#été2023 #06 | parlons argent (et Emmanuelle Pireyre)

un cycle sur les outils d’élaboration et d’invention du roman


 

#06 | parlons argent (et Emmanuelle Pireyre)


Un ancrage Balzac pour ce cycle ? On s’y tient.

La révolution majeure de Balzac (une des...) c’est de renverser toute conception réaliste de la fiction devant le monde. Le réel dont on traite, c’est indistinctement la part visible, et les forces abstraites qui agissent les personnages, la ville, l’ensemble de leurs relations, l’évolution même du monde.

Si Balzac y est contraint, c’est probablement en partie pour la reformation lourde et chaotique de la société après le double coup de butoir et les renversements de la décennie révolutionnaire, puis de l’ère napoléonienne (parfois au plus direct, comme dans Adieu ou Chabert). Mais, indissociablement, de l’essor et de la recomposition d’une bourgeoisie structurée par la banque et l’argent.

Ces fonctionnements, théoriquement et socialement, nous sont désormais connus : Marx a établi tout le socle principal de son oeuvre sur ce principe de circulation et accroissement du capital indépendamment de ses usages mêmes, et comment par induction cette circulation, ô livre 51, structure exploitation et constitution en classes.

Ces principes de fonctionnement souterrains valent aussi pour l’idée même de propriété, de grands romans la cherchent dans l’hérédité, d’autres dans l’obsession ou l’aliénation religieuse. Un livre de si haute magie que le Prophète de Khalil Gibran en faite comme une sorte d’inventaire poétique.

La littérature robinet d’eau tiède (l’expression est de Flaubert, qui avait bien compris tout ça) ne s’en est jamais dérangée pour autant, et a inventé autant d’étiquettes d’exclusion, roman engagé, roman social, que l’exigeait sa tranquillité marchande. Ce n’est pas de ça dont nous allons nous saisir aujourd’hui.

Ce préambule juste pour l’affirmer : ce dont nous allons nous saisir, c’est d’un de ces champs invisibles qui traversent les personnages ou leur contexte, et en faire la matière principale du récit, le temps de cette proposition. Et ce sera cela notre « parlons argent ».

Chez Balzac, la frontière est impalpable : certains de ses récits (qui ne s’intitulent jamais « roman » mais études sociales, philosophiques, scènes de la vie privée, etc.) sont directement articulés sur des manipulations liées à l’argent : La maison Nucingen, le si beau L’interdiction, ou Gobseck, mais dans chaque tentative le soubassement abstrait de l’argent agit indissolublement du récit principal, que celui-ci en soit fondé ou pas. En rendant cette frontière poreuse, on déplace notre propre champ d’écriture. Zola (L’argent n’est pas le meilleur exemple) restera plus cloisonné, mais son fantasme cognitif (de Germinal à La bête humaine et tant d’autres) s’établit sur ce même rouage de porosité.

La, le, les personnage·s vous en disposez déjà, on s’en saisit à la pipette, on le dépose sur la paillasse du laboratoire. Si c’est une rue, une maison, une famille, pareil — et prenez le temps d’un petit parcours intérieur de votre bibliothèque intime, vous retrouverez facilement des exemples.

Alors, ce personnage, ou ce que vous avez décidé de poser devant vous dans votre laboratoire, allez-y gaiment. L’argent. Les salaires, les fins de mois, les inquiétudes, les souvenirs, les gaspillages, les déconvenues. Et puis tous ces fonctionnements a priori (a priori seulement) dans un écart des territoires littéraires : les crédits, l’épargne, le souci, les petites spéculations, l’achat voiture ou maison, la tire-lire et les pièces jaunes, ce qu’on a donné et ce qu’on a volé, nos politesses liées aux transactions liste non limitative. La main tendue de qui n’a rien (sinon quand même un chien et un téléphone portable).

Et pourtant, que les ressources d’appui sont rares : il y a ce magnifique texte de Tarkos dont le titre est précisément L’argent, voir extrait. J’ai préféré rouvrir Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre, dont le premier texte est précisément sur la finance. Attention : dans son livre, le jeu qui s’établit d’une parabole à circulation mondiale met au premier plan les traders et autres perversions boursières, tandis que pour votre personnage, on restera plus au ras des pâquerettes : le porte-monnaie, la carte de crédit qui, un temps, se glissait dans l’étui du téléphone alors que maintenant c’est le téléphone qui paye, les distributeurs de billets, le petit carnet où ma défunte grand-mère notait avec la date les moindres dépenses, les périodes fastes et celles du contraire — on va, nous, travailler, sur un portrait de notre personnage avec uniquement le vocabulaire de l’argent.

Et c’est bien ce qu’on doit à Emmanuelle Pireyre, que ces fonctionnements décrits ou inventés (Chimère) avec le vocabulaire et les techniques de l’enquête reconduisent à la tâche centrale du roman comme fiction.

À vous, et donc, si possible, gaiment !

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 juillet 2023
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