textes & contributions, Artaud

cycle personnages, #6, les contributions reçues


ce vendredi 6 octobre, on en est à  41  fois dix-huit secondes.
ATELIER CLOS

 présentation et sommaire du cycle été 2017

 la proposition 6, avec vidéo et textes supports

 recherche par auteur

 rappel : les contributions reçues sont mises en ligne par ordre chronologique de réception, et un groupe Facebook est disponible pour échanges, discussions, interactions entre contributeurs ;

 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – toujours rappeler en fin du doc la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

 joignez-vous à nous : voir le pass Tiers Livre pour contribuer et bénéficier de l’ensemble des ressources (et nota habituel : étudiants écriture EnsaPC ou UCP exclus du pass...).

.... et super merci à tous ! FB.

secondes 1 à 18 [1]

Seconde 1 : Tombée de la nuit.

Seconde 2 : Sur la route côtière le soleil descend sur l’océan. A l’horizon, la brume de chaleur se dissipe. Deux goélands volent de concert survolant les rochers, à la recherche de leur dîner.

Seconde 3 : Deux files continues de voitures se croisent à petite vitesse. Une moto arrive d’un chemin de terre sur la gauche et s’insère dans la circulation en frôlant le capot d’une petite Citroën blanche. La conductrice freine brutalement surprise et apeurée, laissant une distance respectueuse entre elle et la camionnette qui la précède pour faire place au motard imprudent. Il s’en est fallu d’une seconde pour qu’elle ne l’accroche. Le motard qui ne s’est aperçu de rien, chante à tue-tête sous son casque intégral où la radio lui délivre le dernier tube de métal à la mode.

Seconde 4 : La voiture qui suit la Citroën pile à quelques centimètres de son pare-chocs. Le conducteur était au téléphone avec son épouse qui lui annonçait son intention de le quitter. Il hésite entre reprendre tranquillement sa route et doubler cette voiture en s’écrasant sur la Peugeot qui arrive en face. Il se déporte légèrement vers la bande centrale continue, croise le regard triste de l’adolescent blond assis à la place du mort dans la voiture d’en face, et renonce à son projet malsain. Il réalise la raison du brusque ralentissement de la Citroën en voyant le motard qui la précède faire des embardées. Il la laisse repartir et la suit en roulant très à droite, le front moite et le cœur battant.

Seconde 5 : Le motard fait des embardées pour tenter de doubler la camionnette, mais il n’y a aucune possibilité tant la circulation est dense. Les gens reviennent de la plage tous à la même heure. Tous les soirs, lorsqu’il part pour prendre son service en cuisine, les mêmes embouteillages le retardent.

Seconde 6 : La file de voitures aborde la courbe longeant Le Bois St André, l’ombre des arbres gêne la visibilité, créant des reflets trompeurs dans les pare-brises. Il prend son élan, lance sa moto et passe entre deux voitures, in-extremis, soulagé d’avoir doublé la camionnette. Il se dit qu’il l’a échappé belle, n’ayant aucune visibilité derrière cet engin aux vitres arrière occultées. Il n’a pas de temps à perdre, le chef va encore l’incendier en arrivant pour quelques minutes de retard. Il en a marche de son caractère de chien. La saison prochaine, il se trouvera un autre restaurant.

Seconde 7 : la conductrice de la Citroën blanche est soulagée, au moins ce motard n’est plus devant elle. Elle ne supporte pas ce genre de conduite inconsciente. Ces écervelés, il vaut mieux les avoir loin devant…

Seconde 8 : La camionnette de chantier oblique vers l’entrée d’une propriété jouxtant le bord de mer, et la Citroën se retrouve derrière le motard. La conductrice pousse un soupir et ralentit, laissant une distance certaine entre elle et la moto.

Seconde 9 : Le motard recommence à zigzaguer pour tenter de doubler le monstrueux quatre-quatre BMW qui le précède maintenant. Il se demande ce qu’il a prévu au menu de la soirée. Il déteste ouvrir les huitres, mais son commis est si maladroit qu’il va encore devoir le remplacer pour cette tâche ingrate. Perdu dans ses pensées, il décide de doubler en oubliant que dans la courbe où il se trouve, il n’a aucune visibilité sur ce qui arrive en face.

Seconde 10 : Il se déporte brutalement sur la file de gauche, franchissant la bande continue.

Seconde 11 : Un Berlingot arrive en face, le conducteur surpris donne un coup de volant à droite et freine en bloquant ses roues. Son épouse qui était retournée pour parler aux deux enfants assis sur les sièges arrière, a le cou cisaillé par sa ceinture et s’évanouit de douleur.

Seconde 12 : Le motard, comprenant trop tard qu’il ne passera pas, tente de repasser la ligne médiane en se jetant sur son côté droit. Trop tard, l’impact est inévitable. La moto explose sur le capot de la Berlingot dans un bruit d’enfer, des morceaux de tôles brulants s’envolent sur les bas-côtés cisaillant les pneus des véhicules alentour. Le motard est projeté en avant par-dessus le toit de la Berlingot et retombe lourdement sur la chaussée derrière elle, la tête la première.

Seconde 13 : Le quatre-quatre BMW, malgré le bruit assourdissant de l’impact qui s’est produit à hauteur de sa portière gauche, continue sa route tranquillement. Il accélère et disparaît à la seconde suivante derrière la courbe de la départementale.

Seconde 14 : La conductrice de la Citroën s’arrête, sort de sa voiture les jambes flageolantes, et se précipite vers le jeune motard étendu sur la ligne blanche. Il est conscient, et tente de se relever. Elle arrive à le convaincre de rester tranquille.

Seconde 15 : Les conducteurs des voitures suivantes descendent de leurs véhicules et forment un cercle autour du blessé. Certains appellent les secours, d’autres donnent des conseils.

Seconde 16 : Les badauds commencent à se regrouper sur le bord de la route.

Seconde 17 : Le jeune motard arrache son casque. La conductrice de la Citroën est soulagée qu’il n’ait pas perdu connaissance, il arrive à bouger les bras, mais une de ses jambes est inerte et son pied a pris une position très anormale. Elle n’ose lui dire, mais lui demande s’il a mal. Il répond qu’il a mal au bras et ne sent plus son pied gauche. Elle hoche la tête et tente de le rassurer en lui assurant que les secours sont en route. Ce qui l’inquiète, c’est cette tache de sang qui teinte doucement la jambe de son jean, mais elle le garde pour elle …

Seconde 18 : Elle demande son prénom au jeune motard pour le détourner de sa douleur et l’obliger à rester conscient. Il s’appelle Nicolas et lui demande d’appeler son père. Elle trouve son portable dans la poche de son blouson, trouve « papa » dans le répertoire, compose le numéro et tend le portable au jeune homme. Il a les larmes aux yeux en entendant la voix de son père, elle se dit qu’il a l’âge de son fils. Il la regarde dans les yeux et dit à son père :
— Ne t’inquiète pas, j’ai eu un accident. Je vais bien mais la moto est foutue. Papa, pourquoi j’ai pris ma moto aujourd’hui ? Si tu savais, j’ai eu si peur…
Sa voix se brise et il lui tend le portable, n’ayant plus la force de poursuivre. Elle tente de rassurer l’homme au téléphone, lui indique le lieu de l’accident et raccroche. Elle s’assoit à côté du jeune homme et lui prend la main pour attendre les secours.
— C’était pourtant une belle journée, dit-il. C’est si bête la vie…

secondes 19 à 36 [2]

il faudrait se lever le matin mais c’est quoi le matin, pour qui, c’est quoi, quatre heures, plus tard ou plus tôt, tu as déjà vu les gens qui prennent les bus de nuit, les noirs surtout qui vont au turbin, tu sais ce que c’est, je ne crois pas, travailler à cinq heures pour un salaire de merde, nettoyer un bureau ou une salle de soins, je ne crois pas, les malades qui geignent, les fin de vie, les escarres, les plaies, les pansements, les douleurs, sait-on ce que c’est ? je ne crois pas non, tout à l’heure la porte va s’ouvrir, le froid l’hiver, la lumière qui ne vient que dans le gris de huit heures et demi, la consigne donnée par le chef, la chef, les gants, le bonnet, les bottes, le survêtement jaune, on ne sait pas ce que c’est, huit heures du matin repartir par le même trajet, on ne sait pas trop, les gens arrivent vers six, on les croise, il y avait ce type qui débarquait avec ses six litres de vin dans ses sacoches, du blanc oui, il y avait les autres des bureaux, il y avait du monde pour travailler, pour gagner sa croûte, ne pas employer de mots grossiers non, apprendre à écrire oui, écrire ce qu’on pense directement au clavier, à quatre heures du matin, dizuiskondes, pour quoi pas, faire comme si on avait compris, des mots que je ne comprends pas distension, il y avait, dystopie, végan, cette saloperie d’anglais, macron, travail, envie de vomir mais ça rimerait à quoi, il y avait une fois c’est comme ça que ça doit commencer, assis devant le bureau dans les bleus on attend un peu, on regarde sur la peau sur la main, bronzée, il y a cette marque on avait été voir le médecin, trente euros, le chèque pour entendre non ça n’a pas changé en 2011 c’était la même et c’est la même chose qu’il y a deux ans, la même chose, ça n’a pas évolué, mais c’est quoi, on n’en sait rien, ça vient des lymphocytes souvent non pas la lymphe ce sont les globules blancs vous voyez non je ne vois pas, on ne sait pas bien comment ni quoi en dire, mais si vous voulez on peut vous faire une biopsie, vous savez ce que c’est une biopsie ? un prélèvement, pour diagnostiquer le crabe j’ai fait, une biopsie pourquoi faire ? pour déterminer ce que c’est, et on le saura alors ? on en aura une idée plus précise, certainement, j’adore les certainement tu sais comme je les adore, il faudrait que je me souvienne du moment où j’ai pour la première fois observé ces choses à même ma peau, sous le bras droit, gauche sur le mollet droit, gauche, il faudrait que j’y arrive mais non, c’est là, c’est venu, ça vient bien de moi, on sait soigner ? Ça dépend de ce que c’est, mais si on ne sait pas, on ne peut pas soigner, mais est-ce qu’on saura quand on aura fait votre biopsie, là ? on en saura plus, alors j’ai regardé, j’ai plié la manche de ma chemise grise, celle que j’ai achetée à Salonique, il y a quelques années, non c’était l’année dernière, pas la portugaise, je ne sais plus ce qu’elle est devenue celle-là mais elle était grise aussi, du côté du Parc des Nations, on attendait que les autres reviennent on a vu ça, dans un bac, ça devait faire dans les cinq ou six euros je ne sais plus, quelque chose je l’ai achetée, elle était à rayures, c’était celle de Salonique que je portais, j’avais pris une douche, j’étais là attendre, j’ai relevé cette putain de manche parce que ça me grattait un peu, j’ai regardé il y avait une espèce de halo qui entourait l’ellipse de la chose, je ne sais pas comment dire ce que ça peut bien être, la fois d’avant Garçon (il s’appelait Garçon) avait fait la moue quand je lui avais dit « non, la biopsie ça ne m’intéresse pas si on ne sait pas soigner », il avait fait ce n’est pas qu’on ne sache pas soigner, c’est que si on ne sait pas ce que c’est on ne sait pas soigner, oui, mais comme on ne saura pas... et j’étais reparti avec cette ellipse sous le coude gauche, sous le droit il y avait eu l’apparition d’un rond comme sur les deux mollets et sous les cuisses c’était des trucs que je ne pouvais pas voir si je n’y faisais pas attention, ça ne bougeait pas, c’était là à même ma peau, ça avait adopté ce halo plus rouge, c’était plutôt dans les roses, c’était comme si la peau s’était fripée, quelque chose de léger et d’anodin presque, ça ne piquait ni ne grattait, c’était là et parfois, ça avait l’effet de quelque chose qui pulse, le soir en m’endormant je pliais sous ma tête mon bras et de ma main droite, je tenais mon coude, le gauche et je sentais doucement cette légère et souple différence et je m’endormais, il y avait la peau et ce halo qui entourait le reste de l’ellipse ou du rond, ils étaient semblables, des surfaces de peau roses plus roses que le reste et puis j’ai repris rendez-vous, ça a été une autre fois encore je ne sais plus quand et puis j’ai dit il suffit de faire une biopsie donc, et on en saura plus ? on en saura plus, le scalpel, il a frotté légèrement posé les résidus dans une espèce de petit tube à essai, rendez-vous dans dix jours, alors ce sera le sept à neuf heures trente, le sept à neuf heures trente, j’y suis, devant ce bureau dans les bleus, diskondes le centre médical à l’entresol, pousser la porte et dire son nom, installez-vous s’asseoir, une femme marche dans le couloir les cent pas comme on dit, une fois, deux fois trois fois, encore et encore, passe, repasse, d’autres patients arrivent, patients oui, le livre quelque chose sur Torcello, je ne sais pas bien quoi penser mais la lagune, la porte rouge dermatologue écrit en blanc sur une plaque de plastique transparent, en capitales d’imprimerie, la femme qui entre, j’attends oui il a du retard, j’attends, je ne sens rien sous le coude, je ne sais pas exactement ce qu’il y a à attendre du futur, je me souviens de Cléo de cinq à sept et de sa chanson, de la Varda qui disait « ce qu’il y a de bien avec Corinne Marchand c’est que c’était une chanteuse avant d’être une actrice », il y avait cette histoire aussi, il y avait une fois, celle du grand père allongé sur son siège, la fenêtre donnait sur un champ, une forêt était tapie au loin, c’était le début de la fin d’après-midi et il ne parlait plus, siskondes sa femme l’avait foutu là, elle ne pouvait plus le supporter, il n’est pas certain qu’elle ait jamais pu le supporter, mais il était allongé sur une espèce de transat, la tête tournée vers la fenêtre et au loin les arbres de la forêt, prendre ce qu’on peut de ce monde pour en faire ce qu’on peut et puis pour le reste attendre là, la porte qui s’ouvre la femme qui sort le type qui dit « c’est à vous » entrer, s’asseoir, carte vitale elle ne marche pas vous serez remboursé, alors voilà deuskondes laisser aller son regard vers le dehors, la vitre est opaque le ciel est un peu gris c’est septembre, on s’en ira bientôt tu verras le ciel bleu les palaces le soleil la mer bleue toute la vie oh Suzie, j’entends un peu le clic de la souris, alors voilà les résultats il va les cracher oui, le regard vers lui, le sien de regard, sa peau de dermatologue, là tendue il fait doux il fait chaud

secondes 37 à 54 [3]

ainsi Ouzza reçut en pleine part la toute-puissance divine ainsi la force formidable de Dieu le foudroya car Ouzza n’était en aucune manière de taille à endurer la pure l’immarcescible l’éblouissante splendeur de l’Arche ; ainsi la voyant vaciller en grand risque de basculer s’approcha d’elle essayant de prêter main forte à l’attelage exténué – ainsi à peine effleurant le coffre doré fut calciné tant la magnificence de la parole divine ne se pouvait même côtoyer sans que nul n’en fût immédiatement anéanti – ainsi fut terrassé comme l’éclair jette à bas l’orgueil érectile de l’arbre dressé - Ouzza n’entendra pas les cris stridents de terreur ne verra pas alentours les grimaces et larmes du cortège défait et envahi d’effroi - pas plus les bœufs appesantis courbant la tête sous le joug pas même la terre vacillant et rebroussant les rémiges des palmes effilées au ciel chaviré. Ouzza n’est plus - les cithares abandonnées les tambourins dilacérés joncheront à toujours le sol en désolation. Ouzza aurait tant voulu Ouzza n’est plus. Ses particules élémentaires de poussière infinitésimale chevauchent l’empyrée au dos des vents stellaires. Ouzza n’est plus - éternelle est la merveille divine, méprisable la petitesse infinie des molécules, invisibles les graines minuscules de noir pétries dans le noir ; alors elle dit - sombre et lumineuse - pierre et eau - lissant entre deux doigts la boucle brune qu’elle enroule-déroule comme on égrène un psaume entre deux travées d’ombre et une flaque de rouge - lui allongé droit sur la couche étroite resserrée comme un brancard, elle son corps ensevelissant son corps dans une moiteur envoutante de dunes douces fermes voluptueuses et incendiées d’oasis fertiles, sa bouche trouble et infinie de sable mouvant d’avides et océaniques langueurs : « tu verras un jour on pourra ». Lui (ô amour éternel de moi vie étincelante de ma vie envers de ma peau chair de ma chair mon corps d’incandescence nue ma déferlante torture) une longue chaleur ondoyante langues de feu souffle-murmure pointu et suave doux doucereuse incantation - les cils leurs battements d’ailes saccadés d’oiseaux ténus et tremblants - l’aube barbouillée crie s’essuie le museau derrière la vitre pâle – (il entend par treize fois cogner et vibrer l’écho puissant du métal contre métal - l’usine pilonne crache pousse en tas ses copeaux ses torsades ventrues de limaille - luisante et grouillante comme les gros vers blancs attribués aux cadavres - étend ses tentacules de feu - les cheminées hautes poussent leurs rubans là-bas derrière les murs - de l’autre côté de la guérite vitrée bêtement accolée au tube bicolore - s’élève tressaille et va maintenant s’abaisser, épuisé de sa course - on se hèle on marche en bleu entre les chocs et les rails de la bête grise secouée de wagonnets). derrière lui petite la fenêtre entrebâillée les volets en lames de bois serrées comme des anneaux de doigt autour d’un cou et pourtant c’est un temps de glace un vrai salaud de temps de glace) mon cœur mon corps ne t’emballe pas – les pas au-dessus perforent sa tête fendue avec l’accroc bref et grinçant de la porte entrouverte – voilà elle est apparue flamboyante baskets jeans pull rouge torsades lunettes rondes et feu de bois elle sent toujours le feu de bois sa fumée ses craquements paisibles et doux en corolles multiples et fines – lui ça lui creuse encore la rétine colle à la peau pénètre dans le crâne comme une procession solennelle sous un porche et ses grappes d’encens – le regard vide des statues pétrifiées et les niches vacantes sous la dentelle des pierres – sous elle sans visage sans regard comment je bâtirais mon nom ? – lui ses jours blêmes alignés fermés un par un dans la bibliothèque - tension devenir racine fouiller s’enfouir dedans l’incroyable tièdeur inconnue – un jour on pourra tu verras longue allongée sur lui peau électrique la pulpe des lèvres butine ses yeux lente caresse reptilienne vibrante d’ondes sinueuses comme des herbes sous le vent (autour toujours la chambre étroite humide et bleue comme dedans un cercueil – il pense-oublie comme dedans un cercueil – sa course folle entre les eaux noires du fleuve boueux – ça le traverse voilà c’est passé) avale ses mots ses caresses ancre sa main crucifiée sur la chair son étoile de feu il comète la vie découpée au ralenti ainsi film saccadé 10 – 9 – 8 … image tordue consumée racornie à la lampe du projecteur pinceau - comme un pinceau ses fils arachnéens le souffle et sa voile d’étoiles lointaines et parfumées - les sexes gorgés de désir - sur le front le souffle trace de cabalistiques arabesques des voyages des îles des grottes profondes leurs rivières souterraines habitées de créatures informes translucides et aveugles - la main son clou la fournaise des fourmis ronge son sang dépèce ses chairs il rêve au lait la bouche-sein tète le rouge les bras de fourche l’enlèvent frêle fétu de paille jeté au bleu des yeux - dévorera ta chair engloutira ton corps reprendra, elle l’a dit la délicieuse terreur : un jour tu verras on pourra.

secondes 55 à 72 [4]

Soudainement il lui semble qu’il ouvre les yeux. Animé d’un furieux désir qui endolori son sexe, il est excessivement sérieux. Il ne sait pas encore s’il dort ou s’il est éveillé. Son attention est vive, le voilà étonnamment méthodique. Dans une sorte d’impensée qu’organise le désir, il fait le tour de ses sens : il devine la chambre, sent l’odeur qui remonte des draps, écoute la nuit claire, touche son sexe turgescent et goûte sa salive avant de l’avaler. Il conclut qu’il est bien éveillé, que ce n’est pas un rêve. Il reconnaît bien l’acidité du bord de langue au fond de la bouche. C’est la même à chaque fois, depuis la première fois, elle ne trompe pas. Il touche son pénis à nouveau. Il tente d’échapper en se prétextant l’heure qu’il doit être. Il est tard. Ça lui permet de tuer une demi-seconde. Il est probablement cuit, il le sait. Il met la main à ses bourses. Putain, fait chier ! qu’il se dit intérieurement. Une teinte lunaire recouvre tout dans la chambre. S’en apercevant il veut se mettre assis pour voir l’astre, comme ça, mais il stoppe rapidement son mouvement aux premiers grincements de lit froissements de draps. Il ne voit pas la lune gibbeuse montante. Il presse son gland une fois. De suite il regrette. Le désir est désormais plus fort encore. ll peste muet contre ce sort et en parfait athé se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça. Il envoie une volée à sa bite. Il tourne la tête vers la moitié visible du visage posé à côté de lui. Il scrute de la nuque dégagée à la chevelure ondulée et peut-être respire-t-il un parfum. Il prend une grande inspiration et expire sans bruit. Il a contenu sa main qui glissait vers les couilles. Il se revoit baiser dans une douche, sur une plage, dans un champ. Immédiatement il sent frapper son cœur et brûler ses oreilles. Il zappe sur des images de morts et évite ainsi d’attraper sa queue. Il poursuit sur les morts, imagine les familles endeuillées et ressent très vite un soulagement qui l’apaise. Il quitte ses images morbides pour les grands paysages enneigés. Parcouru par un frisson glacé il remonte le drap sur lui et se met sur le côté droit sexe pendant.

secondes 73 à 90 [5]

Il hurle comme un malade, il est adjudant-chef.

Tu as imité les autres, tu t’es allongé, les jambes bien écartées, à plat-ventre.

Tout autour, il y a du sable, tu comprends que tu es pris dans l’engrenage.

La cible est vraiment loin, le rond central représente l’œil qui te défie et que tu dois crever.

« En position de tireur couché ! », crie le sous-off. Le casque lourd porte bien son nom.

Tu regardes rapidement tes copains, une dizaine, camouflés dans le paysage.

Une fourmi trimballe, à côté de ta main, une brindille verte : c’est le calme pour elle.

La lunette du fusil automatique te colle au portant situé à deux cents mètres.

« Pour un tir au coup par coup, approvisionnez ! », beugle le gradé.

C’est joli, ce claquement du chargeur, on dirait du Pierre Henry.

Dans le tunnel à vision rapprochée, tu progresses vers la disparition annoncée.

Ton doigt sur la détente se fait léger et impatient : elle se caresse comme un cil de métal.

« À mon commandement, feu ! » Tes oreilles regrettent illico l’absence de boules Quies.

L’air vibre de partout. Un oiseau noir traverse soudain le ciel, sain et sauf.

« Aux résultats ! » lance l’ancien d’Indochine avec sa Sten chérie pendant sur l’épaule droite.

On dévale le talus, tu vois que tu as mis dans le mille, tu rapportes la feuille de papier, ce sera donc la preuve.

La campagne est si belle en temps de paix.

Les armes ont parlé. Tu repenses à un livre de Jean-Patrick Manchette.

secondes 91 à 108 [6]

Du projecteur central. La voiture rétrograde. Elle arrive à 140-150. D’un ralentissement vif elle oblique et se range dans la troisième file sur la droite. Une attente de quelques voitures avant la barrière de péage. Elle patiente comme tout le monde. Elle attend son tour. Manières souples, allure anonyme. Un peu le haut de gamme. De barrière de péage. Conducteur classieux, style français XVIème avec léger fond d’étranger. Se gratte souvent la joue. Regarde à droite et à gauche comme s’il cherchait à sortir. Règle son rétroviseur, arrange son GPS, assouplit sa cravate, change son CD, boit une gorgée. Semble respirer. Au péage sort sa carte bleue, mais se ravise et paie en liquide. La barrière se soulève. Redémarre vivement. D’annexe services. Glisse sur la route, oscille entre les autres. Avance sans hésiter sans heurts. Arrive sur le rond-point, libre à ce moment là, en sort à droite. Fin du suivi.

secondes 109 à 126 [7]

Verser goutte à goutte dans le vide de la pensée des chiffres qui scandent la marche. Compter en avançant les yeux fixés sur l’asphalte mou du trottoir. Elle se déplace avec lenteur dans l’air chaud de la ville, plein de l’odeur des figuiers assoiffés. Deux pigeons la guettent à l’ombre d’une lourde porte ouverte sur la cour d’un immeuble cossu. Les nombres tombent dans le vase sonore de sa mémoire. Quatre mille neuf cent quatre-vingt deux, quatre mille neuf cent quatre-vingt trois, quatre mille neuf cent quatre-vingt quatre …. Là ! entre ces deux nombres, juste le temps de les prononcer, une image, c’était un matin d’hiver dans la maison de campagne. Une longère qu’ils avaient restaurée. Il était de mauvaise humeur… Je ne comprends pas que l’on puisse être de mauvaise humeur dans un décor pareil ! La brume sur le champ de pommiers, le givre sur chaque brin d’herbe, une lumière rouge qui se pose sur toute cette humidité froide. Il était sorti… Je ne comprends pas. Quatre mille neuf cent quatre-vingt cinq… Elle sait qu’elle arrive, les yeux rivés au sol elle voit la lourde plaque métallique où est inscrit : « ne pas soulever danger de mort ». Là ! Encore ! Les nombres n’empêchent pas toutes les images de surgir. Une petite fille modèle, elle, qui s’encanaille à vouloir soulever cette plaque avec les enfants du quartier. Il était le chef. Tellement beau ! Je le voulais déjà… Quatre mille neuf cent quatre-vingt six… en passant sous le porche une légère odeur d’eau de Javel, le concierge est déjà passé avec sa brosse et son balai. Quatre mille neuf cent quatre-vingt sept… quatre mille neuf cent quatre-vingt huit… Cette lourdeur au creux de l’estomac qui ne la quitte pas… Dans la cour, elle devient nauséeuse. Ses jambes se dérobent légèrement, juste pour dire n’y va pas. Une porte de voiture claque dans la rue derrière elle. La ville geint et soupire, figée dans la canicule. Quatre mille neuf cent quatre-vingt neuf. Une guêpe énervée la retarde quelques instants. Elle se voit comme la guêpe. Elle est une guêpe… Bzzzz, elle tourne autour… Autour de lui… envie de piquer, de distiller son venin, d’abandonner son dard dans la chair de l’autre, de Lui. Je ne peux pas faire autrement… Les fenêtres sont fermées, les volets entrebâillés. Tout le monde peut la voir, elle ne voit personne. Une odeur de café. Elle sait qu’il est là… Elle ne lutte plus contre les images, dans la maison de campagne, quand il n’était pas dehors, il se mettait toujours derrière une fenêtre, comme si l’intérieur ne l’intéressait pas. Est-ce que je l’ai intéressé moi ? Elle s’arrête devant le digicode, prend une longue inspiration. Quatre mille neuf cent quatre-vingt dix, … onze, … douze… fait défiler les noms... se raidit devant celui qui l’intéresse… une moto passe … elle ferme les yeux … Là, elle, derrière sa vieille Triumph, lui, conduisant comme un fou, elle, s’abandonnant, lui, dans la maîtrise… quatre mille neuf cent quatre-vingt treize, loin, dans un appartement un bébé pleure… elle voudrait être un bébé… je voudrais être un bébé … son innocence… quatorze, … quinze… elle arrête de respirer… je m’arrête de vivre… cinq mille. Elle sonne.

secondes 127 à 144 [8]

d’abord rien de particulier… elle marche d’un pas rapide dans la rue d’une grande ville, elle a l’air détendue, ses vêtements souples flottent sur sa peau au rythme de sa foulée

elle arrive à hauteur d’un café dont elle vérifie le nom en levant les yeux vers l’enseigne, c’est bien là, elle pivote vers la porte et son bras se tend dans le même mouvement jusqu’à toucher la paroi de verre où se reflète sa silhouette mêlée au monde qui marche dehors et où transparaît le monde dedans qui bavarde et consomme

elle remarque les vitrines éclairées dans le prolongement du bar qui proposent des glaces ou des gâteaux, un peu comme dans un restaurant italien — plan rapproché sur ces gourmandises que le spectateur peut convoiter — tandis qu’elle perçoit des vibrations qui filtrent à travers la paroi transparente… rien d’extraordinaire, un simple rendez-vous dans un café-restaurant qui diffuse de la musique, rien de plus

elle est à l’heure… une fois les pieds sur le seuil et la main engagée sur la porte, elle marque une hésitation comme prise d’un doute — l’observateur le comprend clairement et déchiffre l’incertitude dans son regard… sans doute un bref travelling à travers son visage balayé par des mèches de cheveux —, il y a qu’en cet instant précis elle sent combien elle est plus vieille, plus usée que lors de leur dernière rencontre

à cette idée ses doigts se crispent sur la poignée en relief

elle tourne la tête vers l’arrière

il y a des gens qui passent en riant fort, elle tourne la tête vers eux, vers la ville, vers le ciel comme pour l’interroger, elle ne sait pas si elle va entrer finalement, à quoi bon ? elle se dit que ça ne sert à rien de se revoir après longtemps, qu’il n’y a rien à tirer de ce genre d’expérience… en fait elle n’est plus sûre de ce qu’elle veut et elle est au bord de faire demi-tour… elle avait pourtant pris soin à sa toilette et au choix de ses vêtements, elle nourrissait un espoir sans se l’avouer, idiot forcément, quand le jour précédent il lui avait envoyé les photographies par mail, ça lui avait fait un coup au cœur mais elle n’avait pas réagi — toujours la même prudence, ne pas s’engager, aller le plus loin possible et puis reculer, surtout ne rien révéler d’elle —, c’était des photos d’enfants sur une plage

une fille un garçon, la fille l’aînée, à peu près douze ans, peau caramel, le garçon rieur, c’est fou comme ils lui ressemblaient

aucune explication pour les accompagner, rien que les photos en pièces jointes, soudain tout ce qui aurait pu advenir si elle avait accepté à l’époque de voir les choses autrement lui saute à la figure, la balaie tel un ouragan… l’instant du choix est passé depuis longtemps, le carrefour de leurs vies dépassé, griffé dans les neurones comme un déchirement

elle s’appuie contre la porte pour ne pas chavirer

elle revoit les frimousses d’enfant l’une après l’autre jusqu’à ce qu’elles se perdent dans la foule métissée des visages projetés dans la vitre

la porte s’ouvre brusquement, elle manque de trébucher — gros plan sur le sol parcouru de mille fissures ou égratignures —, elle se rattrape à la poignée tout en pensant qu’il est encore temps de faire demi-tour

déjà il s’est levé quelque part dans la salle, s’avance — on entend le bruit de ses pieds qui glissent contre le sol —, il est là, tout près, elle perçoit son souffle, il a la peau noire comme avant, il est aussi plus vieux qu’avant, enfin à peine, si jeune encore lui et plein de vie, elle le regarde, partagée entre un bonheur immense et une douleur liée au passage du temps, à l’impossibilité de rembobiner le film, c’est terrible tout ça mélangé aux images des petits qu’il a eus avec une femme qu’elle ne connaît pas, ni le nom ni rien, rien n’a transpiré de sa vie au cours de ce long silence, combien d’années au fait ? pourquoi fallait-il qu’il réapparaisse, qu’il lui parle de tendresse ou d’on ne sait quoi ?

il la touche

lui prend la main et ensuite les épaules, la serre contre son corps, sent l’odeur de ses vêtements et de son cou, de ses cheveux, joie et tristesse mélangées, c’est terrible, on ne peut pas recommencer à la première page, tu sais bien, mais comment ça va ? dis-moi… dis-moi, s’il-te-plaît, parle-moi…

des mots simples comme si le temps était stoppé net, elle voudrait se débattre pour lui échapper mais elle reste

deux secondes encore cramponnés, nichés dans l’étreinte, et puis ils se séparent

secondes 145 à 162 [9]

... et, tandis qu’il longeait le boulevard, passait à pied sur le boulevard, devant la vitrine de la boulangerie, le chien jaune a hurlé et l’homme assis par terre a hurlé, et homme et chien jaune ont hurlé l’un contre l’autre, tandis que : « chut allez » et : « couché couché », a dit l’homme au chien jaune, hilare et debout devant l’autre assis par terre et tentant en vain de repousser le chien, lui balançant des coups de pied, de furieux coups de pied, tandis que l’autre, debout, hilare, retenait le chien, tirait comme un fou sur la laisse, maîtrisait à grand peine la furie, la furieuse envie du chien, de mordre l’autre assis par terre à la cheville ou au mollet ou ailleurs encore, de sorte que le chien s’est dressé sur ses pattes arrière et est subitement resté en l’air, comme suspendu en l’air, durant trois secondes quinze au plus, tandis que, de l’autre côté de la vitrine, dans la boulangerie, assise à une table ronde, dans son splendide tailleur en laine, elle l’a salué de la main et il lui a souri, ne prêtant, alors, plus aucune attention au chien jaune et aux hommes assis et debout, de ce côté-ci de la vitrine, côté trottoir, plus aucune attention au trafic automobile, à la ruée automobiles, aux centaines de voitures et de taxis, de camions et d’autobus soudainement lâchés, se ruant comme des fous sur le tarmac en surchauffe, de sorte qu’il n’a plus vu qu’elle, pourrait-on dire, assise bien droite, en tailleur gris ou bleu, ses longs cheveux bruns ramenés en chignon, attablée juste derrière la vitrine, de l’autre côté de la vitrine, côté boulangerie, avec rien encore sur la table si ce n’est la carte, le menu, l’interminable liste des sandwiches et des viennoiseries, des boissons fraîches ou chaudes, de sorte que, à hauteur des deux battants de la porte automatique, il a viré à droite, déclenchant l’ouverture de la porte vitrée et automatique et il est entré à petit pas tranquilles, laissant derrière lui la fureur du parc automobile et la terreur de l’homme assis par terre et l’hilarité de l’homme au chien jaune, retenant comme il peut le chien jaune, dressé depuis des secondes sur ses pattes arrière et tirant comme un fou, pas très loin de rompre sa laisse noire et usée, soudainement raccourcie par l’autre, son maître, tentant malgré tout, malgré l’hilarité, le comique de la situation, de calmer la fureur, l’envie meurtrière du chien, hurlant comme un fou sur l’autre assis par terre et balançant, jambe tendue, des coups de furieux dans la gueule du chien, jaune et furieux, n’en finissant plus de se dresser sur ses pattes arrière, tandis qu’il passait la porte, entrait dans l’espace feutré de la boulangerie et prenait place dans la file, non sans lui faire un clin, à elle, assise à sa droite, à une table ronde et rose, dans une boulangerie cosy, lui faisant comprendre d’un signe de la main et de façon muette qu’il ferait d’abord la file, commanderait d’abord avant de prendre place à sa table, sur une chaise rose et cosy expressément laissée libre, malgré la foule, l’immense foule des hommes et des femmes, cherchant refuge, fuyant le bureau et s’installant pour une demi-heure à des tables, roses et cosy, à l’intérieur d’une boulangerie, « grise et cosy », a-t-il pensé, les battants de la porte se refermant derrière lui, glissant, d’un petit bruit feutré, sur leurs rails, de sorte qu’il serait comme entré dans une chambre froide, à mille et une lieues du boulevard, à mille et une lieues des chiens jaunes et des hommes hilares, dans une espèce de cocon, les isolant l’un et l’autre de la foule, du flot furieux des automobiles et de l’intense chaleur du boulevard, « petit enfant », a-t-il pensé, « tout comme c’était petit enfant », a-t-il pensé, derrière les buissons, dans la cour de l’école, il est un tout petit enfant et elle est un tout petit enfant et ils se glissent tous les deux derrière les buissons bordant la cour de l’école et ils passent des heures derrière les buissons bordant la cour de l’école, ça se passe à l’école, derrière les buissons bordant la cour de l’école, et ils passent des heures comme de grands sauvages derrière les buissons, dans la cour de l’école, tandis que les autres enfants jouent et, avec une baguette de bois, elle lui poinçonne le doigts et elle se poinçonne le doigt, et le poinçon c’est la marque de notre amour, dit-elle, et tant que sa main à lui sera marqué au poinçon, c’est qu’elle l’aimera, dit-elle, et tant que sa main à elle sera marquée au poinçon, c’est qu’il l’aimera, dit-elle, et d’accord, dit-il, et durant des mois, à la maison, il marquera au poinçon de baguette sa main, à lui, pour que son amour, à elle, perdure, et durant des mois, à la maison, il espérera qu’elle poinçonne sa main, à elle, pour que son amour, à lui, perdure, et quand, des mois plus tard, il la reverra, croisera dans un autobus, elle ne le reconnaîtra pas et sa main, à elle, ne portera aucune marque de poinçon, alors que son amour, à lui, est si vivace encore et si intense, alors que, sur sa main, à lui, il y a tellement encore de trace d’amour, tellement de marque d’amour, et il lui dit, lui dit combien son amour, à lui, est encore vivace et intense et que son amour, à elle, est encore si visible sur sa main, à lui, et elle lui dit je ne comprends pas je ne comprends pas ce que tu dis et fiche-moi la paix, et elle se tourne vers ses amies, assises dans l’autobus, et toutes lui lancent des regards en coin, et il le voit, et il désespère, et il voudrait bien mourir sur place, et il meurt sur place, et il continue à vivre et à manger ce qu’il faut pour vivre, des carottes et un plat tout entier de lentilles, du boudin et de la compote de pomme, et il l’oublie et il se marie et elle se marie et il ne se souvient même pas de son nom et il n’y pense plus jamais et il y pense dans une boulangerie où il entre comme dans un cocon et il regarde sa main à elle et il ne voit pas de poinçon, et tandis qu’il regarde sa main, on le hèle et d’abord il n’entend pas son nom et après on le hèle encore et il tourne légèrement la tourne sur la gauche, et : « bon dieu », et : « non », pense-t-il, et : « pas lui » puis « pas lui », faisant mine de ne pas le voir, de ne pas avoir entendu qu’on le hèle et qu’on agite la main dans une tentative, pour l’instant un peu folle, et désespérée, d’attirer son regard, bien qu’il entende son nom, pleinement conscient que quelqu’un, un homme, en chemise blanche, à courtes manches, le hèle, depuis le petit salon de thé, l’une des petites tables rondes et métalliques, joyeusement colorées, rose ou bleue, un homme volumineux, débordant de partout, agitant sa main en l’air, en vue d’attirer son attention et de l’inviter, « probablement », pense-t-il, à prendre place à une table bleue ou rose, en vue de partager « le déjeuner », pense-t-il encore, tandis qu’il garde la tête droite, faisant comme s’il n’avait rien entendu, trop occupé à faire la file, trop occupé à « suivre le fil de ses pensées », pense-t-il, tandis que, derrière lui, dans un petit bruit feutré, les portes automatiques glissent sur leurs rails et laissent, une seconde trente durant, tout le trafic hurler et les abois du chien entrer, puis : « chienne de vie », pense-t-il, et : « chienne de vie », avant d’agiter la main, de saluer le gaillard, assis, à sa gauche, à l’une des tables du fond, en chemise blanche à

secondes 163 à 180 [10]

1.une boîte à lettres acier la clé qui grince dans la serrure l’éclair de midi sur le métal

2. tout a commencé pendant l’été par ces quelques mots cachés encore au fond de l’enveloppe et 18 secondes s’écouleront avant qu’elle ne referme la boîte à lettres

3.elle avait saisi celle-ci toute blanche en son format C6 de ce format neutre où se glissent les informations administratives décolla la languette adhésive déplia le papier et parcourut avec étonnement ces phrases que l’on ne voit pas habituellement dans ce genre de courrier " j’ai passé un moment si doux avec des amis au bord de l’océan j’ai pensé alors à tous nos moments passés et à nos échanges sur la plage " elle ne put lire la fin des phrases

4. adressées à tous les deux lui fit remarquer son compagnon il lisait par dessus son épaule ne te méprends a dit son regard derrière seslunettes écaille bruits au loin c’est la vie de l’été tout ce brouhaha qui prépare la fête du soir feux d’artifice peut-être St Jean est pourtant déjà loin

5. des scènes surgirent et tous ces moments devenus vivants seconde après seconde oh combien vivants faits de leur chiquenaude au temps ont résonné les accordéons au milieu du ressac des vagues c’est le tourbillon de l’été

6. ses yeux balayèrent une fois encore l’enveloppe et puis l’adresse et puis l’écriture ont défilé alors de toutes ces enveloppes venues du fond de la boite à lettres des choses oubliées devenues inconnues

7. depuis combien de temps déjà oh c’était juste une seconde le temps d’un clin d’oeil durant lequel le regard a parcouru ces mots condensé de vie affleurant à cette seule seconde bruissante de ses bruits de l’été elle n’avait pas encore replié le papier

8. sur sa trame opaque juste dépliée elle s’est demandé quelles odeurs pouvaient encore en émaner alors qu’elle observait le pli en son croisement du milieu a tournoyé le temps en sa chute verticale la vie a défilé le long de la plicature centrale ainsi que les étages des années vertige oh vertige car à chaque passage elle regarda distraitement ses cheveux blanchis et dans la main encore ouverte lui sont revenues toutes ces missives pourvoyeuses de joie secrète et de sourires inexpliqués

9. elle se disait qu’elles ne lui étaient peut-être pas adressées car dans la lumière de midi elle ne voyait plus le nom du destinataire était-ce une erreur que de les avoir ouvertes

10. il y avait ces milliers de vagues sur le sable de la plage et le temps soudain retrouva ce regard attardé sur la boite à lettres qui cherche qui sonde et qui s’égare

11. c’était une éternité que cette seconde dilatée démultipliée de lettres revenues frapper à la porte oui toutes ces lettres à figures humaines avec leurs têtes leurs corps qui prennent leurs jambes à leur cou et puis leur chair et puis leur sang et puis leur souffle qui palpite dans les artères cursives folles écritures d’herbe qui vous emmêlent les pieds à vous qui voulez marcher droit

12. oh oui quelque soit la langue elle a vu les lettres danser elles ont effectué des arabesques sombres les voilà qui s’essoufflent autour de ce qui pourrait se dire c’était un drôle de théâtre d’ombres des personnages criaient des syllabes aux sonorités inconnues

13. les voilà devenues fantômes qui s’entassaient dans l’antre noire de la boîte à lettres à fond métal acier les portes étaient grandes ouvertes c’étaient des lettres qui comme des êtres accumulaient leurs déguisements impossible de reconnaitre quiconque ce n’était plus ni lui ni elle dans cette danse folle qui étais-tu donc toi à qui j’avais pris la main à qui causais-tu donc toute la nuit durant ah tu me causes me disais-tu je me demande bien encore ce que tu voulais dire

14. elle a fermé les yeux la boîte à lettres acier a vu briller ce miroir aux alouettes des ombres tournaient dans le ciel ritournelles que toutes ces lettres qui racontaient toujours la même chose amour haine mort et puis oubli éternité que ressasse sa tête lourde elle aurait voulu tirer dessus un trait qui efface toutes les aspérités

15. que passe le dire tant que dure la vie et pendant qu’elle détaillait l’encoche métal sur la porte avant de la boite à lettres là où se glissent les noms des destinataires soudain ont jailli ces phrases si légères " la brume s’est levée un ami m’a écrit " soudain ces mots si jeunes sont arrivés sur la route ami qui es-tu donc elle a sondé alors le regard de son compagnon

16. l’espace d’une seconde des lettres sont arrivées sur les pages blanches de son écran la poussant à écrire écrire encore et encore et croire trouver enfin ce regard neuf tant attendu mais n’est-ce qu’au bout du chemin qu’il arrive enfin vivant plus que jamais vivant pour éclater de rire et prendre le tournant elle a vite tourné la feuille elle aussi pour pouvoir le suivre

17. combien de secondes ont passé elle n’avait eu le temps que de faire pivoter la charnière car une fois la boite à lettres refermée la serrure a grincé une fois encore il faudra l’huiler c’est toujours ainsi chaque été elle a pensé alors acheter le spray qui en fera briller les vis et ses appliques

18. et il y eut cette surprise une fois retrouvé l’éclair lumière sur métal cette sensation neuve car neuf soudain fut l’océan après la brume neuf soudain fut le ciel bleu acier en ses jours de tempêtes les lettres se bousculaient à la porte parfois elle entendait comme un frottement de tissu que l’on déshabille parfois c’était comme un feulement qui montait de la poitrine et à défaut de pouvoir les discerner elle s’assit et tendit l’oreille encore

secondes 181 à 198 [11]

Tu es pour t‘attabler là, dans une brasserie, juste à côté d’elle. Tu viens de croiser son regard. Tu vas pouvoir tester tes capacités d’empathie. Tu décides de te mettre dans sa tête même si c’est dans son cœur que tu voudrais te blottir. En t’asseyant, tu la vois tourner sa cuillère dans sa tasse ; sans doute pour achever de dissoudre le petit dé de sucre dont l’emballage gît, froissé, sur la table. Tu vois son regard plonger dans le petit vortex qui se creuse au milieu de la boisson fumante. Nuit d’hiver autour. Tu imagines maintenant ce qui lui passe par le crâne, derrière ses beaux yeux. Sans doute un homme -pas toi- seul, assis sur un lit défait, dans la nuit du petit jour, cigarette au bout des doigts. Ou alors, cette vaste plateforme d’un centre d’appels avec des plantes en plastique au milieu des collègues téléopérateurs. Le petit tintement de la cuillère contre la céramique cesse. Elle doit porter la tasse à ses lèvres. Tu fonds avec délicatesse. Tu te dis qu’elle entend peut-être alors son morceau préféré, celui qu’elle écoute le soir pour se détendre, au chaud dans son intérieur en simili scandinave. Tu te figures qu’elle se passe en boucle Mélanie de Biasio. Tu te fais toujours de ces films !

secondes 199 à 216 [12]

Et voilà que ça recommence comme hier, avant-hier, souvent, trop souvent, encore, encore ce bruit qui filtre au travers des doubles vitrages de la fenêtre close, il faudrait des boules Quies, des boules quiètes, des boules tièdes au creux des oreilles ou alors que ses couilles lui montent aux esgourdes et les lui bouchent une bonne fois pour toute, il pourrait enfin regarder sa série tranquille, à moins qu’il ne s’autorise une écoute sélective, voilà, la solution est là, se concentrer sur l’écran posé sur son ventre qui se soulève et s’abaisse au rythme de sa respiration, dont les mouvements peu à peu se calmeront au fil de son rattachement, sa fixation à l’écran seul, à la seule sonorité des soupirs, des échanges, oui mais là il ne se passe rien, le voilà qui marche sur un quai désert de nuit, il fait nuit dans l’écran, il fait nuit dans la chambre, la nuit partout, il s’endormirait presque – et puis cela s’éclaire, c’est la pleine lune qui le tire de sa somnolence, c’est la lune qui esquisse un passage en bordure du rideau, une lune blanche, ronde, muette, personnifiant le silence, et c’est elle qu’il contemple, c’est elle qui permet à l’écran de se fixer en respiration apaisée, la luminosité de la lune, c’est elle qui le sauve.

secondes 217 à 234 [13]

C’est un photographe, c’est un écrivain qui voudrait mêler les deux, les images et l’écriture. C’est possible, il le sait, d’autres le font et il y a un public pour ça. Et même des éditeurs qui produisent : parfois un bon photographe associé à un mauvais écrivain ou le contraire, bon écrivain, mauvais photographe. Lui, il voudrait être les deux, exceller dans les deux regards, les deux manières de rendre le monde visible. Enrichir l’un par l’autre de sa passion.

Il est attendu. Présentation de portfolio.

Gros plan sur ce livre dont il rêve, excellent, inventif, parfaitement maîtrisé techniquement...qui s’efface en photos floues et textes banalement descriptifs. Traitement exagéré des couleurs, abus des innovations techniques criardes, collages trop grossiers, inspirations trop visibles, textes sans vigueur, sans âme, sans moteur. Démarche hésitant entre le nombrilisme pleurnichard et les généralités grandiloquentes, pas d’accès à l’universel dont il se sent capable.

L’autre feuillete silencieux.

Il manque de patience, il le sait, passe trop de temps à essayer, à découvrir, à chercher sans s’accrocher assez pour finaliser, peaufiner. S’imagine pouvant tester ses ébauches devant un public enthousiaste et réactif, admiratif, un peu captif, inconditionnel ou presque. Il sait que ça existe, il en voit tous les jours de ces demi-réalisations inabouties qui déchainent l’enthousiasme des fans sur facebook ou instagram. Lui, même sa femme ne regarde plus ses productions !

Hum, hum, se racle la gorge, revient en arrière.

Gros plan sur sa femme, gros bon sens, soucis matériels et surtout estime de l’ouvrage bien fait, techniquement parfait, incapable de percevoir ni le projet, ni la démarche ; il y a des gens comme ça. Se réalisent ailleurs.

Et pourtant c’est elle qui tient les murs de sa boutique à rêves, comme elle dit.

C’est qui l’impression ?

Il en devient timide, hésitant, tout le contraire de l’assurance qu’il lui faudrait pour oser, s’imposer, emporter l’estime et l’admiration qu’il attend. Il y a pourtant dans l’inabouti, le vite-fait, l’immédiat, le direct, le pas cher, l’éphémère, le jetable quelque chose qui lui plaît et le retient. Paresse ou inclination vraie.

Il retournera à ses recherches, ses formations, ses tutoriels pour améliorer sa technique, trouver les idées, les tendances, ce qui plaît. Y passera des heures, des jours, des mois sans produire, sans faire de sport non plus. Reste pourtant un inculte, ou presque, toujours ignorant de tel ou tel auteur, désespérant ! et désespéré.

Des moins bons que lui, des faussaires même, s’en sortent mieux avec plus de culot, plus d’entregent, plus de sociablilté. Il ne mange pas de ce pain là : la gentillesse pour mendier un retour positif, ce n’est pas pour lui. Il a bien quelques amis, inconstants et critiques comme lui, difficiles à convaincre et sans relation ; rien moins que des inconditionnels ceux-là !

Des idées, il en a plein, de la rapidité d’éxécution aussi, mais pas de commandes. Il persévère pourtant mais sans méthode, sans suivi, en papillonnant trop, il le sait.

Hum, hum, vous avez autre chose ?

Gros plans sur des collègues aussi obscurs que lui autrefois qui sont maintenant dans des revues, des expositions, des signatures. Que l’on consulte, que l’on cite, dont on interroge la pratique ! Trop timide peut-être, pas assez courageux, pas assez besoin d’argent. Et l’âge qui vient.

Gros plan sur l’âge qui vient, le temps qui passe, le temps qui manque et l’argument du jeune talent disparu depuis longtemps.

Trop ambitieux sans doute, tout en se contentant d’une vie qu’il adore, de papillon butinant, juste pour le plaisir, sans ennui jamais, juste curieux de tout. Gros plan sur ses yeux qui brillent et ses lèvres qui sourient.

Parfois la question de ce qu’il laissera, de modestes tirages, des fichiers numériques dans un disque dur, du vent et de la poussière.

Je vous remercie d’avoir fait le déplacement.

Voilà c’est fini, ça a duré 18 secondes, enfin pas longtemps.

A trouvé au supermarché un tee-shirt qu’il va s’offrir « wake me up when I’m famous » et portera comme vêtement de travail. Sa femme appréciera. Lui, ça le conforte et le désespère : la même vulgarité que tout le monde dans ses aspirations !

secondes 235 à 252 [14]

Il descend un peu trop vite, trop lourdement du bus, le sol heurte le pied, remonte la jambe, se diffuse. Il se sent vieux et lourd. Il ne l’a pas effleurée dans son début de déséquilibre. Ses jambes à elle presque difformes, la douleur que ce doit être... se sent privilégié. D’ailleurs, lui, sa jeune femme, cette façon qu’elle a de marcher comme une danse rapide... Ils avancent côte à côte, même direction semble-t-il, pour un moment, son pas à elle un peu freiné peut-être par ses mauvaises jambes – il a beau faire pense toujours à ça, ne pas les regarder, ne pas montrer – mais c’est confortable, il n’a pas tant de mal en fait à s’y accorder... elle a continué de lui répondre, elle a une voix sereine - lui, son départ, sa défection, oui, c’est cela, défection, ne lui a pas fait tant de mal... non il n’est pas vexé, heureux, oui vraiment, mais un peu étonné. Le soleil, entre les plages douces de l’ombre des platanes, trop fugaces, est une caresse, un peu rude, un peu forte, mais une caresse, est-ce pour cela qu’il a une brusque envie de rire ? Surtout de lui, de sa vie tranquillement confortable, du début d’ennui qu’il savoure en fait, de sa maussaderie ce matin en regardant sa femme partir en riant vers ces plaisirs sans lui, vrai pourtant qu’il n’aurait pas voulu la traîner avec lui vers les tombes, ne sait ce qui lui a donné envie d’y aller ce matin rendre visite aux parents, Dieu sait pourtant que... mais il y a les arbres aussi, se souvient de promenades autrefois, pour eux seulement pour eux, dans les allées. La beauté de ce visage de profil qui avance à côté de lui, un peu affaissé tout de même, le long cou toujours aussi fin se raccorde par un début de double menton à cette pureté préservée.... lui devant la glace tous les matins, se tapotant, s’examinant. Elle dit ses cinq enfants... son fils à lui doit avoir l’âge du troisième, il ne veut pas penser à l’aîné, à qui ressemble-t-il ?.. il devrait peut-être proposer des rencontres... non c’est impossible bien sûr.. et pas souhaitable. Elle dit le mari algérien, ancien ouvrier, elle a une tendresse dans la voix... oui ses parents avaient raison finalement, elle avait en elle cette tentation d’abaissement... il sursaute, il n’écoute plus, d’où lui vient cette idée ?.. influençable, sottement influençable il en grimace – et ces sales idées qui courent en ce moment, contre lesquelles il fulmine, pas très loin de ce qu’il entendait avant, dans un monde d’avant son avant, finalement -, une demi-seconde pour se mépriser, un peu moins de temps pour oublier... les jambes des gamines devant, et ce short sur une croupe trop abondante, il sourit, elle a suivi son regard, elle sourit... c’est vrai elle était drôle, mordante un peu, l’est peut-être toujours qu’est-ce qu’il en sait... elle se moque peut-être de lui, là, en ce moment, il espère, il croit, que c’est avec gentillesse, peut-être un peu d’attendrissement. Elle, elle l’attendrit, ou est-ce le souvenir d’eux, de leur jeunesse, leur intransigeance et leurs joies, son humour et son entêtement ?.. Elle dit je tourne, et le fait en même temps, si vite sur ses mauvaises jambes - la gênent pas ou elle n’en tient pas compte – que la voix semble déjà moins présente. Il salue, l’oublier et ...

secondes 253 à 270 [15]

Il est tard. Chaque seconde dure le temps d’un rêve. Ses yeux habitués distinguent toutes les nuances de la chambre enténébrée : ardoise, étain, cendre, perle, ciel, bitume, bronze, onyx, ébène, encre, cassis, jais, réglisse. Richesse de la grisaille qui confère aux couleurs leur profondeur. Tactilité de ces teintes éteintes : l’une poudreuse, l’autre feutrée, ou juteuse… Il ferme les yeux. Les boucles de sa femme répandent le printemps, poussant dans l’espace aveugle, qui en prend dimensions et volume, leurs branches torsadées, chargées de fleurs, protégeant allègrement du soleil noir une nappe de souvenirs où il pourrait dormir. Comme elle est belle quand elle n’est que chair et chaleur. De la cuisine lui parviennent l’égouttement de la vaisselle et le tic tac du compteur. La chambre voisine est molletonnée du silence de ses filles endormies, la rêveuse et l’espiègle, son loup et son renard. C’est facile pour les femmes, tout de même, malgré ce qu’elles en disent… Elles ne doivent pas porter la tête haute et les épaules larges, être fortes pour quatre et garantir l’avenir. Elles se rendent gentiment à la nuit, confiantes en la vie car confiantes en lui : il sera toujours là pour les sauver, se mettre entre elles et la rue, elles et l’inconnu, elles et le mal, elles et la mort. Mais lui, qui le sauvera s’il trébuche, s’il s’affaisse, s’il s’effondre ? Qui se mettra entre lui et sa peur ? Sa mère tremble tellement qu’elle bégaye et se brise les dents… Pour ce mois, ça ira. Il n’a pas de quoi remplacer ni les semelles trouées, ni les matelas crevés, mais assez pour le chocolat du goûter et la sortie au musée… A-t-il éteint le gaz ?… Pourquoi aurait-il oublié le gaz ?… Relancer la flamme entre lui et la belle endormie… Les plonger dans le sommeil éternel… Être sauvé, pour une fois, lui, sauvé… Non, non, il a éteint, il s’en souvient… Mais cette odeur… Elle vient de lui… De son pyjama ? Non, de sa peau… Il y a deux cent six os dans le corps humain. Pourtant, quand le nain s’assied sur sa poitrine, aucun ne craque. Le dos se crispe sous les poids. La poitrine, elle, se creuse… Si l’immeuble prenait feu, il ne se sauverait pas. Bien sûr, il sauverait sa femme et ses filles ; mais lui-même, il n’aurait pas la force… Les cordes pendent, comment choisir à laquelle se pendre, il faudrait la plus lâche, qu’elle soit la lâcheté même… Il frissonne, ramène la couverture jusqu’à ses oreilles et se tourne vers sa femme qu’il enlace, se réfugiant sous ses cheveux, dans le creux de sa nuque, à la source du printemps… Demain, il achètera du pain pour les montagnes. Elles ont été sages. Il aime leur nouvelle robe tachetée… La mort a un visage d’insomnie. Beaucoup de ses collègues ont ce visage-là. Sans doute font-ils des enfants pour s’interdire de mourir… Il avait pensé : est-ce que je les aimerai, est-ce que je saurai les aimer ?… Et puis, ça avait été tout autre chose : est-ce que je saurai les sauver de l’enfance, est-ce qu’alors je sauverai l’enfant que j’ai été ?... Qu’elles sourient, qu’elles sourient, qu’elles ne cessent de sourire… Et si ce n’était qu’une nouvelle version de l’angoisse ?… Quelle solitude de s’écouter…

secondes 271 à 288 [16]

Il est près d’arriver au sommet ses genoux continuent de monter en saccades rythmées mais autour de lui il y a de plus en plus de monde ceux qui redescendent en tas ils sont tous en tas et toujours prennent toujours c’est partout pareil leur temps et l’espace encore quelques clichés ce ne sont pas des photos ces clichés la mer d’un bleu trop intense les vagues que l’on distingue même d’aussi loin les moutons se dessinent et le ciel qui se conjugue à tout ça avec les trois îles et le phare de Planier minuscule d’ici on le voit à peine les mouettes et les jolis bateaux de la course c’est aujourd’hui c’est bien que le vent se soit levé on en voit des trop voilés couchés et ça l’irrite ces bifurcations brusques qu’il est obligé d’imprimer à sa montée qu’il voudrait harmonieuse pour ça irait mieux c’est ce qu’il s’est dit que ça allait lui faire du bien après tout de suite il avait trouvé son souffle et non il doit les contourner et tomber sur d’autres des vieux des moins jeunes vêtus mal foutus de vêtements troués ou déchirés mais avec style trop tôt ou tard c’est comme ça ça se termine les couleurs sur les peaux hâlées et ridées ce gout des femmes pour le hâle et les cheveux décolorés racines noires ça le avec des cuisses flasques cachées sous le volant vulgaire et le parfum sucré les pointes s’effilochent sur le dos ce foin sec trop jaune sur la robe anis et la bretelle du soutien gorge transparente qui doit coller et creuse l’épaule ça il trouve ça moche et les maillots à rayures des hommes les jeunes pourtant les jeunes femmes il y en a de mais presque toutes occupées d’elles-mêmes elles savent on leur a dit déjà elles ont compris qu’elles étaient belles au bout d’une perche leur téléphone elles se confirment avec des retouches juste derrière le groupe qu’il veut éviter il comprend il peut comprendre que vieillir et parmi ceux qui montent il y a les lents qui s’arrêtent vieillir ralentir à tout moment n’importe où ne plus se supporter dans le miroir en face de lui tout seul mais ou s’aimer trop peut-être en plein milieu des escaliers pour prendre une photo mais on ne voit que des dos de dos ça va on ne peut pas prédire deviner l’âge quelquefois le cou ça trahit la peau marquée détendue de même les mains regarde les mains les mains aussi ne trompent pas trahissent ou pour prendre leur souffle cheveux poisseux et tous les regards masqués derrière des ronds bleus verts jaunes à l’abri sous les lunettes mais avec ce vent même lui sa vue il y a que sa vue baisse déjà ce serait plutôt mais non des larmes mais non voyons non il a y a trop d’air c’est trop à respirer il sent son torse exploser comme sous le coup d’un énorme trop plein de chagrin de trop comme les autres alors que lui non mais les hommes de son âge en général leur ventre enflé distend les maillots à rayures la rayure brouille la vue dans la montée le souffle coupe le souffle c’est gai ça sent le relent de sueur l’aigre du vêtement porté depuis la veille de l’été la vieille sueur de la nuit dansée sous les rires il faut bien c’est l’été encore un peu pourquoi rient-ils de quoi qu’est-ce qui peut les faire rire tous ensemble à ce point il a chaud s’il s’arrête sous la friture depuis les maisons derrière le crépi épais blessé des plantes maigres et grises se sont installées dans l’ascension c’est comme si et l’amertume de sa bouche du dernier café avec pris debout juste en face de la jetée trop serré noir et puis cet idiot qui accélère dans la montée pousse sa voiture pour faire fuir ceux épuisés qui marchent presqu’arrivés pliés se trainent sur la rue en soufflant en pente trop forte sans se douter aux limites sur la courte distance juste avant les barrières où la peinture s’écaille les vitres fumées fermées dégorgent les basses vibrantes alors que la peau du visage cuit sous la lumière brutale qu’est-ce qu’ils ont tous à aimer ça à chercher la mer le soleil le sud toujours plus lui il est il erre et il en arrive encore autant qu’on peut en respirer du tout propre par paquets entiers dans lequel se bercent les avions les arrivées les départs avec elle déjà elle très haut au-dessus des toits de tuiles oranges où les mouettes grises et blanches en équilibre dansent avec le bleu qui s’intensifie sous les coups comme des chocs de poings dans l’air ça colle de longues gifles en paquet ça plaque ça étouffe sous de grands masques ça claque sur le souffle ça triture les jupes froissées et promène les tourbillons de poussière de sable autour des jambes nues des femmes des pieds sales et nus dans les chaussures d’été usées déjà avec des papiers et toutes sortes de détritus blêmes décolorés et piquants sur le béton mité voilà ça fatigue use ce climat il ne peut pas les entendre d’ici mais il sait que les cordages des bateaux tintent s’affolent comme ses talons dans le port tout en bas tout à l’heure et les arbres des pins ce sont des pins et s’ils s’aventurent à pousser trop près de la côte le vent les bouscule les malaxe en les tordant qu’est-ce qu’il fait là il

secondes 289 à 306 [17]

Il a saisi son membre... On entend au loin le bruit d’un moteur... il se demande si c’est la bétonneuse qui tourne derrière, le chantier n’est pas loin... la maison reste à construire. Il connaît à peine la langue mais la fillette a compris... Il a vu, il voit la fillette sur la bicyclette le long de la voie… il n’y a personne à part elle, il la hèle, elle s’arrête. Il se place derrière, il verra son dos et il lui dit de ne pas se retourner... Elle ne bouge pas, elle reste debout, la bicyclette entre les jambes... On lui a dit de construire la maison mais de maison il n’en a pas. Il fait chaud sous ce soleil d’été... non, il n’a pas de fille, lui, il n’en veut pas, il n’en aura pas... Il voit la nuque de la fillette, ses bras... elle reste immobile. Il arrive de l’Inde, du Liban, de Grèce. Il arrive du Pérou, il arrive du Pôle Sud, il reviendrait du Pôle Nord. Il aurait perdu son sud... L’insomnie... ouvrir un livre, il est couvert de dessins... de palimpsestes... Les mots s’annulent... dans son dos un double ou un traître. Il entend sa voix sur une scène... « Viens, Cadmos, prions pour lui, pour sa rage »... S’il déshabillait l’enfant, il découvrirait une poitrine misérablement plate, ornée de deux bourgeons... vulves inachevées, le doigt s’y enfoncerait. Ne regarde pas, il dit... et il sent la semence monter dans son sexe. Il a vraiment perdu son sud... Ses cahiers couverts de signes raturés, barbouillés... se font palimpsestes... mais il n’ose pas mettre la main sur l’enfant... immobile comme figée par ce soleil. La sueur tombe de son front à lui. Il bande dur mais il ne touche pas l’enfant... Sur un sol sombre une maigre crotte serait tombée... échappée de quelle culotte... celle de cette enfant... ou de l’enfant qu’il fut... échappée dans un moment dont il a perdu la trace. Un jet a jailli... il jouerait avec ces bourgeons maladifs... devant l’excrément sans odeur, il se sent devenir autre... son pouvoir lui échappe... un viol serait pourtant facile, pas de témoin ici... aurait-il peur... peur des ennuis... il a déjà eu quelques ennuis au bled, au pays, dans sa région, là-bas, de l’autre côté de l’océan... il sait ce que ça peut coûter... On pensera qu’il s’en est bien tiré, quand on lui a dit de partir, de s’expatrier... ça arrangerait tout. Il revoit le quai quand le bateau l’emmène ou le train. Il revient de loin... le jet atterrit sur le tissu... passe un chat au pelage noir. On entend venir un train sur la voie... l’asphalte colle aux semelles... les gouttes de sueur tombent de son front sur son nez... il y a de la crasse autour de ses ongles, il n’a pas pu se laver depuis... Il serait un chien errant... il serait un envoyé, un messager, un intermédiaire. Ces pattes de mouche, ces ratures, cette voix... son roman est une imposture... il écrira... je suis un rat du sous-sol... j’y ai mon terrier... je rate et je rature... de là me vient cette voix grave... La tension dans son bras dessine les muscles sous la peau, les poils se sont hérissés comme s’il avait eu peur du chat qui a filé dans le terrain vague... juste devant lui, devant la fillette, devant eux. Les cheveux bouclés encadrent le cou. Il invoque Dionysos, dieu de la grappe... des délires l’agitent... fillette sous ses yeux. Il n’ose ni embrasser ni mordre ni tordre cette chair lisse et blanche... lui que l’on dit truqueur... devenu pervers, trafiquant, imposteur... Il n’ira pas au port ce soir... il longera la mer... jouissance illimitée de son membre, l’axe du monde... l’univers tourne autour. Exalté, le corps caressé... s’enlaçant aux autres corps... laissant monter les sons, les cris, les grands éclats de rire... laissant surgir le chant... qu’il envahisse par toutes ses modulations l’espace du théâtre... que les larmes coulent sur les visages... composant un corps collectif qu’anime chacun des corps présents... ces corps se rejoignent... tant de corps latents... en puissance, en souffrance... noués dans un dehors du temps qui les engendre à nouveau... et tous ces gens copulent sortant de son ventre et y retournant... emportés par des flux qui voyagent en lui... ivre des rayons du soleil qui dessinent autour de son être une immense auréole... Il est l’annonciateur, l’homme des temps nouveaux... la robe de la fillette se confond avec l’azur... les petits bras hâlés enlacent son cou de primitif... il l’emporte dans l’éther. Le jet de sa semence... comme pour un baptême. Il ne renversera pas l’enfant au sol... après avoir déchargé sur la robe... sillon blanc que fait le sperme sur le tissu... Médusé, il ferme sa braguette... ayant entendu dire, maintenant tu peux partir. Il a vu les jambes pédaler, il a vu s’éloigner l’enfant de dos. Le voilà rayé de la carte... il en prend acte. Le long de la voie, où passent les marchandises, un train s’annonce.

secondes 289 à 306 [18]

Votre attention s’il vous plaît… Il va se passer quelque chose. Peut-être que cela ne le concerne pas mais peut-être que cela va dire qu’il y a un problème avec l’arrivée d’Oko, qu’elle arrivera en retard, que leur temps partagé sera amputé ou pire, qu’elle arrivera si tard qu’il n’y aura plus pour elle de temps à partager avec lui. Alors, il répète s’il vous plaît en lançant haut le s’il, comme le fait la femme du Kosovo qui demande ainsi des pièces devant la boulangerie. Le train 3315 en provenance de Paris et à destination… ce 3315 l’agace ! Il voudrait un nom de train beaucoup plus beau pour Oko. Si on disait treno à l’italienne, cela ferait penser à traîne. Mais il n’attend pas Oko comme on attend une mariée. Duumakoloŋo. Voilà un nom qui irait bien, ça veut dire chariot d’en bas et au moins, quand on le prononce on entend le bruit d’un train qui roule, régulier, qui n’a pas la sotte idée de prendre du retard. Aura un retard d’environ cinquante minutes. Là, c’est sûr qu’Oko ira tout de suite à son hôtel, il ne pourra pas lui demander si train en japonais, c’est bien ressha, avec cette chuintante gourmande qu’il aimerait tant lui entendre prononcer et enregistrer et mixer avec la façon dont les enfants s’adressent aux félins mais là ! A moins que ce ne soit pas son train qui ait ce retard là. Il n’a pas écouté la destination du train. Or, de Paris passent aussi bien les trains vers la Catalogne que les trains vers le Pays basque. Il faudrait attendre une nouvelle annonce pour savoir si c’est le train pour Bayonne, le train d’Oko. Mais ses pieds s’agitent malgré lui. A se rendre compte que les semelles collent. Il a marché dedans en cueillant les figues. Il se demande s’il pourra donner à Oko les figues qu’il a cueillies pour elle. Ce serait trop bête de les avoir cueillies et de les ramener. Lui, n’a plus envie de manger de figues. Juste entendre comment on dit figue en japonais. L’enregistrer. En raison d’une panne de signalisation. Panar, c’est voler dans la langue du grand-père. Si vraiment c’est le train d’Oko qui a pris ce retard, son sourire lui sera volé et les mots échangés et l’enregistrement de tout ça. Pas juste. Donne envie de trépigner. Mais les figues écrasées sous les semelles collent désagréablement au carrelage du hall de gare. Ce train sera affiché très prochainement. Fiché-proch, fiché-proch, fich-prch, fch-pch, ch-ch-ch-ch… Autant revenir au temps des locomotives à vapeur. Au moins cela ferait panache avant la traîne. Mais panache, ça ramène à paner. L’agacement est généralisé. Merci de votre compréhension. Non, pas merci. Pas thank you. Pas gracias. Pas grazie. Il veut juste entendre arigato. Qu’on entend aligato. Aligato. Et se laisser enfin dévorer de plaisir.

secondes 307 à 324 [19]

Il est assis parmi d’autres. Une dizaine comme lui, là pour prendre la parole et faire entendre une détermination- quelque chose qui a germé et que l’écoute des autres va fertiliser. Les regards sont rivés vers le micro, droit sur une tige. Il fait très chaud dans cette salle. Des murs transpire l’odeur de la cantine, émanations de « refried beans » ou spaghetti bolognaise. Ses mains vides, moites, reposent sur son pantalon gris. Il sent dans ses poumons la germination, la radicule percer, se lève d’un bond, chancelle, se rattrape et avance d’un pas vers le micro noir puis fait un pas en arrière. Il voit là, rigide devant lui, son amant, l’œil violent. L’amant l’attrape par le poignet, l’enserre d’une pince métallique. L’étau se ferme, brisant ses os en petits morceaux. Une fine coulée de lave brune s’écoule au creux de sa main - de sa main de masseur. Dans la salle, quelqu’un recule une chaise pour s’asseoir. Le crissement lui fait porter les mains aux oreilles. Le micro devant lui, énorme, tangue. Il dodeline de la tête, rit de sa bouche édentée, tend les bras vers le micro - sous ses aisselles, une trace écumeuse. Dans la rue son amant le suit, ils marchent d’un pas rapide. Un homme l’interpelle sur la droite « Hey, Jesus ! ». C’est cela qu’il veut leur dire aux autres, assis dans la salle, qu’il s’appelle Jesus - prononcez « Djizeus », comme celui sur la croix, et non pas « Réssous », comme « Réssous Gonzales ». Il ne répond pas à l’appel, arrive à son appartement, monte dans sa chambre entièrement occupée par un matelas au sol. Son amant est allongé. Il pose sa main sur sa peau tiède et lisse. Il aime masser, pétrir la chair jusqu’à ce qu’il sente des picotements. Alors il ferme les yeux et voit sous sa main une mosaïque colorée sur fond noir. C’est cela qu’il va leur dire aux autres dans la salle : qu’il envoie une mosaïque de couleur dans la peau de ceux qu’il masse, lui, « Djizeus . Il prend le micro conique dans la main, ouvre la bouche pour leur dire son nom. Rien ne sort, les mots sont figés dans la sueur de sel. Leur dire qu’il s’appelle Jesus. Pas prononcé comme sa mère le faisait d’un raclement de gorge pour dire « Réssous », « Réssous Gonzales » mais « Djizeus » d’un son lisse. Quelqu’un lui crie : « Speak out ! ». Il ne répond pas. Il attend, entend son souffle dans le micro. Il attend sur le trottoir, appuyé au mur, un chien à ses pieds. Il ne fait pas le trottoir, il attend son amant. Plus besoin de faire le trottoir, il a un lit, il est sur le lit, draps déchirés, cris. Ils en viennent aux mains, vocifèrent, lui et son amant. Il sent la chaleur de son souffle sur le micro, les doigts rigides crispés sur la tige, le poignet broyé, réduit en nuage de particules multicolores. Il postillonne dans le micro « Hi, my name is Jesus. ». Il rit, il l’a dit : « Djizeus », « my name is Jesus » - Il porte sa main à l’oreille, entend sa mère : « Jesus, your name is Jesus. »

secondes 325 à 342 [20]

Elle est là...elle descend de sa voiture, le sable froid ou tiède, peu importe, elle ne le sent pas ou à peine...les vagues écumeuses, couleur verdâtre qu’elle aurait pu trouver belles en d’ autre moments, des moments où le soleil semblait chauffer son cœur, illuminer l’horizon.

La petite ? Sa petite ? Qui est cette curieuse chérubine qui envahit de ses pleurs cet espace ? Son espace à elle qui aime tant sentir le grain du sable entre ses orteils, le frottement brûlant et vif contre sa peau, sur sa peau…

Où en est elle ? Il y a une seconde, une éternité elle pensait juste au bruit des vagues, à la couleur du coucher de soleil et tout à coup cette enfant perdue ? Mais l’ est elle ? Surgie de la mer ?

Ses pensées alors deviennent liquides comme les vagues, elles s’ entrechoquent avec une rumeur de plus en profonde...et puis à quoi ressemble cet enfant dont les cris l’ indisposent plus encore que le bruit de la mer ( de la mère ? ) a t’ elle connu cette étrange expérience de mettre au monde en poussant, souffrant, rugissant comme les vagues en ce moment où se disloquent ses pensées ?

Elle ne peut plus connaître ni les odeurs ni les senteurs ni même savoir… quoi cet enfant, « infans » justement sans défense est , serait issue de son ventre qui du coup lui fait mal en une vague ultime, si douloureuse : peut être la dernière en quelque sorte...
Elle vient de descendre de sa voiture et a le sentiment d’ être restée une éternité sur cette plage, alors elle s’ en retourne sans regarder derrière elle ce petit enfant livré à la fureur de la mer ou à sa dernière douceur :l’ étrange sentiment d’ avoir été bercée !

Il n’y a plus de temps... cette drôle de scène a t’ elle duré dix huit secondes ? Toute une vie ?

secondes 343 à 360 [21]

Elle s’est engagée sur la bretelle d’autoroute. C’est alors, qu’elle s’est demandée si elle n’avait pas laissé la lumière de chez elle allumée. Elle eut du mal à déglutir, tira sur sa ceinture et entrouvrit la fenêtre. De toute façon, elle n’allait pas faire demi-tour maintenant. Est-ce qu’elle l’avait laissée allumée, ou bien était-ce l’un de ces sentiments que l’on attrape au réveil ? Pourtant, tout allait bien ce matin, rien d’anormal et donc aucune raison d’avoir commis une erreur. La lumière était certainement éteinte et pourtant, elle la voyait clairement allumée. Elle voulut rire mais dans cette lumière il y avait le visage de son père, les sourcils froncés et la bouche remuant comme celle d’un automate. Sa voix, décalée. T’as maille oublié la lumière ! Comment veux-tu que j’te laisse seule ? Mais papa, c’est juste de la lumière. Tu sais combien ça coûte la lumière ? Elle ne savait pas le chiffre exact mais elle savait qu’il était en train de lui faire payer trop cher. Les autres automobilistes n’avaient aucune idée de ce qu’elle était en train de faire : rouler la lumière allumée chez elle alors qu’il n’y avait personne. Eux conduisaient tranquillement. Son père non plus ne le savait pas. Ses élèves se préparaient à prendre le bus. Il n’y avait qu’elle qui sache. Que savait-elle ? Pas grand-chose. En fait, elle ne savait pas. Elle ne savait pas si elle avait éteint la lumière ou pas. Elle aurait pu essayer de faire comme les autres et prétendre ne pas savoir, s’en foutre mais elle savait ce qu’elle avait peut-être pas fait. Puis, elle a réalisé que les autres avaient certainement des problèmes eux aussi. Des choses dont elle ne se doutait pas, à leurs yeux elle avançait aussi égoïstement qu’eux vis-à-vis d’elle. Des problèmes certainement plus graves et qui la laissaient de marbre, bien à l’abri dans son habitacle ou derrière son bureau de prof. Ses ennuis à elle n’étaient pas grand-chose en fait, elle avait tort de s’en faire. Après tout, ce n’était pas comme si elle avait oublié l’eau ou le gaz. Le gaz, elle n’était pas prête de l’avoir, avec les remarques récurrentes sur sa maladresse et son manque de concentration qu’elle avait reçues, vingt années durant chez ses parents, elle ne risquait pas de prendre le gaz. C’était au-dessus de ses forces. Certes l’électricité était plus chère, ce qui n’avait pas manqué d’énerver son père, mais elle préférait mettre le prix et vivre avec une chose en moins à penser.

secondes 361 à 378 [22]

Matin. Immeuble cossu. Paris. Troisième étage. Chambre. La fenêtre entrouverte laisse entendre le chant des oiseaux de la cour. Fin d’été. Le néflier du rez-de-chaussée voudrait se faire passer pour un abricotier. Lit défait. Une femme assise au pied, habillée comme pour sortir. Son sac à main à ses côtés.

La femme ouvre un œil.

Elle voit sa poubelle, dans le couloir. Elle voulait descendre les poubelles.

Le pain. Et acheter son pain. Elle avait faim.

Elle se sent hagarde, hébétée. Voit la porte de son appartement. Fermée.

Sa bouche est pâteuse. Pourtant je n’ai pas bu, se dit-elle.

Quelque chose qui lui semble gros la gêne, dans la bouche.

Elle regarde son sac poubelle. Elle ne sent plus la faim.

Elle se lève, dans un espace devenu flou. Marche au ralenti jusqu’à la salle de bain.

Miroir. Croise un visage. N’en croit pas son seul œil ouvert.

Crache ce qui la gêne. Des morceaux de dents tombent dans le lavabo, le dentier se promène.

L’extrait difficilement de la bouche qui résiste à s’ouvrir. Cassé.

Miroir. Regarde. Un demi-visage rouge, un demi-visage blanc. Se croit dans le film mexicain où la dame a la face emportée par un tir à bout portant.

Regarde. Du sang. Sur ses doigts. Une plainte monte en elle. D’animal blessé.

Retourne à l’image. Se dit que ce doit être elle. La plainte enfle. Cauchemar.

Attrape son portable. Fixe l’image. Appuie. Appuie. Appuie.

Grimace d’une moitié de visage. L’horreur gagne. C’est son image, c’est elle, coupée en deux, par la verticale.

Prend un mouchoir, puis deux trois dix, tamponne, roule en boule sur le pot de peinture prêt à servir, qui restera fermé, longtemps.

Retourne au pied de son lit. Appelle, dans des hoquets, dit son cauchemar. En sang, visage mains jambes, gémit sa plainte. Trou noir sur ce qui s’est passé.

secondes 379 à 396 [23]

Je m’en fous, demain j’emporterai l’appareil photo et le parfum à l’école et je le donnerai à Sarah, pour qu’elle le cache. Comme ça maman le trouvera pas. Je lui rendrai jamais, jamais, jamais. Ça se fait pas, ça, de reprendre ses cadeaux, maintenant elle veut aussi les draps, en plus de l’appareil et le parfum !? Connasse. Je la hais. C’est définitivement fini entre elle et moi. FINI. Je bouge pas, j’ai compris, faut que je fasse le gros dos d’ici son départ, mais tous les jours elle me cherche. Et Mila çi, et Mila ça, et dégage, et je me suis trompée et c’est toi la responsable de l’explosion de la famille, mais qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai fait, j’en ai marre, marre, marre, il faut que je révise mes maths pour demain il faut que je pense à mon avenir comme dit ma tatouchka, heureusement qu’elle est là, ma tatouchka chérie, je vais me tuer comme ça ils seront contents, elle, elle me comprend ma tatouchka, c’est pas comme papa, toujours à crier, toujours à être partout avec moi, à pas me lâcher, je suis pas sa femme, quand même !? Demain j’irai aussi voir Lena après les cours, mais je le dirai pas, on boira des coups, je prendrai peut-être un Margarita ou bien un coca, on verra, il en a jamais bu des coups, papa ? Pourquoi il me crie toujours dessus quand je lui dis que j’ai bu un cocktail ? Et Lou je la hais aussi. Sa baffe elle l’a bien méritée. Non, mais, je suis pas une salope ! Et on me jette pas comme ça un gant de toilette au visage ! Je la reverrai jamais, toujours à se plaindre à maman et gnagnagni et gnagnagna, tant mieux qu’elle s’en aille avec maman, non, elle, je ne veux plus jamais l’appeler maman, elle se comporte comme une gamine de l’orphelinat, pire que, même, pour les draps, l’appareil photo et le parfum, pourquoi elle me dit dégage je me suis trompée, qu’est-ce que j’ai fait, mais qu’est-ce que j’ai fait, pourquoi ils me disent tous les deux que si je veux ma liberté je n’ai qu’à retourner dans mon pays ? Moi je demande juste le droit de sortir une fois de temps en temps pour aller danser, qu’on me donne pas d’heure, faut toujours rentrer avant vingt trois heures, je veux juste un peu plus de liberté, merde et remerde, un tout petit petit petit bout de liberté mais tu vas voir je vais partir pour de bon, au moins à Blago on m’accueillera et là il y a Andreï je m’en fous moi de rencontrer un français, c’est lui qui me plaît, ils me disent qu’il est trop nul pour moi, pourraient pas s’occuper de leurs affaires ? Tatouchka elle me dit qu’ils se rendent pas compte que j’ai vingt ans, tu es arrivée au moment ou les pioupious normalement s’envolent du nid, elle dit, serre les dents, finis tes études et après tu seras libre ma chérie, je sais pas si elle a raison mais qu’est-ce que je pourrais faire sans fric de toutes façons je donnerai pas le parfum, je vais dire que je l’ai terminé et que j’ai jeté la bouteille et papa il a intérêt à faire attention ce soir, pas question qu’il me refasse mal comme hier quand il m’a traîné dans les escaliers pour que je cède, pour le parfum et l’appareil, il a intérêt à faire gaffe, oh oui, je l’ai bien regardé dans les yeux, je lui ai dit essaye un peu de me frapper, tu vas voir ce qui t’attend, tu vas voir, tu vas voir, il peut pas comprendre que des cadeaux ça se reprend pas ?

secondes 397 à 414 [24]

d’aucun elle ne fait de différence – elle guette – d’un bref mouvement de pied elle fait valdinguer l’ animal sur son autre patte – maintenant l’animal sur le radiateur – d’ un mouvement vif elle balance sa tête d’arrière en avant, sa longue chevelure noire touche le sol, ses deux mains la lumière – elle se dresse sur la pointe de ses pieds – maintenant – on voit la plante de ses pieds dans une durée indéterminée – on peut la décrire : le muscle long fléchisseur de l’hallux, la loge postérieure de la jambe, la fibula, le septum intermusculaire latéral, la loge externe de la jambe, la membrane interosseuse reliant la face latérale du tibia à la face médiale de la fibula et – elle chante comme pour elle – jamais ne ferme les yeux ne ferme la porte ne ferme la fenêtre ne ferme ton – d’ un bond l’animal saute sur son dos courbé, elle fait un pas – l’ animal saute sur le sol - quelque chose vibre dans l’air traverse la pièce – elle traverse la pièce – elle ouvre la porte de la cuisine, elle entend les diagonales fines de pluie – elle voit – l’eau bout dans la casserole l’eau fait des bonds irréguliers, tente de sortir de la casserole brûlante – elle se penche compte les bulles d’eau ; une très grosse au centre et douze bulles flottantes douze bulles pleines douze bulles – eau = E.A.U. = E pas dans l’ O indispensable liquide pour l’être humain tous les êtres humains c’est à dire la population mondiale c’est à dire au moment où je parle nous somme sept milliards c’est ça – elle retire son visage de la vapeur de l’eau – elle observe l’énervement des bulles enfermées dans l’eau brûlante – elle s’interroge sur l’extension sauvage de la bulle centrale, sa présence au centre et, comment par sa position elle entraîne le mouvement des autres bulles – nous sommes tous nés de l’eau dit à des milliers d’heures d’ici son grand - père – elle tourne le bouton blanc, referme la porte – quelque chose l’empêche de bouger, elle reste là à fixer la pointe de ses pieds, ses mains enserrent sa chevelure – elle reprend depuis le commencement – avec un léger défaut de prononciation elle dit – le voyage der reise la discussion die diskussion le silex (silence) le cerveau de l´oiseau (silence) l’orage der gewitter – elle poursuit – c’est l’ été sur le pas de la maison, l’animal dort sous un massif de fleurs – comment on dit en français ombrageux ombré ombreux – elle le voit – elle voit les fleurs immobiles les branches les feuilles immobiles – c’est l’été, c’est ça rien ne bouge elle ne fait rien, la lumière la chaleur la lumière brûle – elle se souvient de tout - mais tout change

secondes 415 à 432 [25]

La route mal entretenue a délaissé la vallée qui stagne dans une torpeur brulante et létale. Ici même les virages portent un nom, offrant un paysage sidérant au relief qui se voulait abrupt mais a été vaincu par le temps, raclé par les éléments et la sueur des hommes. Sur le plateau, le soleil allonge les ombres et, à hauteur de regard, des montagnes verrouillent l’horizon et se vautrent jusqu’à la Méditerranée en contrebas, flaque paresseuse d’où se hisse laborieusement un air chaud qui l’enveloppe comme un vieux vêtement. Il chemine, en plein éblouissement. Sur la potence du guidon, les chiffres lumineux du boitier égrènent la vitesse et le temps écoulé depuis son départ, du bout du doigt il essuie les gouttes de sueur collées sur le cadran. Au prochain virage va surgir au loin un Fuji-Yama d’opérette en stuc rose-violet qui flotte obsédant dans un bol de barbe à papa, à la sérénité éphémère… Merde il a déclenché le chronomètre !

Encore quelques secondes et les pentes vont se transformer en théâtre d’opérations où on se couvre de gloire le temps d’une journée, dans une arène où on joue sa place et même sa peau. Comme c’est arrivé à cet anglais justement, gonflé d’assez d’amphétamines et d’alcool pour ne même plus s’entendre hurler de douleur à chaque coup de pédale. Il a titubé dans ce désert en fusion, on l’a relevé et jeté en avant comme un pantin zigzaguant parce qu’il fallait qu’il y aille là-haut. Et en tête ou pas du tout. Des images en noir et blanc qui dansaient sur la nouvelle télévision, la chaleur étouffante derrière les persiennes, un jeudi de juillet. Le soir il y aurait le feu d’artifice comme toutes les années mais pour l’instant ce drôle de type à la casquette un peu de travers zigzaguait au milieu de la route dans son maillot à damiers. Il feuilletait son album, ne se souvenant pas d’avoir collé une étiquette à son nom à celui-là. Ah si. Simpson, il l’a trouvé. Tous les soirs, il rêve d’être l’un d’eux quand ils descendent harassés de leur bicyclette. Enfin, celui-là il a l’air drôlement mal en point, ça lui fiche la trouille et, quand son père est entré dans la pièce tout à l’heure, il s’est arrêté un moment et en repartant il a parlé de dopage à sa mère qui faisait le repassage dans la cuisine. Il n’a même pas eu le temps de demander ce que ça signifiait mais déjà l’anglais a basculé dans le bas-côté comme un figurant qui rate une marche et chute de la scène pour atterrir au milieu de la foule.

Aujourd’hui, il ne reste qu’une stèle encombrée d’objets dépareillés, abandonnés au passage par tous ceux qui gravissent la pente - le regard rivé sur le bitume éclaboussé de slogans que pour un peu ils s’appropriaient, dans un dérisoire effort pour sortir de l’anonymat urbain et vacancier vers lequel ils vont replonger quand il se lanceront à corps perdus dans la descente. Il le connait bien ce sommet, toujours en voiture. Le dopage aussi, les pilules bleues, roses, blanches pour faire avancer une machine qui prend l’eau mais refuse de l’avouer, sinon qu’est-ce qu’il serait venu foutre ici à se prendre pour un crack du Tour dans sa tenue fluo qui le boudine ? Enfin lui au moins, il ne fera pas comme ce con d’anglais à avaler du cognac au pied de la montée alors qu’il était déjà à l’agonie. Il ne quitte pas le chrono des yeux, essayant de caler ses coups de pédale laborieux sur le rythme des secondes qui s’écoulent au ralenti. Le dernier virage est là, il revoit son père en train de bricoler et de l’engueuler pour sa maladresse le samedi après-midi tandis qu’il tâtonne avant de parvenir enfin à arrêter ce foutu chronomètre.

La sensation de légèreté ce n’est pas la pente qui tout à coup s’inverse et la gravité qui le fait basculer vers la vallée où l’attend sa famille, en train de périr d’ennui dans un bungalow au bord d’une piscine confisquant une eau devenue si rare. Il vient d’être projeté en l’air par un camping-car dernier cri qui terminait en trombe l’ascension de l’autre versant, toute une famille le nez collé à la vitre, dans l’attente de voir apparaître la mer… Le bruit gluant du corps qui retombe sur le toit et la bicyclette transformée en compression pour musée de seconde zone sous les roues du tank allemand.

Dix-huit secondes, clignotent sur le cadran du chronomètre. La distance qui sépare dans l’espace-temps courbé à en hurler, la mort absurde de deux cyclistes ordinaires.

secondes 433 à 450 [26]

Une femme immobile comme arrêtée dans son élan, figée devant la grille de l’entrée de l’école maternelle, des larmes affleurent au bord de ses yeux. Plus loin devant elle sa fille s’éloigne tenant par la main son petit fils, ils ne se retournent pas, complices, seuls au monde dans cet éclat arrogant de beauté de la jeunesse, de l’enfance. « Tes yeux sont encore beaux », cette phrase souvent reçue comme un compliment jusqu’à aujourd’hui se réduit soudain à un mot « encore », devient couperet, la traverse, creuse un sillon, révèle d’autres cavités insoupçonnées de mots redoutables, elle se sent friable menacée d’effondrement. Le temps passe réellement, il ne fait pas semblant, un déferlement d’images se télescopent, un sablier s‘écoule indifférent, inéluctable… Il n’y pas si longtemps… c’était la sienne de rentrée scolaire, elle était accompagnée de sa grand-mère, sa mère absente, ou, plus vraisemblablement, n’avait pas cherché à se libérer le premier jour d’école de son enfant, ce n’était une priorité à cette époque, pas valorisé. Elle s’était sentie, malgré tout, joyeuse, belle dans ses vêtements neufs, sa blouse rose avec un chat gris brodé sur la poche, jusqu’à cette question posée par des mères présentes et bien intentionnées : préfères tu ta mère ou ta grand mère ? Elle ne souvient pas de sa réponse seulement du picotement aigu de ses yeux. A peine quelques années plus tard, c’est déjà son tour d’accompagner sa fille, elle disposait d’une heure généreusement offerte, à cette occasion par l’entreprise, à toutes les jeunes mamans, on n’associait pas encore spontanément les pères aux affaires concernant les enfants. Elle ne garde aucun souvenir de sa fille ce jour là, elle était certainement pressée. C’était important, disait-on, de faire acte de présence, alors elle s’évertuait à remplir au mieux ce qui semblait être attendu d’une mère. Elle avait effleuré d’un baiser le front de sa fille déjà ailleurs à son rendez-vous professionnel. Elle se disait quand j’aurai le temps, je prendrai le temps comme si tout allait rester figé à l’attendre « toutes choses égales par ailleurs », un principe des expériences (mais) en laboratoire. Ce matin elle s’est préparée avec soin pour accompagner son petit fils, elle avait tout son temps, elle ne s’était pas rendue compte que le relais était passé, on pourrait presque dire : à son insu. Son regard embué s’est déporté sur le cèdre du Liban à côté de l’école, énorme, puissant, beau, indifférent, les branches langoureuses frémissent au gré d’une brise paresseuse, les fleurs sont visibles en ce début septembre, dans quelques semaines elles libéreront leur pollen. Une fraction de seconde il lui a semblé comprendre…

secondes 451 à 468 [27]

« aucune réponse au long voyage inutile ; aucune réponse ni dans le vent, ni dans les mots…Il aurait dû, il aurait fallu mais le monde trop grand, la terre trop ronde, la peine trop lourde, les jours trop courts... En face, balayant l’asphalte luisant, les phares des bagnoles processionnent dans le crépuscule montant. Des piétons s’impatientent au feu. Pas lui ! Il vient de loin ; n’a plus que du temps… »

Plus que du temps… Plus que du temps... La première latte du matin ranime les derniers mots du soir : ceux sur lesquels il s’était endormi... Du flou mais il était question du dernier étage d’un immeuble, de feux tricolores. Rien de poétique. Une fuite, juste une fuite comme si son mental suintait, s’écoulait, pissait de la blessure lucide. La fumée rempli son office ; cautérise le passé quand que son esprit s’enroule, se mêle aux volutes argentées, monte en spirales tourbillonnantes le chemin des cendres. La mémoire lui brûle. Il revoit tout. Revit chaque instant. La seconde bouffée l’inspire, l’aspire au dedans lentement la chambre se reforme sous les combles. Il voulait quitter la ville. Sans qu’il sache pourquoi, l’hôtel le dérangeait. Le car, arrêté en plein désert. La frontière, les murs, la limite, le passage, l’oeil intérieur. Les secondes s’égrènent à l’horloge murale soit un 33 découpé où quatre silhouettes, quatre garçons dans le vent traversent – Here come the sun - Abbey Road au passage. L’aiguille bruyante tressaute. La troisième taffe rejoint les derniers filaments de la seconde. Dehors, goutte à goutte, le temps perd son sang. Dedans la paix côtoie la tempête ; l’argent déchiré dans la chaleur minérale, l’affaire du chariot, la moustiquaire brisée, l’ambulance, l’hospitalisation, la dégradation du plafond, la consternation... Les arabesques dansantes, évanescentes dans l’air le ramènent à l’eau ; l’eau de la casserole sur la plaque et la plaque le renvoie à l’aiguille. Plus que neuf secondes : trois lattes. Il n’aime pas les œufs mais il ne restait que ça : deux œufs. Dix jours qu’il ne sort plus. Ne mange plus. Thé et clopes. Pourquoi des œufs maintenant ? Il n’en sait rien d’autant qu’il doute de leur fraîcheur et comme il exhale un nuage aux arômes refroidis, la grande maison pâle se dresse dans la blancheur de son hiver ; une abbaye. Des barreaux découpent l’horizon des champs. Printemps en tranches ; inaccessible. Le silence martelé, crucifié huit heures par jour. Vingt-quatre heures par nuit. Le puits, la chair, immobilisation, stupeur, hébétude. Le goût acre sur sa langue, au palais qu’il fait passer. La sèche rougeoie. Un petit cylindre gris tombe : une part reste coincée dans un pli de sa chemise, une autre a roulé sur son fut. Il ne s’est aperçu de rien. Il suit la route. Marche au bord. Une française, un américain le précèdent de quelques mètres. Un américain ? D’où en Amérique ? La scène ensuite pourrait paraître absurde toutefois dans le contexte ne l’est pas mais il la récuse ; refuse ce qu’il semble en comprendre puis finalement verra avec bonheur son retour sur terre. Trois secondes ; la sonnerie. Couper la plaque, virer la flotte dans la bassine à vaisselle ; les œufs après. Le temps tourne de plus en plus vite. La machine essore ce linge qu’il n’arrive pas à laver ; ce cendrier qu’il n’arrive pas à vider ; ces séquences qu’il n’arrive pas à traduire, ces mots qui ne viennent pas. Une cigarette éteinte, une soupe froide dans le matin blême, la lumière manque de sel ou le sel de lumière mais quelque chose manque. Peut-être en lui le courage de dire qu’importe, il a horreur de cette sonnerie, or la dernière fois, sans elle, la casserole, les œufs cramés ; l’odeur l’avait tiré de ses notes : une sorte de trame, réseau de vecteurs, reliant des incidents d’où le hasard semblait avoir été banni ; un drôle de jeu de piste qui ne vaudrait pas un clou si n’était... fissa il se lève ! La sonnerie ! Insupportable ! Trois enjambées, pas même une seconde et il coupe la plaque sous les œufs.

secondes 469 à 486 [28]

1 2 3 4 Et ça craque et crépite. Des bruits de pas. C’est sûrement ça, des pas. Une séquence, une boucle de bruits de pas. Très courte. En cadence effrénée. Une allée de graviers. Un carrefour d’allées. Quelqu’un court. Quatre temps, et deux fois trois. En boucle. En blanc les petits cailloux, hein ? Qui courent à l’infini, sous les pas d’un enfant non ? En blanc. Toujours le même chemin. Les mêmes pas d’une allée à l’autre. EZ3kiel, album Barb4ry. — 1 2 3 4 123 123. Ce rythme en quatre et six temps. Il ne lâche rien. En dix temps. Finement noués. Fil mince de musique concrète vite défait et refait sous mille et une sonorités électro, techno, jungle. Entre autres jingles, basses infra. Mixage, séquençage, échantillonnages tous azimuts. Un tunnelier ne creuserait pas mieux les galeries que l’enfant traverse, sous le crépitement de ses pas, hein ? Sampling. Et ça roule sur cette vieille 406. Et elle vacille, la bagnole. Ça s’agite dedans l’habitacle. Sursaute, au rythme des sourds grondements du morceau sans paroles. On monte le son.

Barbary, Cartea Negra, Tsunami,
Enola Gay, Kamikaze, Valkiries, Fatwah, Globalization, Police
brutality, Death row, Guernica, Dolly clone, Snuff films, Cannibalism,
Les Racines du Mal, Shoah, Big Brother, BZ,

« Et merde ! » tombe dès les premiers mots, débités d’un trait à deux voix, alternativement. Chacune mordant le mot de l’autre, hein ? Spoken word ? En headbanger improvisé battant la mesure de tout ce corps, l’index lui a échappé. Au neuvième temps, il est entré en contact avec la touche d’à côté. Lecture aléatoire, on change de morceau. « Et merde ! » Deux fois. Avec un coup contre l’autoradio. La main ou le genou, ça le coupe net.

—  —/—/— — :— 26°C — Et les clapots de la pluie sur le capot et le pare-brise qui redoublent. Ça gronde même, dedans l’habitacle, non ? Les gouttes, dispersées, s’écoulent, se confondent. Laissent place à un voile d’eau. Le véhicule en face, tapi là, éclaté, dans un coin de l’œil, reprend forme. Doucement, tout en souplesse. Dans un mouvement de volute. Tout le parking ondoie. Sauf quelques ombres là-bas. Elles glissent et s’engouffrent dans le Supermarket. Poussées par quelques images d’Abbas Kiarostami, hein dit ? Des paysages pluvieux. Ces photos d’on ne sait plus quel livre. Mais elles viennent de la Toile, non ? Derrière, un Caddie déraille. — | 1:24 PM | — Quoi ?! — L’ombre dans le rétroviseur a disparu. L’horloge juste au-dessus. Chiffres et lettres oranges, fond noir, deux points clignotant. Et le train du travail qui se remet en branle. Tout ce qu’on n’a pas pu faire, tout ce qu’il y a à faire. Et tout ce qui n’est ni fait ni à faire. Des chiffres et des mots d’ordre plein la tête. « Plein l’cul ! » Fiche la clef de contact. La râcle. La bagnole tousse. Les essuie-glaces zinzinabulent. L’eau dégage. Dans l’utilitaire en face, un type est en train de finir un sandwich. À pleines dents. Il recule. Et tout recule. Le parking, le Superdiscount. Sauf les ombres là-bas, qui courent. Et ça tombe sourdement sur le plancher, ça roule. Les Bagel Bronx, qui ne lui disaient finalement rien. La sauce BBQ. — Ah… mon livre ! — Le train de marchandises du travail… Dans un circuit en huit. Une boucle, un nœud. Gordias. Son char de chiffres, d’unités en vrac et de mots en tous sens. Pour une même forme. Inventaires, listes, parties et sous-parties — en allées. Listing. Chiffres. Lifting du travail. De la Mission — pardon. Gordias dans son char c’est ça, la position du missionnaire. Ce sont les jambes croisées, nouées de la secrétaire — sous son bureau. Ces jambes nues éclairées par le soleil le matin — par en-dessous. Sur le bout du pied, le talon-aiguille se balance. Ces jambes noires l’après-midi, l’autre jour — déjà. Coupées du corps par le bureau plein de dossiers entassés, dispersés — éventrés. « … j’suis dans ma saisie de chiffres là ! … » Et la stagiaire, hein ? Sa mâchoire inférieure avancée, ses dents chevauchées. Les postillons sur l’écran du Mac. Une longue série de mots, de phrases — à peine, des groupes de sens en fait, à peine —, en colonne. Souvent soulignés en rouge — parfois en bleu. Ces longues jambes de l’ombre après-midi. « … fallait boucler la série ? … comme une vieille chanson en laisse… » — 1-2-3-4 1-2-3 1-2-3. Le soleil. La lumière sur le visage. Et la chaleur. Et la sueur qui perle. Mais ce sera la pluie sur la fenêtre, tout à l’heure — sale. Les voix des autres stagiaires en pause à côté. « … l’important c’est que vous êtes vivant. Vous êtes vivant capitaine ! » Des rires, dont un très haut — comme un enfant. Le clavardage de la stagiaire. « Et merde ! » Et la voiture qui arrive. Qui déboule. — O captain ! — Les gravillons.

secondes 487 à 504 [29]

Le message préenregistré qui annonce par deux fois la prochaine station, le crissement des freins quand que le métro arrive à quai, la brusque secousse avant-arrière, le claquement des portes qui s’ouvrent, le brouhaha diffus qui l’enveloppe parfaitement (une gangue faite de paroles échangées, de rires, de filets sonores aigus brouillés en provenance des casques ou écouteurs intra-auriculaires branchés sur smartphones ; les gens qui se lèvent tous ensemble, les pas, les roulettes des valises, le froissement du plastique, du coton, des tissus — vestes qui retombent, sacs ajustés sur l’épaule, même le souffle léger de la toile fixée sur l’armature des sièges qui se tend lorsque les corps s’en extraient), tout ça son cerveau l’a identifié, classé, mémorisé sans qu’il s’en rende compte. Le stylo tenu au-dessus du carnet noir, il n’en a que l’écho inconscient ; la pensée en suspens, il est tout entier à observer le ballet compact des personnages qui rentrent et sortent de la rame. De la grisaille qui surcharge tout l’espace se détache des aplats mouvants de beige, de rouge et de vert : auréolée de lumière, une silhouette sur le quai marche dans sa direction ; on dirait que c’est vers lui qu’elle se dirige (pour lire de près, il porte des lunettes, mais quand il lève les yeux à ce moment précis, il voit flou ; il ne comprend pas pourquoi, il a oublié les verres de correction, son esprit occupé à la phrase qui trace des arabesques dans sa tête), bientôt, les couleurs s’agrègent devant lui, la femme qui s’avance gracieusement, il la contemple maintenant magnifiée bien que plus vaporeuse encore, il esquisse un geste vers ses lunettes, mais une note de musique, une voix et le voilà déjà transporté ailleurs, son cœur se serre, réminiscence d’une histoire ancienne, tu verras, tu verras (coincée dans l’angle d’un des couloirs de sortie, invisible depuis la rame, une fille seule avec sa guitare chante Nougaro) ; la sonnerie du métro retentit précisément 5 secondes, les portes se referment, il détourne le regard — son stylo, son carnet, il a perdu le fil —, lorsqu’il relève les yeux la femme a disparu. Bien sûr, rien de tout ça n’est venu jusqu’à lui sous forme de pensées structurées ; des flashs, plutôt (images lointaines, souvenirs gazeux), qu’accompagnaient un imperceptible tressaillement du corps, un frisson, un battement de cœur. Et ça ne dura que quelques instants, 18 secondes d’éternité qu’il oublia pourtant presque aussitôt.

secondes 505 à 522 [30]

Pulsation d’une respiration en plein effort. Les coups de pagaie dissipent le brouillard du dimanche matin. Le fleuve sous la bruine prend des allures de mer, ou plutôt d’un plissé montagneux vu du ciel. Compact et dur. Et le vent qui ne baisse pas. Un kayakiste portant le numéro 9 remonte vers l’embouchure. Sa tête se déforme, crispée puis démesurément laxe. Yeux qui roulent, roulent sur sa peau sombre. Il remonte le peloton, les pylônes des lignes à haute tension, la pancarte Saint Pierre de bœuf, le trafic de l’autoroute. Il file dans la vague de son adversaire. Claquement des lames contre la coque, soufflé des brassards tout gonflés. Déjà le poteau de slalom dans la courbe. On entend le cri d’un l’entraineur « jette de l’eau, jette de l’eau, Jeff, jette de l’eau ». Il accélère pour se ruer dans la mêlée des concurrents en hurlant.

Encore ce goût de sang dans la bouche. Ça remonte à chaque inspiration. Il les repousse en rigole des deux côtés. Il a du mal à déglutir. Il sait ses lèvres entourées d’une frise de sel, des petits paquets d’écume flottant entre les rochers en attendant la prochaine rincée. Il est dans la baignoire avec son frère : il attrape un paquet de mousse dans l’eau bleue pour se faire la barbe et les moustaches. La tête dans l’eau. Emerge. Expire, inspire, il est une machine qui se remplit d’air pour mieux se propulser en vidant ses poumons. Deux sacs d’aspirateur remplissant ses côtes ; petits sacs en berne contre son sternum. Il gère sa respiration. Il respire, il vit, il gagne. Il se concentre sur ce mouvement ; clapots. Vaguelettes. Il gonfle ses branchies, il ventile, il trace. Et puis il oublie qu’il est un saumon qui remonte la rivière. Il a perdu le fil. Pourquoi se crever la peau ? Douleurs des ampoules dans la paume des mains, les fesses comme des cales, cette fichue scoliose qui le dérive vers la droite. Toutes ces séances mornes d’entraînement : il enfile sa combinaison encore humide dans un Algeco de chantier. Paul et Loris arrivent à vélo. Buée qui sort de leurs bouches. On checke, claquement des paumes et des points. Adrien arrive en voiture fenêtre ouverte, la musique techno à fond. On rigole. Il gagne la course, il va aux nationaux non seulement en K2 mais aussi en K1. Les championnats à Gerardmer. Il fait dédicacer son maillot par Tony Estanguet sous un stand. Son livre qu’il connait par cœur le soir dans son lit. Il est dans la course, il est la course ! Il a des œillères, devant. Il chasse tout, tout, derrière. Il tranche l’eau. Omoplate, épaule, bras, main, pagaie, il sent les ailerons. Il devient mutant. Il fait l’expérience de la métamorphose. Mi-homme, mi amphibie. Il suit le mouvement des flots en vague chaque fois répétée et mourante et de nouveau propulsée. Il flotte. Il descend de l’avion à Haïti ; vapeur de la chaleur. Il retourne au pays qu’il ne connaît pas. L’homme à 2 arbres. Il avance devant ses blancs parents. Tout en même temps. Il apprend qu’il n’a pas son âge ; juste un désordre chronologique ; il est né avant le jour de sa naissance d’identité nationale. Il fonce. Le voilà qui avale ses dix-sept ans en un rendez-vous chez le médecin.

Il reconnaît l’aboiement de l’entraîneur, « Jeff, jette de l’eau, jette de l’eau, jette de l’eau…. »

secondes 523 à 540 [31]

Face à l’arbre, le train.

Un virage, sciure et quelques cendres éparpillées autour des rails. Ses rides s’effacent dans l’ignoble intention de la Mort, dans ses faiblesses carrées. La main droite appuyée contre le long bâton, le mémorable se voile. Pas de politesses, des courbures qui deviennent des courbatures. Une envolée flaque, car il faudra sauver des gens qui attendent soi. Que les lumières fondent dans les plaies rocheuses et le murmure s’emmêle dans la chevelure argileuse du Gardien. Parce qu’il y aura abandon, les étendues de sa mère inhalent le dernier souffle qui lui pend au nez. Peut-être ne parviendra-t-il jamais à rire de son Enfer, les jours heureux où jambes croisées il s’entend encore fermer la bouche. Le soleil est sec. Il s’entend avec les cailloux sous les pieds drus du gardien pour inonder son proche avenir d’une salve d’écœurement. La question est de savoir si l’homme est responsable. Et lequel ? Le soleil qui est sec n’arrêtera pas le vent qui frotte, qui suffoque derrière ses gencives pourries. Mais on ne lui en voudra probablement pas. On dira qu’il a fait de son mieux. Et puis on se fâchera, parce qu’il est fou d’être venu jusqu’ici, dans son état et à son âge. Et puis on oubliera parce tout cela n’a pas d’importance. On verra plus tard pour les morts. Mais il y a que la poussière n’est pas dupe, que les infectes cataractes qui jubilent entre ces riens déploient des infinies certitudes. Et aussi des piétinements formidables, des corolles de verre. Il y a qu’on n’est jamais qu’un tas d’os et qu’on avance à pas de loup sur des masques tremblants. Il y a qu’on ne devrait pas avoir le droit d’être grabataire. Le soleil est sec, mais pas autant que la peau, pas autant que les raideurs qui se distinguent à leurs ombres sur la peau. Et les champs verts qu’éclaire le soleil qui est sec. Bientôt, la fumée noire au-dessus des branches de l’arbre seront une géologie de plus, une aubaine pour les vers, secs eux aussi. Les yeux du Garien froissent le cauchemar écartant les mains au-dessus de sa tête. Il y a trois vents et trois mots. Quelques clous qui dépassent et une trace dans la poussière.

secondes 541 à 558 [32]

Femme maigre peinte apparaît sur la place titubant dans la rue, la vieille rue, là où l’on y avait collé des images, de cirque, et aussi pour la révolution, et c’est là qu’elle se dresse, c’est au coin du vieux bar, le Diamant ; elle est là, un spectre, titubant ou plutôt lançant une jambe en avant, puis l’autre, avec difficulté dans un axe, ce serait presque une schyze, ligne de front, symétrique, entre deux territoires, entre l’ombre et le jour, elle s’y tient, y oscille, se jette en avant, se projette-même, comme une course sur un fil de fer sur des jambes, fils de fer aussi ; de gros nuages roulent dans le ciel gris, au-dessus, comme en sens contraire ; elle y va, trouve vers où elle va à chaque souffle, ses bras écartés pour l’équilibre, comme lancée par une grande claque du vent qui dresse aussi, peroxydés, ses cheveux, jaune étoupe, sa bouche peinte, tordue, rouge comme un bec de cygne ; c’est sur cette place qu’elle, un poing rouge peint au mur, au-dessus du fruitier, est dressé, des pans d’affiches déchirées rendent leur pluie goutte à goutte, l’eau débondée qui gicle à gros bouillons, roule dans le caniveau, le cantonnier, tête dans le cou, y passe un balais à grands coups, en rameur des rapides ; elle avance sans voir, comme des ombres se collent aux carreaux pour la voir avancer et se tordent, les conversations en murmures, bruissements, se suspendent, l’écho des cuillers et des pièces qui tintent, puis ne tintent plus, seul l’écho d’une toux qu’elle retient, s’étouffant ; c’est là, au milieu de la place, qu’elle est, qu’elle s’arrête soudain, femme fil-de-ferique, le soleil la coupe, la suspend un éclat brillant au visage, elle reste là, aveuglée ; ce sera ce jeune homme, là, à la terrasse, qui tourne son verre dans sa main, son reflet qui miroite soudain, ou là-bas, sur la roue de trottinette de la gosse, qui bouche-bée, la fixe ; c’est là que la femme s’assied à un coin de la table du café, soulève son imper de skaï noir, et se pose lourdement, reste-là, jambes ouvertes, cigarette à la main sur un genoux, se tourne soudain vers l’autre, en face, à la table : « c’est quelle heure ? » « cinq heures vingt-cinq », elle écoute, penche puis secoue un peu la tête, soupire, « oui, oui » et se dresse, chancelante, pas tremblé, clope au bec, dit à l’homme au balai « t’as du feu ? » et l’eau coule, à grands flots, à leurs piedsv

secondes 559 à 576 [33]

tenant l’arrosoir à la main elle s’est arrêtée à la frontière. entre ombre et lumière. derrière elle le couloir. droit devant la petite cour intérieure étale son béton gris blond. elle pense à une plage désertée. ses sens enregistrent d’autres données tandis que cette pensée stupide de plage de béton colle à son mental comme un morceau de sparadrap au bout d’un doigt. la porte qu’elle vient d’ouvrir claque dans son dos. elle si sensible au bruit d’ordinaire reste sans réaction. hormis un si léger et rapide mouvement de tête qu’il peut passer inaperçu. quelqu’un qui assisterait à la scène pourrait affirmer qu’elle n’a pas bougé. la brûlure sur la peau nue de ses pieds l’absorbe toute. ô ce soleil qui désormais mord au lieu de caresser. punition imméritée incompréhensible. pas le moindre son ne sort de sa gorge pour protester. aucun muscle ne frémit. quelqu’un qui voudrait à cet instant accéder à la cour intérieure serait obligé de lui demander de se pousser. peut-être même faudrait-il lui taper sur l’épaule ou la secouer pour la "rebrancher". elle voit l’arbuste au fond de la cour prisonnier dans sa cuve de béton qui tremble à travers le rideau de chaleur. la vision floue de ses racines apparentes comme les veines gonflées de sa vieille main la dérange. elle pense à un mirage. s’en défend. c’est idiot. le désert est loin loin loin. la réalité c’est l’air chaud asséchant ses sinus et sa gorge. ce ciel en fusion dégoulinant sur son front. dans ses cheveux. ses aisselles moites. sa jugulaire qui pulse dans son cou. et les aboiements des chiens. et les cris des passants. suivis de pleurs d’enfant. elle casse l’immobilité pour poser ses mains sur ses oreilles. l’arrosoir se renverse. elle n’y prête pas attention. si quelqu’un la voyait à cet instant il décrirait un gag de film muet. elle laisse retomber ses mains de marionnette. sur la plate-bande les roses courbent la tête et ont pleuré des pétales. il y en a tant qu’ils forment un tapis. un tapis de larmes rouges. l’enfant dans la rue pleure toujours lui aussi. elle fait le lien : à l’origine des roses qui ″pleurent leurs pétales″ il y a ce gosse qui chiale. est-ce qu’il aurait été mordu par un chien le gamin ? le temps d’une inspiration et le silence revient. court répit. les pétarades d’un pot d’échappement – d’éjappement trafiqué d’une mobylette reprennent le concert – le cancer des nuisances sonores (quelqu’un capable de lire dans ses pensées serait peut-être épaté par cette créativité langagière) que les rues de toutes les villes produisent et que les cours intérieures ne parviennent jamais à masquer tout à fait. elle remarque à sa gauche une flaque d’eau. elle pense C’est le gosse ! il aura pleuré toutes les larmes de son corps et elles auront traversé la rue le couloir pour venir lui rafraîchir les pieds. encore une de ces pensées bizarres. en arrêter le flux. reprendre le contrôle. elle se réprimande C’est toi qui as renversé la moitié de l’arrosoir quand tu t’es bouché les oreilles. elle secoue la tête plusieurs fois de droite à gauche pour dire non pour chasser ces phénomènes étranges qu’elle met sur le compte de la très grosse chaleur. elle change de main l’arrosoir. fait un pas. un autre. un troisième mal assuré. quelqu’un qui assisterait à la scène verrait le "courant passer à nouveau dans ce corps" mais si faiblement qu’il douterait de sa capacité à traverser la cour et se précipiterait pour empêcher sa chute.

secondes 560 à 594 [34]

Une femme, devant lui, le corps épais sanglé dans une guêpière noire qu’elle dégrafe debout au milieu de la chambre. Il a envie de la toucher, fait un pas vers elle, mais il sent la sueur envahir ses aisselles, mon dieu, qu’est-ce qu’elle va dire, est-ce qu’elle va crier, le renvoyer ? Le regard soupçonneux de sa mère, dans la cuisine, au-dessus du carrelage de tommettes rouges et roses ; derrière elle, l’éclat dur de l’évier ; contre la porte en bois roux qui donne sur le jardin, un panier, chatons, piaillements ; sa mère se penche sur lui, narines dilatées, le flaire quelques secondes, puis elle a un brusque mouvement de recul : « Tu pues, espèce de petit cochon ! », tout le visage révulsé, puis ce geste maniaque de porter ses mains à ses tempes, et de lisser du bout des doigts ses cheveux tendus par le chignon ; la voix revient, comme un gémissement d’abord, monte, monte encore dans l’inarticulé, puis les syllabes réapparaissent, s’entrechoquant dans les aigus, cassées, cassantes : « Je ne supporte pas l’odeur de la sueur ! Va te laver, saligaud ! ». S’éloignant, il l’entend encore : « À 11 ans, il est déjà pourri ». Il retient son élan vers la prostituée — pourtant il a tellement envie de la toucher —comment est-ce qu’il a pu oublier de mettre du déodorant, il a envie de se gifler. Il le revoit, juste à côté du lavabo, près d’un flacon d’eau de Cologne, rose et blanc, son capuchon bombé. Son sexe... et si elle rit, si elle le trouve trop petit, il est sûrement trop petit. Sur l’écran de l’ordinateur, ces pénis énormes, longs, massifs. Le lit est bas, recouvert d’une couette violette assortie aux maigres rideaux qui pendent à la fenêtre ouverte. Le bruit de la rue est si proche, un instant il lui semble qu’elle va se ramasser tout entière, comme une bête, bondir par la fenêtre et répandre dans la chambre son flot de passants, de voitures, ses pétarades, ses cris. À la place, dans l’étroit encadrement des rideaux, remplissant tout l’espace de la fenêtre apparaît le visage de sa mère, ses lèvres dures, ses mains étroites dont seuls les doigts, longs et maigres, se posent comme deux araignées sur les rideaux plaqués contre ses tempes. Son regard, dans les yeux étroits, se pose sur lui, et soudain tout son corps, de sa masse noire, ailes repliées, serres accrochées au chambranle, obstrue la fenêtre ; dans l’obscurité de son corps les deux yeux fixés sur lui, ces yeux se retournant vers l’intérieur d’elle pour fouiller ses entrailles et l’y débusquer, lui faible et nu, qui se recroqueville, affolé, écrasé par ce regard venu d’en haut, qui le traque comme la lumière d’une torche. La femme lève les yeux vers lui. Ses lèvres luisantes, ses seins qui débordent, ses cuisses charnues qui apparaissent pendant qu’elle enlève prestement sa guêpière... il veut ! Cette fois non, pas partir, pas repartir puceau ! Dans ce café de la place des fêtes, avant de rentrer chez lui, installé sur une des banquettes en faux cuir vert bouteille, il lisait un journal, trois jeunes filles, un peu plus loin, discutaient, il avait levé les yeux, avait remarqué les petits cheveux blonds sur la nuque gracile de celle qui lui tournait le dos, ces mots revenant comme une prière dans sa mémoire, s’écoulant, l’un après l’autre, comme les grains d’un chapelet : « Tout ce que j’avais, enfant, rêvé de plus doux dans l’amour, c’était, devant celle que j’aimais, d’épancher librement ma tendresse ». « Moi, en-dessous de 18 centimètres, je refuse ! » avait lancé une des filles. Rires, puis : « Tu peux deviner à la longueur du nez, il paraît » rires encore, une autre voix, suraiguë dans l’excitation : « Bertrand, il est encore puceau ! » Rires, rires, rires. La femme lui sourit, fait un geste de la main : « Ben, viens ! ». Oui, il a payé, il a le droit — poser enfin ses mains sur une peau de femme. Peut-être, s’il soulève un peu les bras, ça aérera, oui mais non, surtout pas, c’est là qu’elle sentirait, au contraire, faire bloc, compact, sans faille, devenir dolmen, enfermer la sueur immonde dans le granit ; cette jeune femme qui lui plaisait tant — le seul bal où il est allé, il avait vingt-trois ans — l’air timide, longtemps assise, à la fin de la soirée soudain elle s’était levée, elle dansait seule — il aimait tout, son visage, ses gestes sublime mélange de maladresse et de grâce, son regard qui surnageait, effrayé de cette liberté qu’elle prenait mais la joie plus forte, le corps évadé dans le bonheur d’être en vie — tout à coup elle s’était approchée de lui, elle souriait, tendait son bras, offrait sa main, comme dans un rêve il s’était levé, souriant lui aussi... « Tu pues, petit cochon ! », dolmen, granit, ne plus la regarder, et puis s’enfuir et plus jamais. Mais la fenêtre est redevenue claire et, sur le lit, la femme l’attend, nue maintenant, seins offerts, sexe offert. « Quel timide ! Allez, approche, viens voir Maman ».

secondes 595 à 612 [35]

« Je vous ai écrit ma première carte hier n’ayant pu avant avec tout le trafic qu’il y a eu, mais le principal, c’est que nous sommes tous arrivés à bon port au château où nous sommes logés et dont je vous envoie la photo », ses yeux vont de la petite enveloppe bleue à l’écriture soignée, tamponnée du 1er Régiment d’infanterie, à la carte postale en noir et blanc jointe à la lettre envoyée de Boiscommun, cela lui semble si loin 1944, mais c’est Nibelle (Loiret) qu’indique la légende – Le château de la Guette – un manoir plus qu‘un château, irait-elle jamais là-bas et pour quelle raison se dit-elle aussitôt, sur des traces effacées de toutes façons, le papier rayé jauni craque un peu sous les doigts, à la pliure il devient difficile de déchiffrer les mots à l’encre noire sur lesquels des larmes ont coulé, celles de sa grand-mère, pourtant la lettre n’est pas triste, « on nous a logés dans des chambres, couchés sur des paillasses avec deux couvertures et nous avons installé des planches pour mettre notre paquetage… », elle imagine la fuite de la maison de la rue d’En-bas, les engueulades avec le père, sa signature imitée sur la lettre d’engagement, il n’a pas dix-huit ans, le camion des FFI à vingt mètres, elle s’est rapprochée du poêle où brûle une bûche de cerisier, ça claque et étincelle, la chaleur monte dans son dos, comme l’automne se prête à ces réminiscences, songe-t-elle, alors que la journée s’assombrit et que la vigne ajoute sa note mordorée au paysage dans le cadre de la porte-fenêtre, les gars dans la chambrée s’invectivent, l’un d’eux réclame du savon à la cantonade, il y a des rires et l’on camoufle ses inquiétudes, beaucoup de jeunes gens, aucun ne sachant manier une arme, une immense cheminée réchauffe un peu la salle éclairée de grandes fenêtres ouvrant sur un parc entretenu, les plus malins ont installé leur paillasse tout près, elle ne sait quoi penser de sa tentative de retrouver ce passé qui ne lui appartient pas, ou si peu, elle cherche le rendez-vous caché dans la boîte qui contient lettres et photos au pied de son fauteuil, le chat vient se pelotonner sur ses cuisses et elle écarte le bras pour continuer sa lecture « tout le monde s’organise et cela marche bien. Donnez le bonjour à toute la famille ainsi qu’à mes camarades », la même fin toujours à toutes ses lettres, et l’énigme toujours de ce personnage.

secondes 613 à 630 [36]

Après tant de paroles et de secrets dévoilés — 0 : 00 — il retourne à son bureau, ce refuge où, dans un désordre familier, sont posés ses feuilles à rouler, ses filtres et son paquet de tabac. Les journalistes comprendront bien son besoin de se taire un instant. Sur le rectangle translucide qu’il tient entre les doigts — 0 : 03 — se projette en pensée le fond rouge de son tableau. Rouge encore imprimé sur sa rétine. Rouge qu’il a voulu comme du rouge à lèvres. Lipstick écrasé, gore, à l’image de la dernière soirée avec toutes ces bouches barbouillées. Il a toujours aimé l’excès. Le tabac vite reparti tout le long — 0 : 07 — ses pensées vont à son plus grand amour, puisqu’il leur en a parlé, aussi. Rencontré à Rome, dans une église, devant un Caravage. Le clair-obscur. Cette dichotomie du monde, lumière crue versus ombre noire. Et les humains, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Pour lui, la vie s’est surtout déroulée de l’autre. Avec son grand amour. Que d’effroi. Manque un peu de tabac, il faut en remettre une pincée — 0 : 09. Mais enfin pourquoi s’être confié à ce point, en particulier à cette femme jusqu’alors inconnue ? Qu’est-ce qui a déclenché cette confiance aveugle ? Ses yeux à elle. Des yeux tout ronds. Des yeux de chouette. De ceux qui voient dans la nuit de l’âme. Dans le noir justement. 0 : 11 — ses mains tremblent lorsqu’il ajoute le filtre. De plus en plus a-t-il remarqué. Mais tant qu’il arrive à rouler, ou à peindre, il s’en fout. Plus rien d’autre ne compte. Savourer la fumée traversant le corps et finir son œuvre avant la mort. Pourquoi faut-il s’autodétruire pour se sentir vivant ? L’ivresse et la défonce d’autrefois, la si douce sensation de l’héro qui monte derrière la tête et redescend partout. La face blanche de la vie. De rares éblouissements qui se payent très cher. Encore deux secondes de concentration — 0 : 13 — et les deux bords de la fine feuille se chevaucheront. Ouais. C’était quoi déjà la question du jeune mec. Le choix de la marginalité. Le choix. Comme si on choisissait sa vie en lisant une carte de resto. Artiste plutôt que banquier ? Le poisson plutôt que la viande. Mais, désolé monsieur, y a plus de poisson. De sa langue — 0 : 15 — il mouille la bande collante et la fixe en passant son pouce sur le papier. La silhouette bleue flottant au centre de sa toile, a peut-être réellement à voir avec l’être. Autoportrait, c’était pour impressionner les journalistes, mais finalement ? Se résumer à elle n’est pas si mal. Il allume sa cigarette — 0 :18 — et regarde autour de lui.

secondes 631 à 648 [37]

elle entre dans la semi obscurité d’une salle de cinéma, déplie le siège, se pose aussi discrètement que possible,tout son visage tendu vers l’écran, sa peau trop pâle ne prend pas la lumière, derrière les yeux bleus aux cils allongés exagérément surgissent d’autres images, son bras droit serre l’accoudoir, les muscles se bandent dans un effort vain, la vision fulgurante envahit tout l’espace et se superpose à la toile, la bouche d’un homme prononce des paroles muettes, il était si beau ce jour, si beau, la blondeur de la femme du train qui tend son billet à un contrôleur efface la bouche de Pierre, cette femme ressemble à sa mère, que dirait sa mère si elle savait, la serrerait elle dans ses bras, l’entourerait elle, son parfum un instant surgit et la console, le bruit du bonbon qu’on développe dans une tentative silencieuse éclate au milieu des spectateurs et ravive sa colère d’avoir vu Pierre si beau, si beau ce jour, la femme du train est plongée dans ses pensées, le paysage file si vite qu’il en est brouillé, les battements de son cœur sont si puissants qu’elle bouge un peu sur son fauteuil, toujours le plus discrètement possible, ne pas se faire remarquer, d’ailleurs Pierre ne l’a pas vue, la femme blonde descend sur le quai d’une gare, elle retient un cri, la femme porte exactement le même manteau rouge que la femme de tout à l’heure, celle qui, celle qui, celle qui était au bras de pierre, Pierre si beau , si beau, elle porte la main à sa gorge, ça serre..

secondes 632 à 666 [38]

Il se concentre sur cette chaleur, cette douceur sur son visage. La lumière bouge sur lui. Entre en lui. Et il se sent plonger au milieu de son être. Il est absorbé, ça y est. Cela a pris une seconde. « Même pas » pense-t-il. Sa pensée accélérée a ralenti le temps. Il arpente le silence, entouré de silhouettes, s’arrête devant l’une d’elles et lui parle. Elle devient plus nette, lui sourit. Il la reconnaît : c’est cette femme qu’il a si bien connu jadis. Elle ressemble trait pour trait à l’idée qu’il s’en fait aujourd’hui. Il sent sa main lui caresser le visage, passer dans sa tignasse et maintenant sur sa nuque. Frisson éphémère qui s’efface et agrandit l’espace. L’écho d’un battement de son cœur semble pousser des murs absents. Pourtant il n’a pas peur : il n’est pas dans le vide, il est dans son corps, descendu tout au centre. Il n’a pas envie de remonter. La musique de son cœur qui respire le renvoie à sa jeunesse, peut-être même à ses débuts. Oui, c’est cela, il reconnaît la mélodie de la boîte à musique dans sa chambre d’enfant. Cette mini-symphonie métallique répétée à l’infini… il revoit les lattes soulevées par le cylindre à dents, et sa mère refermant la boîte bleue layette. Maman ! Depuis combien de temps n’avait-il repensé à ces instants premiers ? Il sent maintenant son corps englobé dans les bras de sa mère. Les balancements du rocking-chair et l’endormissement… Une odeur fait glisser cette image hors de la lumière. C’est celle du jasmin du jardin immense et coloré. Il s’y croirait, il s’y ressent. C’est là qu’il est allongé peut-être. Les tâches de soleils sur ses paupières dansent. Il remonte à la surface, souffle, puis inspire pour replonger. Un peu plus loin à chaque fois. On respire si bien sous sa peau.

secondes 632 à 666 [39]

Aux armes citoyens pourquoi me laisse-t-il dans ce couloir exposée à tous les regards et comment fondre mon impossible objet de pensée ce pauvre vieux moi dans ce qui m’entoure et cesser de faire partie du décor vas-y que je t’emballe amour-propre et ego matérialisé dans un nuage de molécules se foutant de l’intégral et secondé par une armée de virus et de germes indifférents tu avais dit quoi sur la survivance de sa propre fonction quand elle est périmée ça vaut pas le jus qu’ils me retardent de rejoindre le Grand-Tout je m’ennuie lourdement astronomiquement j’en fais quoi il a dit quoi à part qu’il ou elle venait me chercher d’ici dix-huit secondes je veux bien voir ça. Bravo les trois là-bas ici le dernier salon où l’on cause et qu’est-ce qui nous pousse à parler bavarder alors oui sur quoi porter mon attention celle qui me reste et t’endors pas s’il te plaît et pour les trois c’est la seule politesse qui les anime ou y’a un peu de sentiment j’y crois pas mais je ne peux pas me boucher les oreilles comme quand sa musique était trop forte il comprenait tout de suite son signe de la main je t’aime et combien de temps d’avance ai-je sur elles pas seulement en ce qui concerne le corps est-ce que quelqu’un peut comprendre alors les souvenirs et c’est tout mot à mot mots en dedans du silence vibrant de partout pour essayer et réessayer et encore essayer de reconstruire un univers cristal à partir des mots. − Comment fait-elle. Je n’arrive pas à la regarder. Pas vraiment. J’ai répondu aux questions de ma voisine et de sa mère. Elle avait l’exquise politesse d’autrefois. A faire tomber l’envie de se demander si c’est du bidon. Élixir, miel, anticorrosion. Mais là en la voyant. Elle et son corps-fauteuil. C’est plutôt toute honte bue. Pas de celle qui met ivre pour un soudain flamenco. Ils l’ont laissée au milieu du couloir. Sous les yeux de tout un chacun. Elle et ce qui lui reste de vivant. Et tous ses fils à la patte et au corps. Je comprends rien à ce méli-mélo nouvelle évolution. J’arrête de regarder. Ou arrête de ne pas regarder et ouvre une conversation. Mais tu en es simplement incapable. C’est pas le moment. Belle excuse. Et elle. Que faisons-nous. Rien. Jamais rien. − Déesse de la détresse tu la boucles inutile de poser des questions à qui d’abord y’a personne pour y regarder aller la voir au fond des yeux les yeux bandés depuis un corps pensant à s’en balancer une flèche en plein ventricule bestioles y’a des bestioles au moins je sais pas moi ne serait-ce qu’une minuscule araignée et parvenir à communier dans le tissage de toile fonction autre que se faire pousser pour aller uriner une araignée mais ça va pas la tête pas dans un hôpital tout de même on n’est pas en prison ici on est à l’hô-pi-tal t’as compris ben oui pas compliqué ça me gratte le bras mais même là impossible de me gratter je pourrais le dire très fort à qui − Ève a bouclé le trip de la pomme. Ève ne balaye même plus de son regard le secteur. D’après mes calculs dans dix secondes maxi ils m’appellent pour mes résultats. Je filerai d’ici sans un regard pour elle. Et sa condition mirifique qui me rappelle celle de ma mère. Merdre. Comment vivre pour ça. Et on s’accroche désespérément à cette humanité là. A des fils primordiaux et des rêves terminaux. En forme de bouteilles de liquide à transvasement lent pour maintenir en vie. − Faites-moi plaisir oubliez-moi ah voilà qu’il en installe une autre devant moi comment ça le petit train il a osé dire ça que croit-il silencieuse égale rêveuse slash gâteuse donc en plus il est clair qu’elle me passe devant pour la balade du retour qu’est ce qu’il a dit rien compris peut-être que je devrais faire semblant de consentir à les écouter un peu plus mais qu’est ce qu’ils s’agitent tous voyons blague à part ça me gratte quelle fonction tu l’as déjà dit tu te répètes oui mais juste la musique dans la tête c’est pas simple donc ce qu’il faudrait c’est clair une réelle évasion mais comment ah elle est belle la vieille qui s’imagine courir au dehors tout le long de la plage Macadam cow-boy ça vous dit il va venir nous organiser ça et toutes on va marcher encore au milieu des vagues avec de l’eau jusqu’aux cuisses et le flamand rose qui prend péniblement son gracieux envol tandis que l’enfant porté par son père démuni barbu chevelu nous regarde l’enfant de ses yeux grands ouverts sur. − Gabriel in-petto. Annonce à Marie qu’elle est enceinte et qu’elle va accoucher du fils de Dieu. Génial ! Pour pas qu’elle ait peur la nuit à se demander ce qui lui arrive. Qu’elle ne nous fasse pas un déni de grossesse pour que tout soit à recommencer en ce qui concerne le oui le fiat le amen. Et elle et nous. Et tous nos semblables. Indignez-vous contre l’évolution. Marie dit non. Marie proteste. Et Ève ne meurt jamais. De cette mort spirituelle qui nous enferme dans nos corps morts enfin presque morts nos corps pas loin d’être morts. Et rien d’autre. Bon je me décide ? En plus, ils viennent de lui en rajouter une autre plâtrée et photographiée, juste devant elle en p’tit train. A-t-il balancé à la cantonade. Des fois qu’elles auraient des choses à se dire. Silence. − Hymen torve embouti déchiré avalé frappé surexposé ventre de femme lacéré exploité contaminé mitraillé bien bien dossier x le tien flamme réduite à sa plus simple expression frères ennemis mari avide et veule disparu enfants à l’autre bout du monde et alors même plus le cœur de parler à ton fauteuil hautement fonctionnel une pompe cardiaque un plâtre de jambe et des fils de partout comment vous allez les fils de partout hein hein une petite balade dans les bois en rêve surtout ne pas oublier de les écrire les rêves dans dix secondes il ou elle me remonte a-t-il dit ça me revient c’est qu’on aura encore tout à manigancer pour la balade de cette nuit pas que ça à faire nous aussi on veux partir et les rejoindre sur la plage grimaçantes de joie retrouvée les transhumaines usées toutes bonnes à mixer avec les jeunes freaks sans le sous qui éclatent et dansent et les myriades d’émigrés sans force tout juste en vie comme les arbres se nourrissant de la lumière du jour − Immonde ! Les derniers seront les premiers. Pourquoi c’est pas elle avec sa pauvre jambe dissociée et ses fils compliqués qu’on embarque en premier pour le rayon de soleil de sa chambre, son pseudo-chez elle ! Pourquoi celle qui venait d’arriver dans le train de l’attente du couloir de la photographie du médecin malgré lui ? Vous n’allez pas me faire avaler qu’il est heureux celui-là. D’aligner à longueur de journées et d’années des clichés à compte-rendu-iser toute sa vie ? Moi à sa place j’en aurai assez. Je quitterai la fonction en vitesse. Elle est gentille elle râle pas. A mon avis elle doit savoir qu’elle y a intérêt. On n’agit que par intérêt alors ? Par exemple, tu n’as pas intérêt à aller tailler une petite bavette avec la transhumaniste qui n’a rien demandé à personne et que la science a vaillamment prise en main pour la soulager d’un poids de douleur physique en échange de son et du trésor de guerre collectif.− Juste et loin le déjeuner de ce midi même sans aucun appétit il voulait ma carcasse pour ainsi dire à jeun probablement je meurs d’envie non tu meurs d’envie pardon ça m’a échappé je voulais dire que je suis démangée par la curiosité de savoir si notre gentil organisateur a appelé pour l’expédition reconstructive pendant tout ce long intermède radiographique et que j’aurais préféré radiophonique ça va de soi. − Kafka aurait apprécié. Ces longs couloirs. Ces couleurs uniformes. Ces absences d’échanges. Ces exclamations forcément joyeuses. Ces voix fortes pour présumés sourds ou gâteux ou écervelés. Et pour finir ces condamnations unanimes. Sans autres formes d’explications. Ben oui j’exagère. Mais l’hôpital a maltraité mon père et bazardé ma mère. Dans un silence de plomb. C’est vrai c’est mieux qu’avant. Voilà pourquoi il ne faut rien dire et sourire. − Longue et dure est la route qui mène de à j’ai oublié les noms des deux villes de la chanson peu importe je suis moi encore en vie j’ai les fils qui pendent pour me le rappeler je vais bien je souris à la vie et au temps qui reste au fait quel temps fait-il je n’en sais rien mon œil ne perce pas l’épaisseur de ces murs de sous-sol et internet ici n’est plus sauf pour la chirurgie et les contrôles où il est au sommet de sa gloire notez-bien. − Marre de ces secondes qui s’éternisent. Ah, gagné ! Je viens d’entendre mon nom psalmodié à l’accueil ! − Ni fleurs ni couronnes comment peut-on dire une chose pareille tiens la brune qui se lève pour aller payer bon débarras un humain s’en va une acariâtre persiste c’était un jour sans demain je serai aimable avec mes semblables au dernier degré. Optimisez votre séjour sur terre faites le bien souriez à votre entourage je me demande si j’en ai pas assez je me réconforte en pensant au tour d’étudiant potache qu’on fomente avec ma voisine de chambre c’est qu’elle est cap de tout la vieille carne le nombre de fois où je l’ai crue véritablement disparue faut bien rigoler un peu fichtre ah j’oubliais remercier chaleureusement le personnel après chaque soin soir et matin sentir avec délice la piqûre quotidienne s’enfoncer dans la chair reconnaissante et dire merci merci amen et oui à la vie. Parce que si vous croyez que je m’amuse ici je sais que c’est pas vrai mais je vais faire de mon mieux pour vous en persuader histoire que chacun chacune apporte sa petite graine à l’édifice pas vrai ? Quelqu’un a dit quelque chose pardon ? Mince je crois bien que je me suis endormie. Elle me roule et je ne me suis aperçue de rien. Nous avons quitté le couloir sordide. Allo tango Papa Charlie, nous sommes bientôt de retour dans notre duveteuse chambrette à deux. Nous sommes en forme. Nous sommes fortes.− Ras le bol de ces vieilles femmes qui répondent pas quand on leur parle avec en plus un air de se payer votre figure ! Top chrono, là franchement je l’ai vraiment pas fait attendre. Tout de même, il faut que j’en ai le cœur net : « Alors comment allons-nous aujourd’hui ? Je vous ai dit pour le.

secondes 667 à 684 [40]

Qu’une moto vrombisse, que la musique jaillisse, et ce sera fini. Fuir ! la cause de l’empêchement. Mais le constat rattrape. La solitude. Le bruit sert. Pour lutter, matière contre quoi s’énerver, avoir un peu moins peur. Il écoute. Boit deux gorgées de café rapides, ne respire presque pas. Une lettre ne vient pas, et soudain arrive. Il attend. Voudrait aller à la fenêtre, devancer le surgissement d’un nouvel intrus, il voudrait parcourir l’appartement en quête d’un endroit préservé, silencieux, mais ce serait comme la mort, le silence dans cet appartement, long, aux plafonds hauts, qui résonne de solitude, de la solitude. Il reste donc assis là dans la cuisine, sur une chaise, devant une immense table dans cette cuisine, au centre d’un appartement familial auquel il ne s’habitue pas, dans lequel il ne se posera que quelques temps. Il sonde les bruits, tente de découvrir les inconnues qui changent à chaque instant, l’empêchent de se stabiliser. Un scooter passe et l’interrompt. La voisine du dessus le réveille depuis son arrivée, cela fait trois semaines qu’il est ici. Tous les jours à six heures, elle se réveille, plante ses pieds dans ses chaussons qui claquent, c’est un bruit net pile au-dessus de sa tête qui l’éjecte du sommeil. Puis elle se prépare, traverse et retraverse son appartement, porte des talons hauts qui le transpercent et résonnent dans sa tête, sur sa tête. Il l’accuse intérieurement. Elle l’empêche de rêver. Mais pourquoi veut-il tant rêver ? Ne rêve-t-il pas déjà assez ? Il pense qu’il est pris en étau. Il a eu l’effroi de découvrir qu’un jeune homme habite également en dessous, dort sous lui. Il l’a réveillé en toussant, pas de doute possible. II faudrait rester stoïque face à cette sorte d’irruption, de pénétration dans la vie. Depuis le vrombissement de la moto, les pensées ressenties se sont engouffrées quasiment simultanément en lui. Il n’arrête pas, se dit-il, il est habité, traversé. Et ces émotions qui semblent minuscules, brèves, fugaces, soudaines, inarrêtables, mais si intenses, dont il n’arrive pas à se prémunir, pénètrent ses pores, et deviennent des gouffres en quelques secondes. D’ailleurs, il était en train de mastiquer un morceau de pain qui se trouvait devant lui et qu’il avait attrapé sans y penser, il mastiquait et regardait le chronomètre de son téléphone en même temps, il jouait, et cela jonglait entre l’extérieur de lui et l’intérieur. Cela aurait pu être anodin et léger. Si simultanément, il avait mastiqué, bu deux gorgées de café, entendu le bruit, sondé le silence, reçu une lettre, pensé, fait démarré le chronomètre, observé en et au-dehors de lui, la mastication aurait à peine eu le temps de résonner, surtout dans son oreille gauche, celle qui se bouche tout le temps depuis qu’il a des troubles de l’équilibre qui le clouent, si seulement il pouvait être sourd, parce que ce bruit, et cette mastication, de la nourriture, des mots, des pensées, des morts de pensées, des pensées mortes, des peaux mortes, il n’en répond pas. Cela résonne. S‘il voulait bien arrêter de raisonner ! Mais soudain le riff, c’est comme ça qu’on dit ? (à vérifier si ce mot ne dénonce pas son désir de se voir projeté tout-à-coup dans le désert algérien), le riff de la guitare de Rodolphe Burger dans une chanson de Bashung, le déchire, entre par son oreille et ressort de son corps, traverse son buste et s’évade de lui. Oui, échapper au bruit, faire entrer le rif. Une sirène de police dans la rue surgit importunément, s’est arrêtée, recommence. Est-ce la sonnerie de son réveil, ou le chronomètre ? Elle est tyranniquement longue, cette sirène, elle rappelle à nouveau à la solitude, renvoie encore au silence. Le riff de la guitare, (la sirène s’éloigne), s’étire, lui étire le corps, oh combien de fois il l’a écouté en marchant dans les villes, écouteurs dans les oreilles, pour ne pas entendre, pour soutenir son corps et son esprit, afin qu’ils avancent, le réconcilient, l’aident à renaître à autre chose qu’à lui-même. Qui n’est rien. Qu’un personnage. Un bouffon. Quelqu’un qui dort. Mais que quelqu’un tire et qu’il en meure ! Ne pas bouger. Ne se préparer à rien puisqu’il ne se passera rien. Pourtant, soudain, il y a la mer. Et des gens autour de lui qui regardent la mer, qui la photographient, se photographient, s’aiment, se représentent. Comment être là vraiment ? Regarder quelqu’un qu’on aime sans s’échapper ? L’a-t-il déjà fait ? sans pleurer ? ou éclater de rire ? ou crier ? ou avoir une mauvaise pensée ou tellement peur ? non pas d’en naître mais d’en mourir. Une phrase affleure en lui : « j’ai hanté mon sommeil toute la nuit ». La tâche de dormir toute une nuit, pense-t-il, une succession de secondes, un collier de secondes, une infinité de secondes. C’est pour cela qu’il ne veut pas qu’elle l’interrompe, qu’il tousse. Vivre dans la nuit, dans le rêve, dans l’absence, quelques secondes suffisent pour cela. Quelques secondes qui deviennent des secondes d’extrême présence. Qui disent : « Je suis là et je pense à vous. Je suis là et jamais nous n’avons soutenu ce temps de regard. Qui baissait les yeux ? ». Il met sa tête dans les mains. Cette fulgurance l’a-t-elle traversé dans un songe, dans le temps réel ou dans la répétition ad aeternam ? Pour qu’elle le brûle ainsi. Quelques secondes suffisent pour que le point de non-retour advienne. Pour la submersion des émotions. Qu’est-ce qui vaut la peine ? Regarder l’être aimé ? Quelques notes de musique qui font pleurer de bonheur ou qui liquéfient ? Deux gorgées de café ? Le ralentissement de la respiration dans l’attente d’un signe qui ne vient pas et parfois vient ? Le temps équivalant de se demander comment faire pour vivre les secondes qui suivront qui deviendront minutes puis heures ? Le temps bien suffisant pour avoir l’impression d’avoir gâché sa vie du fait de la peur ? Tous ces gens qui racontent qu’ils se réveillent avec un appétit de vivre le matin, de croquer la vie, celle qui passe si vite, et non, le contraire pour lui, se réveiller et se dire, que vais-je pouvoir ? que vais-je avoir à supporter aujourd’hui ? Que vais-je passer ? Dépasser ? Par quoi vais-je être traversé ? Parce que l’action, où est-elle ? Dans quelle perspective se situe-t-il ? Il voudrait arrêter. Le désespoir monte trop fort. Ses mains tiennent son visage. Que va-t-il faire ? A nouveau le bruit prend tout, le frigo maintenant, des échafaudages qui se dressent quelque part. Il faudrait aller voir. Est-ce un nouveau rêve ? Un rêve dans le rêve ? Résister. Tout le temps le bruit entre et le perturbe. Frigo-échafaudages qui se dressent-scooter-sirène. Va-t-il oser regarder en arrière ? Il est tendu, il sent son corps qui se raidit, il a dans sa tête le bruit de l’extérieur, sur ses épaules les pensées traversées, le désir de mort, le sentiment de l’épreuve, la culpabilité du sentiment de l’épreuve. S’il devait compter le nombre de secondes perdues à ressentir tout cela, ce serait vertigineux. Il perd tout son temps à le perdre. Son cou lui fait mal maintenant, quelque chose a craqué (dans la cuisine, pas en lui, ou peut-être si, en lui). Ses yeux se posent sur un livre à côté de lui, « La courte lettre pour un long adieu » de Peter Handke. Soit il ne voit rien, soit il voit flou. Comment va-t-il faire pour vivre dans ce monde ? Il craint que cela ne s’avère impossible, avec ce cerveau dépecé. Qu’il soit au bout du voyage. Il pense cela, incertain. Il se perd désormais, il sent qu’il se dévide. Que cela ne rime à rien, comme encore, comme toujours. Quelqu’un tape des petits coups de marteau. Il ralentit. Il s’aperçoit qu’il y a du soleil dehors. Tout cela est cette accumulation. Tout ce qui s’est passé avant, ou uniquement la pensée depuis qu’il a ralenti, entendu les petits coups de marteau taper, il pense à l’amour. Il voudrait de l’amour, être aimé ou aimer, les deux bien sûr, et que cela soit la même personne bien sûr, il sent tout son corps le désirer, c’est pour cela qu’il est allé marcher dans les villes, pour le désir d’amour. Il voudrait s’arrêter là, les larmes montent, la honte aussi. Il voit de la poussière. Que le mot amour est beau. Il voudrait s’emporter avec ce mot, pour le plaisir de le penser, de le nommer, de le prononcer, de le murmurer. Un bébé crie ! La douleur a grimpé d’un degré, le bloque à cause de la pensée de l’amour, et surtout parce qu’un bébé crie dans cette pensée-là ! Le bébé ne crie plus. Recommence. Il fait froid tout-à-coup. C’est un nourrisson. La détresse brute. La mère… va le nourrir certainement… Il ne l’entend plus… Il doit être soulagé, lui est soulagé. Son cou est totalement raide maintenant. Il tente de revenir au temps d’avant, quand le soleil l’appelait, qu’un bus passait, que le flou était devenu un peu moins flou. Il teste sa ténacité, puisque que l’enfant ne crie plus. Son endurance. Il constate que « La courte lettre pour un long adieu » s’est déplacée à son côté droit.

secondes 685 à 702 [41]

Nuit claire. Quelques nuées seulement entre lesquelles apparaissent les étoiles. Au loin, pointillé orange d’une route ou d’un alignement d’habitations, entre les enseignes lumineuses bleues, rouges ou vertes des zones commerciales éparpillées dans la banlieue proche. Clignotement des feux de position rouges d’un parc d’éoliennes...

Le CD introduit dans le lecteur semble de mauvaise qualité. Éjection, suivant. Mozart, ou Tchaikovski ?... Les applaudissements crépitent, le concert avait été enregistré le ... imaginer, revoir le chef en train de saluer... faire partie de nouveau, ou rétrospectivement, du public admiratif qui anticipe le plaisir que l’orchestre, conduit par... est sur le point de lui procurer !... Silence... Le silence qui s’est instauré après les applaudissements est suspendu à la pointe de la baguette de l’immense chef X vénéré par le public...

La voiture glisse sur l’asphalte. Peu de véhicules circulent à cette heure tardive. Instants suspendus à une dimension du monde qui semble irréelle... Quelques notes claires brillent comme des étoiles à travers le rideau de silence qui glisse lentement sur ses rails, points d’or ou d’orgue dans l’océan de la nuit... La voiture tangue comme un bateau ivre...

Un vent de violons secoue les notes solitaires du pianiste. Les voiles claquent et se tendent, la symphonie prend son envol... Le flux sonore emplit l’habitacle, plus rien d’autre n’a d’importance.

La vue est panoramique, rien n’arrête vraiment le regard hormis les étoiles dans le ciel et les lumières au loin qui traversent la nuit. La voiture semble s’enfoncer dans l’infini comme le son s’élève au plus haut de la plénitude musicale...
Tout peut s’arrêter, tout s’arrêtera. Pourquoi ce sentiment d’éternité en se laissant emporter par la musique et le roulement de la voiture sous la voûte du ciel à peine obscurci ?

Silence... Les instruments de l’orchestre se sont tus... Léger malaise dans l’attente de la suite... Quelques notes, enfin, s’élèvent à nouveau comme arrachées au vide sidéral, sidérant... Le soliste se bat contre l’inanité sonore du rien. Tente d’arracher au néant une note ultime qui lui serait refusée. Les cordes du violon sollicitées par l’archet frissonnent et tremblent jusqu’à l’épuisement... jusqu’à la dissonance obtenue soudain d’une main devenue ferme qui corrige progressivement le son étrange venu des abysses en graal musical...

 

les auteurs

[1Marie-Christine Grimard*

[2Piero Cohen-Hadria*

[3Jacques de Turenne*

[4Jérémie Elyerm

[5Dominique Hasselmann*

[6Ista Pouss*

[7Claudine Dozoul*

[8Françoise Renaud*

[9Vincent Tholomé

[10Lanlan Huê*

[11Jérôme*

[12Rose-Marie Mattiani

[13Danièle Godard-Livet*

[14Brigitte Célérier*

[15Joséphine Lanesem*

[16Françoise Durif

[17Marie Sagaie Douve

[18Philippe Sahuc Saüc*

[19Anouk Sullivan

[20Michèle D.

[21Benjamin Revol*

[22Nicole Begzadian

[23Claire Ernzen

[24ana nb*

[25JmF

[26Felismina

[27Laurent Schaffter

[28Will

[29Philippe Castelneau*

[30Hélène Boivin

[31Stewen Corvez*

[32Elen Riot

[33Véronique Séléné

[34Nathalie Fragné

[35Marlen Sauvage*

[36Vanessa Morisset

[37Isabelle Jaunet-Perrotte

[38Géraldine B.

[39Cath Lesaffre

[40Anne Klippstiehl

[41Françoise Gérard*


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 septembre 2017
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