#été2023 #03 | comme je l’avais dit, Gertrude Stein

un cycle dédié à l’élaboration du roman


 

#03 | comme je l’avais dit, Gertrude Stein


« Comme je l’ai dit... », ou bien « Comme je l’avais dit... », y a-t-il cheville plus simple pour un inducteur d’écriture ?

C’est pourtant celle qui revient massivement chez la plus savante de tout son siècle, la plus audacieuse aussi, Gertrude Stein dans son Making of Americans.

Je résume la vidéo : Stein s’installe à Paris à 29 ans, en 1903, après des études psychologie puis de neurologie à Boston. Elle et son frère disposent de moyens confortables de vivre, que bientôt la revente de tableaux d’artistes encore inconnus mais de plus en plus célèbres de leur premier cercle, Picasso, Matisse et d’autres, viendra relayer.

Et pendant huit ans, de 1903 donc à 1911, elle s’attelle à un projet géant : « l’évolution d’une famille » (le sous-titre) en soi n’est pas révolutionnaire, mais le protocole d’écriture si — on présente, on creuse, on fouille un personnage, et tout d’abord le premier cercle de cette famille fictionnelle, les Hersland, mais on va, par glissement, présenter puis fouiller chaque personnage que celui dont on s’occupe connaît ou croise dans son premier cercle à lui. À terme (voir Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, ma trad et dossier liens complémentaires), le livre pourra englober la totalité des Américains sur Terre, justifiant son titre, celui du processus même d’écriture, dans son majestueux double sens : The making od Americans.

Tout le principe du grand livre de Gertrude Stein (un bon millier de pages, en trois grandes phases d’écriture) sera ce principe d’élargissement et de glissement. En prenant appui sur n’importe quel des personnages présentés, surgiront dans sa proximité immédiate, deux, trois voire quatre autres qui deviendront aussitôt ce même appui nouveau, et ainsi de suite.

Pour nous, travaillant sur la question du roman, c’est décisif : comme pour chaque point que nous désignerons, les contre-exemples sont légion, mais même pour les récits les plus économes en personnage, cette question de convocation et d’appel à une pluralité de personnage est décisive : Bartleby est ce personnage-phrase, qui s’en tient à son I would prefer not to, et de plus en plus immobile, à jeun, disparaissant. Mais autour de lui le narrateur, qui est aussi le patron du bureau, puis les deux copistes, puis le petit coursier et ses gâteaux aux gingembres, puis l’avocat qui reprendra le bureau après la fuite, puis le gardien de l’asile des nécessiteux, là où finira Bartleby. Donc au moins déjà sept personnages...

Rien donc qui vous contraigne : mais même dans Le puits et le pendule d’Edgar Poe, il y a des personnages qui surviennent. Alors si vous relisez n’importe quel début des romans de Dostoievski, ou d’Agatha Christie...

Donc l’enjeu pour nous : faire exister non pas un personnage, mais se donner comme objectif d’en faire naître, par et dans le même texte, une suite de personnages. Gertrude Stein prend son temps : dans les trois extraits que je vous propose (attention, traducteur automatique DeepL avec AI, non vérifié), la confrontation puis le passage de Mary Maxworthing à Mabel Linker, il lui faut quarante pages... Nous, il s’agit d’un atelier ponctuel et non pas de huit ans de travail. Mais bien penser, même si c’est en une page que vous faites surgir un personnage du précédent, que potentiellement le livre de mille pages en est déjà l’ombre potentiellement projetée...

Et qu’il nous faut un point de départ. Eh bien, on ne l’a pas ? C’était exactement l’enjeu de la proposition #02 : ah oui, on traversait un lieu. Mais le lieu n’était pas la finalité du texte. La #02, c’était s’ancrer dans un lieu jusqu’à découvrir (et c’était explicite dans les exemples de Balzac convoqués, ou l’extrait de Jane Sautière) qu’un personnage est déjà là, dans un temps comme suspendu, et que soudain voilà, c’est ce personnage qui prend le relais.

Nous, c’est ce déjà qui va devenir la clé de tout. Reprenez votre contribution #02. Isolez le personnage, celui qui est déjà là, à la fin de la #02. Et, puisqu’il est déjà là, même si vous en connaissez bien peu, tellement peu (mais c’est cela, l’enjeu de la fiction, et qui fait de notre cycle un travail du roman), c’est là que vous l’appliquerez, littéralement, humblement, la haute cheville inductrice de Gertrude Stein : « Comme je l’ai dit... » ou bien « Comme je l’avais dit... » Qui, je ? Mais, dans la #01, est-ce qu’on ne l’a pas construit cet écrivain ou cette écrivaine précisément installé·e à sa table à écrire ? Juste pour la cohérence et la boussole (que voulez-vous, c’est comme pour Christophe Colomb : le but ne se révèle que rétrospectivement, et encore, pas forcément du tout où on avait prévu qu’il soit...), mais sans y accorder plus d’importance que cela pour l’instant — sinon que, dans son Making of Americans, la voix narrative de Gertrude Stein est une nappe qui enracine totalement l’ensemble et lui donne son fondement (voir les quelques lignes de son intro en tout début de l’extrait).

Alors, la consigne ? Elle est claire, non ? On reprend le personnage ébauché à la toute fin de la #02, à peine sorti des limbes et de l’opaque, mais on commence par écrire : « Comme je l’ai dit... » ou bien « Comme je l’avais dit... » et c’est ce personnage-là qu’on fouille. Alors la question vient implicitement : quelles sont les quatre personnes les plus immédiatement en lien avec ce personnage ? Et là, on a le défi de Gertrude Stein : le principe d’expansion d’un livre impossible, mais, à quelque endroit qu’on ouvre, qu’on identifie comme tel, et qui continue de se propager de personnage à personnage.

Donc un « incrément » quatre : un personnage en connaît quatre autres, on prend chacun des quatre et on en trouve quatre autres, ce qui fait d’ailleurs qu’on recroisera certains des personnages déjà évoqués etc.

Mais nous, ici, aujourd’hui, un incrément unique : ce personnage que vous creusez et fouillez (et n’hésitez pas à vous confier à l’incroyable écriture de Gertrude Stein pour les répétitions, assonances, remâchements, boucles...), quel autre personnage peut directement surgir à la frontière, au bord de votre texte ? Alors on suit ce deuxième personnage et on recommence. Vous sauriez faire cela trois fois ?

Alors, pour vous consoler : terminé en 1911, c’est en 1924 seulement que Gertrude Stein verra paraître un fragment de son livre en revue. En 1925, qu’un éditeur courageux en tirera 500 exemplaires. Un ami à elle, nommé Hugnet, en propose une sorte d’éclatement-poème en français, à partir d’un passage ultra-bref. En 1934, des gens de son cercle mondain en publieront en français une adaptation simplifiée, là aussi, sur un seul passage, voir le dossier liens complémentaires (sur Patreon toujours). Le livre reparaîtra aux USA... en 1966, encore est-ce chez un éditeur marginal (Something Else Press) et en 1995 l’édition posthume définitive. Voyez celle que j’ai entre les mains : merci à L.L. de me l’avoir dénichée en brocante, l’université d’Edimbourg s’en est glorieusement débarrassée comme inutile.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 juin 2023
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