieure de Cendrars.

Dans le Transsibérien, l’impression radicale de vitesse et de mouvement qui nous prend tient à ce que chaque vers convoque la réalité perçue depuis son propre point d’énonciation, un point en mouvement puisque dépendant de la vitesse du train et des déformations sensibles qu’elle engendre, notamment dans les ralentissements à l’entrée des villes, les arrêts et attentes devant des paysages neutres y compris.

Syntaxiquement, l’outil que je propose est né avec Rimbaud, voici l’extrait des Illuminations que je lis (rappel : version .rtf de l’édition originale des Illuminations disponible dans partie abonnés du site) :

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bouclés, d’autres descendant en obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymne publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Absence ou économie rigoureuse du verbe, usage de l’infinitif et du participe présent, verbe conjugué réservé aux propositions relatives ou complément.

Nous pratiquons ces formes désormais comme un de nos outils habituels, la démarche de l’atelier sera d’en faire arbitrairement, le temps de cet exercice, notre outil principal.

C’est ce qu’a fait Thierry Beinstingel dans son premier livre, Central (Fayard, 2000), et vous pouvez l’écouter en parler ici.

Pour le thème de l’exercice, je voulais vous proposer d’utiliser ce texte qui est un des plus beaux de Julien Gracq, Les eaux étroites (s’il vous plaît, et je ne vise pas spécialement l’un ou l’autre d’entre vous, même si l’un au moins se reconnaîtra, prenez le temps de lire, de mûrir votre écriture avant d’écrire...). Gracq, à près de 70 ans, revient sur le trajet très limité – un bras d’eau isolé de la Loire, qui menait à une baignade – fait de si nombreuses fois dans l’enfance, puis dans l’adolescence, enfin quelques rares fois à l’âge étudiant ou adulte. Il nous en fait accomplir les figures successives, l’embarquement, les eaux calmes et opaques sous les frondaisons vertes, l’eau transparente sous une roche ocre en surplomb, une maison abandonnée qui le fascinait enfant, etc... Chaque fois, il relie ces figures distinctes à d’autres lectures (Poe, Nerval) et à la relation du roman au paysage.

Je voulais vous proposer le choix d’un trajet, même très limité, même bref, repris d’il y a loin, très loin dans l’enfance – et susceptible d’intégrer les déformations, perspectives, grossissements, peurs ou émerveillements, importance des signes et de leurs variations, liées à l’enfance.

Et pour cela, décomposer ce trajet, même si c’est le chemin pour aller à l’arrêt de bus ou à l’école maternelle, ou la traversée d’un jardin, en 5 à 7 figures distinctes. C’est fondamental : on n’écrit pas les transitions d’une figure à l’autre. Il n’y a pas de puis, alors, ensuite, à droite, à gauche etc. Rappelez-vous comment le rêve, par exemple, est toujours astreint à rester dans le champ visuel du dormeur, et comment c’est un si bel exercice d’apprendre à se tourner dans son rêve, voir ce qu’il y a sur le côté.

Par contre, et là c’est l’enjeu de la recherche -– pour cela que je parle aussi de Vilém Flusser, on n’est pas contraint pour autant à des diapositives, ou une suite d’images fixes. Chacune de ces 5 à 7 figures est une micro-traversée, est à son tour un mini-déplacement, perçu comme tel et comme le montage cinéma y a éduqué nos perceptions, avec ses changements de focales, zooms soudain – et, ce qui n’empêche pas les arrêts sur images, le mouvement général comme assemblage de mouvements particuliers.

Vous trouverez dans le dossier des fiches imprimables un extrait du Dire I/II de Collobert – dont il faut répéter combien elle est une écrivain centrale, importante. Une double déambulation dans Venise (le livre a été écrit en 1967) convoque pour un des personnages la remémoration de la traversée de son propre village en Bretagne.

Chez Collobert aussi, l’écriture privilégie les phrases nominales, l’usage de l’infinitif, cette rigueur du verbe qui ne surgit que dans les propositions relatives ou complément. Ainsi :

Assis au bord du fleuve longtemps tout près, large et calme sous le soleil, rousseurs des bords, longtemps dans les reflets, les dessins rapides le passage des choses dans l’eau, ébloui. Demi-arc, demi-voûte d’ombre, jusqu’ici, quai de sable et sommeil -– jour endormi suspendu.

Ou encore

Brefs chemins, combien de chemins, nombreux, choisir, ici, là, pénibles seulement le long des murs, dans les maisons, les tunnels, les ascenseurs, si bons à l’air, sous le ciel, respirer un peu.

Si curieux, on avait expérimenté quelque chose de proche, il y a un an, avec les étudiants de l’école d’architecture de Nantes.

Mais c’est là où je me retrouve en terrain neuf : garder le principe qu’à la lecture du texte on aura cette impression inéluctable et fascinante de déplacement, parce qu’on lira de façon continue le montage de 5 ou 7 figures qui elles sont fixes. Par contre, savoir que chacune de ces 5 ou 7 figures séparées est elle-même un micro-déplacement, un minuscule fragment de film, ça change quoi ?

À vous d’écrire. Et surtout soyez ferme avec vous-même dans le respect de la contrainte que je propose : pas de verbe, c’est pas de verbe (sinon infinitif et participes présents, et ceux qui viendront conjugués dans les relatives...).

Hâte de lire.

FB

• photo ci-dessus : Civray, 2003, le petit raccourci entre le pont sur la Charente et la rue du Commerce, sur le trajet du collège effectué quotidiennement de septembre 1965 à juin 1966.

 

 

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1ère mise en ligne 11 décembre 2016 et dernière modification le 28 mai 2019
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