Ensba, 5 : Perec

Beaux-Arts Paris, cours littérature - et la question du réalisme en littérature


Tout d’abord, ci-dessous, "Pour une littérature réaliste", texte écrit par Georges Perec à 25 ans, 3 ans avant son premier livre, et tout aussi important à scruter, il me semble que le texte du 25 décembre 1911 évoqué la semaine dernière où Kafka, à 24 ans, parlait de "littérature mineure". Y compris en assumant qu’une démarche d’art aussi extrême que celle de Kafka, aussi neuve que celle de Perec, peuvent tenir à ces énoncés très bruts, sans doute excessifs et pas débarrassés non plus d’une nécessaire naïveté (je parle du texte de Perec, voir la fin) - au regard de ce qu’on affine ensuite, naïveté qui peut gêner quand on la constate soi-même sans savoir comment traverser, reprendre, persister -, qui vous viennent dans la période d’apprentissage. Peut-être même pourriez-vous, à regarder de près ces textes, relire les vôtres d’une façon plus curieuse : il n’est pas question d’aboutissement, mais comme d’un germe nécessaire, y compris dans la nécessité de ne pas polir, ni faire ressembler à ce qu’on connaît déjà.

Je voudrais qu’à mesure qu’on avance dans le cours, nous puissions ainsi investir des ateliers d’auteurs.

Le temps du travail, ses façons, rythme dans le quotidien, obstacles dans la gestation de l’oeuvre, écarts arbitraires dans sa réalisation, perception qu’a l’auteur de sa propre nouveauté.

Ce n’est pas parcourir l’histoire de la littérature, et ce n’est pas en dresser un tableau raisonné. C’est la rejoindre dans son éclatement, dans le concept de constellation si central chez Adorno, et parce qu’on va comme cela vers quelques singulières brillances, apprendre à mesurer aussi la quantité de nuit.

Mais chaque fois, et la façon digressive que je revendique m’y autorise, c’est poser pour chacun d’où il vient, ce que lui-même a lu, quel univers esthétique il convoque, qui mobilise - comme un de ces dessins erratiques dont nous parlions à propos d’Artaud pour les schémas cognitifs dans le cerveau - une figure de la littérature, depuis sa plus ancienne origine.

Ce qui me fait introduire Perec dès à présent dans ce cycle, ce n’est pas ses performances dans le domaine de la "contrainte", et non plus la musique ou l’arrachement de langue auquel pourtant je suis si attaché, et qu’on retrouvera bientôt chez Sarraute, Gracq, Simon. Plutôt, comme Artaud, Proust ou Kafka, l’idée que s’ajoute à la littérature une pièce inexplorée. Cette fois, dans la relation du récit au monde, et, comme chez ceux-ci, que cela passe par une figure logique d’assemblage de l’oeuvre, en particulier chez Perec, là où Kafka subissait sa discontinuité, en s’appuyant délibérément sur les figures du discontinu. Et la filiation à Proust est souvent chez lui explicitement convoquée.

J’essayerai de m’alourdir un peu moins que la semaine dernière, où j’avais trimbalé la presque totalité de ma bibliothèque Kafka. J’aurai avec moi Espèces d’espaces, L’Infraordinaire, Penser/classer, Les Choses, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, W. Non pas que je néglige les énormes morceaux que sont La Disparition et surtout La Vie mode d’emploi, mais on les racontera à distance, La vie mode d’emploi comme un livre horizon, un livre aboutissement, balzacien et borgesien tout à la fois, alors que les autres on doit tripoter les engrenages.

Je crois qu’Espèces d’espaces est un livre dont l’acquisition est obligée, dès lors qu’on a affaire à un travail avec le réel, quelle qu’en soit la discipline. J’insiste sur ce livre parce qu’il m’apparaît de plus en plus comme une sorte de "manuel" ouvrant à l’écriture des emprises pas encore toutes explorées, et les facs de lettres, cantonnées dans leur division par siècles, mais surtout cantonnées dans des divisions verticales, ignorant les enjeux ouverts par la science ou les maths (c’est pas mieux côté science : on abandonne toute fréquentation de la langue après le bac français...), ou la géographie urbaine, restent globalement en deçà de ce genre de livre, un OVNI pour eux. D’où la singularité de Perec et de son complice au jeu de Go, Jacques Roubaud... Il y a longtemps, sinon, qu’Espèces d’espaces serait au programme des collèges.

Kafka est mort à 42 ans, Proust et Artaud à 52, Perec à 46 ans, et la semaine prochaine on ira sans doute chez Koltès qui lui est décédé à 40 ans : drôles de perspectives que je donne. Heureusement, il s’agit de préparer la venue de Sarraute, Gracq et Simon qui feront office de conjuration !

Donc, à propos de Georges Perec :

 le dossier rassemblé sur remue.net, texte de Michel Lussault sur Perec géographe, texte de Manet van Montfrans sur Un cabinet d’amateur, texte aussi d’Anne Roche, dont je conseille l’édition commentée de W ou le souvenir d’enfance

 des extraits de Perec : Interroger l’habituel (essentiel), ainsi que Notes sur ce que je cherche et quelques fragments extraits d’Espèces d’espaces

 ici même, réflexion sur Perec et l’espace inutile

 la librairie Ombres Blanches de Toulouse propose un ensemble complet avec bibliographie commentée

 site Perec le plus intéressant et complet (le mieux présenté aussi) : 11 portraits de Georges Perec - nombreux extraits et iconographie, bio-blio thématique

 d’autres liens ici.

Si vous passez par là et allez farfouiller côté Perec, n’hésitez pas à me le faire savoir. Pour la séance écriture/lecture qui suivra le cours, on partira d’ailleurs de Perec.

Et j’espère que vous avez tous lu, même debout dans un fond de Fnac, Premier chagrin, Champion de jeûne ou Joséphine de Kafka... D’ailleurs, comme par hasard, Premier chagrin, brève histoire d’un trapéziste de cirque, est repris comme sample dissimulé dans La Vie mode d’emploi de Perec. A noter aussi, comme on a l’immense chance de disposer du catalogue de la bibliothèque personnelle de Perec, que ses Kafka étaient en allemand.

PS : pour Liza, quelques liens Perec en anglais : bibliography, article à propos de La vie mode d’emploi (Life a user’s manual) - après tout, l’écriture sans la lettre "e" de la Disparition (traduit par A Voyd) c’est déjà dans Shakespeare :

Living, or not living : that is what I ask :
If ’tis a stamp of honour to submit
To slings and arrows waft’d us by ill winds,

Or brandish arms against a flood of afflictions,
Which by our opposition is subdu’d ? Dying, drowsing ;
Waking not ? (...)

A noter qu’Espèces d’Espaces a aussi été traduit : Species of spaces and other pieces
et petite curiosité annexe, qu’il a provoqué à Montreal, en version anglophone, une initiative de jeunes plasticiens...


Georges Perec : Pour une littérature réaliste

(extrait - texte intégral dans "L.G", Le Seuil, 1992)

La littérature est, par sa définition même, création d’une œuvre d’art. Elle n’est même rien de plus. Mais ceci ne signifie pas qu’elle est une activité gratuite ni qu’elle est la recherche formelle et abstraite du Beau pour le Beau (qui implique un Beau éternel et assigne à l’art ce rôle impossible d’exprimer ou bien une valeur transcendantale, ou bien une constante inhérente à une « nature » humaine métaphysique et immuable). Ce que nous appelons œuvre d’art, ce n’est justement pas cette création sans racines qu’est l’œuvre esthétiste ; c’est, au contraire, l’expression la plus totale des réalités concrètes : si la littérature crée une œuvre d’art, c’est parce qu’elle ordonne le monde, c’est parce qu’elle le fait apparaître dans sa cohérence, parce qu’elle le dévoile, au-delà de son anarchie quotidienne, en intégrant et en dépassant les contingences qui en forment la trame immédiate, dans sa nécessité et dans son mouvement.

Ce dévoilement, cette mise en ordre du monde, c’est ce que nous appelons le réalisme. Ce n’en est peut-être pas la définition orthodoxe et littérale, mais c’en est à notre sens l’expression la plus convaincante, la seule susceptible, à nos yeux, de clarifier un peu la situation, et de nous faire avancer un peu dans ce fatras philosophico-littéraire par lequel la production littéraire dans son ensemble se justifie tant bien que mal : le réalisme est description de la réalité, mais décrire la réalité c’est plonger en elle et lui donner forme, c’est mettre à jour l’essence du monde : son mouvement, son histoire.

Le réalisme est, d’abord, la volonté de maîtriser le réel, de le comprendre et de l’expliquer. En tant que tel, il s’oppose à tous ceux pour qui écrire est une activité sans rapport obligatoire avec le monde : par exemple ceux pour qui écrire est dialoguer avec soi-même, ceux qui s’attachent à la réalité poétique, ou encore les amoureux beau langage ou les tenants de l’autopsychanalyse. Mais néanmoins nous aurions tort de croire que le réalisme s’atteint seulement par l’évocation épique des événements collectifs historiques, politiques ou sociaux. La littérature étant, avant tout, une activité individuelle (la création collective est, dans les cadres qui sont les nôtres, une utopie tout juste digne des surréalistes), elle est, d’abord, le compte rendu d’une expérience personnelle, et, écrire, c’est écrire pour se connaître ou se comprendre. Mais parce que le particulier n’apparaît qu’en fonction du général et que le général ne peut être appréhendé qu’en fonction du particulier, cet effort pour soi qui reste le point de départ de toute création (littéraire ou pas), ne peut être qu’un point de départ et reste vain s’il ne s’intègre pas à une démarche plus vaste affectant la réalité tout entière. La première exigence du réalisme, le premier clivage qui permette de l’opposer au reste de littérature, est ainsi la volonté de la totalité.

[...] Le réalisme n’est pas un mot magique : il est un aboutissement ; toute situation décrite d’un bout à l’autre nous y mène ; il suffit de refuser les mythes, les explications trop faciles, les hasards, l’inexplicable.

Nous vivons dans un monde apparemment incompréhensible : l’idéologie bourgeoise brouille les pistes et mélange les cartes. Nous lisons des journaux qui mentent, nous voyons des films qui ne nous disent rien, nous lisons des livres qui nous cachent l’essentiel. Nous subissons les modes et d’abord celle du désespoir, qui se porte bien : on le retrouve à chaque pas, dans les vitrines, dans les objets, sur chaque toile, sous chaque son, sous chaque mot. Mais tout ceci n’est qu’apparence : nous n’avons pas à refléter l’image d’une société qui, parce qu’elle court à sa perte, veut entraîner l’homme dans sa chute ; nous avons à esquisser le bond en avant qui, déjà, se révèle sous cette chute, et qui l’accélère.

Georges Perec, Pour une littérature réaliste, avril 1962.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 février 2005
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